L’histoire des droites au XIXe siècle

Lorsqu’on regarde aujourd’hui le paysage politique français, on ne peut qu’être marqué par son pluralisme et ses multiples lignes de fracture, tant idéologiques que sociologiques, institutionnelles, dans la conception des services publics, etc. Les onze groupes politiques de l’Assemblée nationale issue des élections législatives de 2024, un chiffre record depuis la naissance de la Ve République. Parmi ces groupes, quatre peuvent être rattachés à la gauche, trois au centre, et quatre à la droite – de façon ici assez arbitraire, surtout pour les frontières assez poreuses entre le centre et la droite, et notamment pour le groupe Ensemble qui forme le gros de l’ancienne majorité présidentielle.

Afin de mieux comprendre les rapports actuels entre les différents groupes ayant intégré le socle commun à l’Assemblée nationale, ainsi que la stratégie gouvernementale requérant la tolérance du Rassemblement nationale, nous reviendrons dans cet article sur l’histoire des droites en France au XIXe siècle, par le biais de deux ouvrages : la synthèse classique de René Rémond Les Droites en France1, et la synthèse la plus récente sur le sujet : Histoire des droites en France, par Gilles Richard2.

Introduction

Face au contexte actuel remettant en cause le clivage historique gauche-droite, tant en raison du déclin électoral de la gauche que de la politique néolibérale menée sous François Hollande (notamment la loi Travail de 2016), Gilles Richard estime nécessaire une recontextualisation historique des droites pour mieux éclairer la situation : alors que la droite semble devenue hégémonique, les connaissances académiques sur ce sujet semblent encore lacunaires. En outre, le renouveau de l’histoire politique dans les années 1980 s’est principalement faite autour de l’histoire culturelle, notamment avec Les Cultures politiques en France dirigé par Serge Berstein. Sa synthèse est la troisième de grande ampleur, après celles de René Rémond et de Jean-François Sirinelli, et elle a donc pour objectif de mettre à jour ce que nous savons des droites et de leur histoire, en se focalisant sur les partis politiques plutôt que sur les cultures politiques. Il s’agit d’un ouvrage sur la politique, qu’il définit « comme la sphère spécifique des activités humaines qui, partant des besoins, des aspirations, des craintes, des rêves, en un mot des intérêts, dans tous les sens du terme, des individus, les transforme en projets collectifs et en enjeux de pouvoir à l’échelle de la société dans laquelle les individus concernés sont, par nécessité, immergés. » .

Qu’est-ce que la droite, qu’est-ce qui la distingue de la gauche ? Jusqu’en 2012 inclus, un candidat de gauche affronte toujours un candidat de droite au second tour des élections présidentielles, excepté en 1969 et en 2002. En 2012 encore, les programmes des deux candidats, François Hollande et Nicolas Sarkozy, relèvent de théories politiques différentes : l’augmentation des impôts s’oppose à leur réduction, le droit de vote pour les étrangers aux élections municipales à l’expulsion des sans papiers, la création de postes de fonctionnaires à leur suppression… Une fois au pouvoir, les différences ne semblent pourtant pas si claires.

Les origines du clivage nous permettent de mieux le comprendre, mais aussi nous apprennent la nécessité de le renouveler : historiquement, la droite correspond aux députés soutenant le droit de veto du roi en 1789, et la gauche à ceux qui s’y opposaient, autrement dit la droite était le camp des opposants à la souveraineté populaire. Or, ce principe n’est plus aujourd’hui contesté par aucun parti : la droite et la gauche ne sont pas éternelles dans ce qui les caractérise, et elles sont donc plurielles.

René Rémond s’interroge par exemple sur le nombre de forces s’affrontant dans la compétition politique, et ce que recouvrent les termes de droite et de gauche : elles « ne sont pas des données immédiates de l’observation qui s’imposeraient avec la force de l’évidence » , étant plutôt des « constructions de l’esprit » , alors même que cette division est devenue « l’axiome premier de toute analyse de la politique en France » . Pour Rémond, le problème réside dans la démarche : pour définir la droite, ou la gauche, il serait nécessaire de partir de l’observation du champ politique, mais pour cela, il faudrait déjà avoir des éléments de définition, reposant sur davantage que les déclarations des élus, Rémond notant que « la politique est, on le sait, le domaine par élection des apparences trompeuses et des illusions entretenues » , d’autant plus que peu de formations parlementaires, à son époque, osent se nommer de droite (ce qui est moins le cas aujourd’hui) depuis le début du XXe siècle, certaines se déclarant même de gauche alors qu’elles ne l’étaient pas, du fait d’une « valorisation de la gauche » (comme le Rassemblement des Gauches Républicaines, ou RGR, sous la IVe République, qui affrontent en réalité la politique socio-économique de gauche du tripartisme au gouvernement).

Notant que la division dualiste en politique est contestée, et qu’en fonction du nombre de forces politiques que l’on dénombre, la définition de la droite s’en retrouve modifiée, Rémond

Contrairement à René Rémond qui classifiait les droites en trois traditions historiques (orléanisme, légitimisme et bonapartisme) et rattachait les partis actuels à celles-ci, Gilles Richard considère qu’il n’est pas pertinent de toujours rechercher une continuité entre le passé et le présent. L’histoire des familles politiques en France (une quinzaine selon l’auteur : les légitimistes, les républicains, les orléanistes, les bonapartistes, les libéraux, les radicaux, les socialistes, les nationalistes, les démocrates-chrétiens, les anarchistes, les communistes, les agrariens, les gaullistes et les écologistes) est en effet issue de recompositions permanentes.

L’existence de cette multitude de familles se concilie avec l’existence de trois questions centrales successives de la vie politique. La première, posée par les républicains, est celle de l’opposition entre souveraineté populaire et pouvoir personnel, considérée comme l’enjeu décisif, celui qui permettrait de résoudre les autres problèmes, comme la question de la propriété, des libertés, de la politique étrangère… La République s’impose finalement en 1905 avec la séparation entre l’Église et l’État. La deuxième question centrale opposant les droites et les gauches, posée par le mouvement ouvrier, est celle de la politique sociale : la République libérale est contestée par les partisans de la République sociale, qui prônent l’égalité dans le travail et une plus grande justice sociale. Depuis une quarantaine d’années, enfin, le nouveau clivage n’oppose plus la gauche à la droite, mais deux familles de droite : les libéraux et les nationalistes, sur la question nationale.

Ainsi, après avoir été sur la défensive pendant près de deux siècles, les droites imposent leur propre clivage et s’imposent, à partir des années 1970 et 1980. Les autres questions agitant la vie politique (par exemple les inégalités entre les hommes et les femmes, le changement climatique ou les rapports entre villes et campagnes) expliquent la diversité des familles politiques, et complètent la question centrale actuelle. La pluralité des familles politiques, et donc des droites, s’explique de cette façon.

Dans son ouvrage, Gilles Richard revient sur l’histoire des droites en quatre temps : les droites face à la République (1815-1914), les droites face à l’impasse du nationalisme (1914-1944), la rivalité entre gaullistes et libéraux (1944-1974) et l’opposition entre nationalistes et libéraux dans le contexte de l’intégration de la France dans l’Union européenne (de 1974 à nos jours). Je reprendrai cette base pour scinder cette série d’articles sur les droites en quatre parties, tout en opérant une synthèse entre cet ouvrage et celui de René Rémond.

Les droites face à la République

L’affrontement gauche-droite, au XIXe siècle, se poursuit sur la question de la souveraineté populaire : Clemenceau, en 1891, affirme encore que la Révolution n’est pas terminée, que les camps sont toujours les mêmes et que la lutte doit durer jusqu’à la victoire définitive. L’affaire Dreyfus s’inscrit pleinement dans ce cadre, opposant partisans de la démocratisation et défenseurs de l’armée considérée comme incarnant la nation ; de 1902 à 1905, l’abolition du Concordat oppose selon Clemenceau la France de Rome à la France de la Révolution. Cependant, à partir de la victoire définitive des républicains en 1879, la question sociale émerge peu à peu dans le camp républicain, avec l’essor du courant socialiste.

Ainsi, les droites s’intègrent peu à peu, avec douleur, dans la République, redéfinissant leurs contours, objectifs et modes d’organisation, modifiant la ligne de front avec les gauches, entre 1815 et 1905.

Les droites au pouvoir (1815-1870)

Le XIXe siècle fait écho à la Révolution : les dates (juillet 1789 et 1830, 2 décembre), les lieux (Paris, Versailles où s’installe l’Assemblée nationale monarchiste de 1871, la Vendée en 1832), les hommes (La Fayette retrouvant des fonctions officielles en 1830)… L’histoire est mise à contribution pour justifier les programmes politiques, et chacun se fait historien de la Révolution, notamment Thiers. Les arts aussi sont marqués par la Révolution. De 1815 à 1870 se rejouent les mêmes étapes : monarchie absolue renversée, tentative de monarchie censitaire, puis retour à l’ordre impérial. Rien n’était par avance écrit.

En 1815 s’affrontent quatre partis : les légitimistes soutenant l’Ancien Régime, les orléanistes préférant la monarchie censitaire, les bonapartistes défendant l’Empire, et les républicains réclamant le suffrage universel masculin et donc la souveraineté populaire. Le parti républicain était le plus faible, les trois autres étaient de droite et pensaient la souveraineté incarnée dans un homme. Ces trois droites avaient chacune des spécificités, et des façons différentes d’exercer le pouvoir.

Les légitimistes, nommés ultras en 1815, retrouvent le pouvoir après Waterloo, avec 90% des sièges à la Chambre des députés, en majorité pour des nobles de province, anciens émigrés. Ces ultras allaient jusqu’à rejeter la Charte, ce texte octroyé par le roi Louis XVIII qui limitait ses pouvoirs. Leur doctrine est celle du traditionalisme (que nous avons étudié dans un autre article), théorisé par Burke, Maistre et Bonald, qui rejettent en bloc la Révolution comme rompant l’ordre naturel par un vain volontarisme humain issu des Lumières et du rationalisme universaliste, préférant considérer la France comme un organisme vivant pluriséculaire.

Les ultras, plutôt que l’absolutisme vu comme l’ancêtre du centralisme napoléonien, idéalisent le Moyen Âge, l’art gothique, et le monde féodal décentralisant le pouvoir au sein de la noblesse de province. Ils défendent le modèle hiérarchique et patriarcal de la famille, pour une société inégalitaire, avec une solidarité reposant sur des droits et devoirs mutuels traditionnels, et non sur des principes abstraits. Ils abolissent ainsi le divorce en 1816, et veulent rétablir l’encadrement des individus par la famille, la paroisse, le métier et la province, contre l’individu-roi.

Ils perdent le pouvoir en 1830 lorsque Charles X, ancien chef du parti ultra, est renversé par une révolution après avoir tenté de revenir sur les droits octroyés par la Charte. Les légitimistes ne peuvent dès lors plus restaurer l’Ancien Régime, tant à cause de l’écart grandissant avec les aspirations de la société que de leur refus du compromis, dû à la rigidité de leurs valeurs. Leur influence persiste cependant durant le siècle, à travers leur journal La Gazette de France par exemple, ou leurs domaines campagnards, dans l’Ouest bocager, et dans un arc de la Franche-Comté à l’Aquitaine en passant par le Languedoc, la Provence et le Beaujolais. Ils y perdent lentement leur influence, du fait de l’exode rural et de la propagande républicaine.

Les orléanistes leur succèdent, héritiers du parti constitutionnel favorable à la Charte et opposé aux ultras. Caricaturés comme intéressés uniquement par l’argent et la réussite sociale, ils forment un parti dès les années 1820, avec Thiers, de Broglie, Constant ou encore Casimir-Perier, mais surtout Guizot, qui théorise la nécessité de confier le gouvernement du pays à ce qu’il appelle la classe moyenne, à la souveraineté de la raison (on retrouve ici le scientisme éclairé), ce qui impliquait la publicité des débats parlementaires, l’instruction, et la liberté de la presse, ainsi qu’une monarchie parlementaire censitaire réservant le pouvoir à ceux dotés de la fortune et de l’éducation, ayant les capacités de gouverner. Les orléanistes défendent une classe moyenne formée de propriétaires fonciers, de banquiers, d’industriels, de négociants, de juristes, de scientifiques et d’artistes dans le contexte du second décollage industriel du pays et de la conquête du second empire colonial débutée par la prise d’Alger en 1830. Libéraux, ils s’inscrivent dans la continuité de Montesquieu et de Voltaire, et de la première phase de la Révolution, défendant l’ordre social bourgeois sous Louis-Philippe de 1830 à 1848.

Le pouvoir s’effondre en 1848, une fois encore sur la question de la souveraineté populaire : le régime, en particulier Guizot et Louis-Philippe, refusaient tout élargissement de l’électorat, dans un contexte de crise économique depuis 1845. Initié par la gauche orléaniste souhaitant simplement élargir l’électorat, le mouvement se radicalise avec les classes populaires et les républicains, menant à la chute de la monarchie de Juillet. Les orléanistes n’abandonnent cependant pas la lutte et se reforment sous l’égide de Thiers, au sein du parti de l’ordre, qui rassemble orléanistes et légitimistes, soutenant Louis-Napoléon Bonaparte aux élections présidentielles de décembre en pensant qu’il laisserait les royalistes gouverner.

Ce ne fut pas le cas : du coup d’État de 1851 à 1870, le Second Empire fut l’ère de la droite bonapartiste. Malgré la légende napoléonienne, le parti bonapartiste était resté diffus et ambigu, avec un programme parfois plus sentimental, attaché au drapeau, que politique. L’héritier et chef du parti était en exil en 1848, il n’existait aucune structure nationale pour les bonapartistes, qui s’insèrent dans le parti de l’ordre, apportant le nom de Bonaparte qui permet à Louis-Napoléon une victoire facile, étant élu président. Nommant un gouvernement monarchiste, il marque cependant de plus en plus son indépendance, profitant des divisions entre légitimistes et orléanistes autour du comte de Chambord, prétendant au trône. Échouant à réviser la Constitution pour pouvoir se représenter, Bonaparte opère un coup d’État dans l’objectif affirmé de rétablir le suffrage universel, avant de rétablir l’Empire le 2 décembre 1852. Sans doctrine claire, le parti se réfère constamment à Napoléon Ier, souhaitant revenir à 1799 pour y terminer la Révolution, mais rétablissant aussi le suffrage universel masculin, dans un projet novateur, souhaitant satisfaire les besoins du peuple par la prospérité et l’expansion industrielle, en coopérant avec les grands milieux d’affaires. C’est donc une époque d’industrialisation soutenue, accélérant les changements économiques. Les Français se politisent de plus en plus, réagissant fortement contre la réduction du suffrage en 1850. Le bonapartisme s’adapte ainsi au droit de vote et au développement du monde industriel, par un despotisme éclairé. Le régime consolide le droit de vote avec le vote dans la commune au lieu du canton, et le scrutin uninominal majoritaire à deux tours. Mais les résultats peuvent être truqués, les urnes bourrés, et les journaux censurés.

Le régime s’effondre à la capture de l’empereur le 2 septembre 1870 à Sedan, lors de la guerre franco-prussienne. Cette fois, c’est la République qui est proclamée le 4 septembre : les trois partis de droite ont tous été défaits, seul le parti républicain demeure et peut fonder un régime durable, auquel les droites doivent s’adapter.

La défaite des droites face aux républicains (1870-1885)

Comme en 1848, les républicains commencent par prendre l’ascendant : Gambetta proclame la République le 4 septembre, et un gouvernement provisoire est nommé. Mais l’assemblée constituante élue en 1871, après l’armistice, est en majorité monarchiste. Les droites échouent cependant à garder le pouvoir et à restaurer la monarchie. Thiers, désigné chef de l’exécutif de la République française, veut en priorité faire cesser le conflit, obtenir l’évacuation des troupes étrangères et rétablir la vie économique. Il scelle le « pacte de Bordeaux » dans un discours affirmant que le choix du régime devra attendre la reconstruction de l’unité nationale.

Les monarchistes, élus pour ramener la paix, échouent à trancher la question du régime, à cause du comte de Chambord attaché au programme ultraciste et au drapeau blanc. Une partie des légitimistes, menée par Falloux, soutiennent plutôt le drapeau tricolore, comme les orléanistes, et reconnaissent qu’un véritable retour à l’Ancien Régime est impossible. Thiers veut clore le cycle révolutionnaire et inclure les républicains modérés en leur concédant le suffrage universel masculin, tout en l’encadrant, afin d’obtenir une majorité de gouvernement stable. Les républicains progressant au fil des élections, les orléanistes abandonnent Thiers qui est remplacé par le légitimiste Mac-Mahon, qui veut faire de l’Église un rempart contre l’anarchie, notamment par la construction de la basilique du Sacré-Cœur, prévue par une loi de 1873. Malgré de nombreuses lois réactionnaires, notamment contre la presse républicaine, les monarchistes ne parviennent pas à s’unir en raison de l’intransigeance du comte de Chambord. Les orléanistes, découragés, se rallient progressivement à la République, et votent de plus en plus avec les républicains des lois cimentant la Constitution de la IIIe République, notamment « l’amendement Wallon » prévoyant l’élection du président par le Sénat et la Chambre des députés, au cours de l’année 1875.

Le parti républicain était en effet devenu le plus organisé, avec des groupes dans les assemblés, des journaux, des structures, concourant à la politisation croissante de la société et à la transformation des sujets en citoyen, enracinant le vote, et le multipartisme. Une conception critique de la raison et du savoir, et des droits d’expression sont mis en place, avec une reconnaissance politique élargie, au moins pour les hommes de 21 ans et plus. Les droites sont les principales victimes de cette politisation, puisque cette dernière s’oppose directement à la limitation du droit de vote, à l’Ancien Régime ou à la dictature d’un seul. Incapables de s’entendre en raison de l’incompatibilité de leurs visions du monde, les droites ne peuvent s’unir. Thiers réalise en effet le caractère irrévocable de la Révolution, et il se rapproche des républicains jusqu’à sa mort en 1877. Les républicains, quant à eux, étendent progressivement leur influence : des seules villes en 1820 (échoppe, boutique, petits propriétaires, compagnons) aux ouvriers, puis lentement à la petite paysannerie et à une fraction de la grande bourgeoisie. Il ne s’agit plus seulement d’un parti des classes populaires urbaines. Dans le même temps, les républicains renoncent à la violence au profit du combat électoral, dès 1849, après des décennies d’émeutes et d’attentats. Gambetta cristallise ces deux évolutions en stratégie politique, avec le journal La République française publié à partir de 1871, puis un programme clair luttant contre le pouvoir personnel et le cléricalisme à partir de la crise de mai 1877. Il amalgame les droites et contribue ainsi à les vaincre.

Les droites obtiennent cependant 201 sièges aux élections de 1885, contre 371 pour les gauches, mais elles se divisent à nouveau en trois groupes : l’Union des droites (avec la moitié des élus), l’Union royaliste (une soixantaine de monarchistes) et l’Appel au peuple (une trentaine de bonapartistes). Les bonapartistes sont cependant en perte de vitesse, surtout depuis la mort en exil du prince Eugène en 1879 : seuls quelques départements ruraux les soutiennent, et ils ne doivent leurs sièges qu’à des alliances avec les autres droites. Le parti se dilue progressivement dans les droites. Les royalistes se portent mieux, sous l’égide du comte de Paris, petit-fils de Louis-Philippe, après la mort du comte de Chambord en 1883. Mais ils restent divisés en deux groupes à l’Assemblée, leur presse décline, et ils traversent de nombreux conflits internes entre secrétaires du parti et présidents de comité. Entrés dans un déclin irréversible, ils se résignent peu à peu à défendre l’Église plutôt qu’une restauration, d’autant plus que l’aristocratie légitimiste soutient sans enthousiasme le prétendant d’Orléans, et que les orléanistes de Centre gauche, anciens soutiens de Thiers, ont rejoint les républicains dans l’Union des gauches à partir de 1885, avec les gambettistes et les ferrystes.

La République, par sa modération sociale et sa politique d’affaires, rallie des monarchistes et bonapartistes, se faisant libérale plus que radicale. Il s’agissait de la République des « opportunistes » selon Clemenceau : ignorant la question sociale, éloignée du modèle républicain primitif avec assemblée unique sans chef de l’État et avec mandat impératif, elle maintient aussi le Concordat, tandis que la Revanche est retardée au profit de la colonisation menée par Ferry et Gambetta. Les républicains se divisent donc : les républicains radicaux, menés par Clemenceau, fondent un groupe séparé en 1880, et font jeu égal avec l’Union des gauches. Les lignes de clivage politique sont modifiées : la nouvelle question posée est celle de la République souhaitée par les citoyens, en fonction de s’ils souhaitent aller plus loin ou non.

Boulangisme, Ralliement et « esprit nouveau » (1885-1898)

Les droites doivent donc se transformer pour s’adapter à la République. C’est au parlementarisme qu’elles s’attaquent, aux spéculations, au trafic d’influence, à la corruption dénoncée notamment par Maupassant dans Bel-Ami. C’est dans ce contexte que la crise boulangiste éclate en 1887, comme l’appel au « Ralliement » par le pape Léon XIII en 1892. Le général Boulanger, ministre de la Guerre à partir de 1886, devient très populaire en améliorant la vie quotidienne des soldats et en préparant une loi ramenant le service militaire à trois ans pour tous, sans exemption. Lors d’un incident diplomatique avec l’Allemagne en 1887, il adopte une posture revancharde, et est évincé du nouveau gouvernement. Il profite du scandale des décorations à l’automne 1887 (le gendre du président utilisant sa position pour attribuer la Légion d’honneur à ses amis) pour lancer son mouvement, contre le ferrysme, avec le soutien de l’échoppe et de la boutique, des ouvriers, des petits fonctionnaires et des cheminots, haïssant tous les opportunistes et venant du parti radical.

D’autres forces d’opposition en profitent : les monarchistes et les bonapartistes pour déstabiliser le régime, les blanquistes insatisfaits de la modération du régime, et la Ligue des patriotes présidée par Paul Déroulède qui veut réviser le régime parlementaire pour revenir sur le traité de Francfort. Un Comité républicain national est donc constitué autour de Boulanger en 1888, venant de tous les bords politiques, unis par l’antiparlementarisme, mais avec des visions très divergentes. Après un triomphe électoral aux élections législatives partielles de 1889, le mouvement se délite la même année, notamment avec des poursuites judiciaires contre Boulanger, qui s’exile, alors que le CRN est paralysé par ses dissensions et son absence de programme, résumé par le vague triptyque « Dissolution-Constituante-Révision » . La République triomphe rapidement lors des élections suivantes, avec 4,5 millions de suffrages contre moins de trois millions pour les royalistes et bonapartistes, et 700 000 pour les boulangistes.

Le pape Léon XIII comprend alors que la République est pérenne et veut se réconcilier avec la France, qui fournissait par ailleurs les deux tiers des missionnaires catholiques. Il incite l’archevêque d’Alger, Mgr Charles Lavigerie, à le soutenir, mais les deux tiers des évêques refusent d’accepter le régime, menés par l’archevêque de Paris et cardinal François-Marie Richard de La Vergne. Léon XIII s’engage alors personnellement et appelle l’Église de France, ultramontaine, à soutenir le Ralliement aux institutions républicaines, sans accepter la législation laïque. La masse du clergé et des notables, cependant, ne le suit pas. Il ne se décourage pas et s’implique dans la question sociale, avec l’encyclique Rerum novarum de 1891, pour s’opposer au libéralisme économique et prôner une moralisation de l’ordre économique, contre le désir excessif de richesses et avec un salaire convenable. En 1893, les droites n’obtiennent qu’1,5 million de voix. Les catholiques se divisent entre partisans de la défense religieuse et des dynasties déchues, partisans d’une République conservatrice maintenant le Concordat, et les partisans d’un catholicisme social, à la suite de Léon XIII.

A gauche, le mouvement ouvrier, malgré ses divisions entre guesdistes, possibilistes, blanquistes et anarchistes, se radicalise, et devient pour les républicains opportunistes la principale menace pour l’ordre social. Les candidats socialistes obtiennent ainsi 600 000 voix en 1893, quatre fois plus qu’en 1889, avec 50 députés. La question ouvrière s’impose dès 1892, avec la grève des mineurs de Carmaux. Jean Jaurès, passé de l’opportunisme au socialisme, émerge à cette occasion, illustrant la radicalisation d’une partie des républicains. Il mène dès lors la lutte pour que les salariés aient une part dans la conduite des entreprises, objectif de la République sociale. Dans ce même contexte, certains anarchistes provoquent des attentats, en particulier l’assassinat du président Sadi Carnot en 1894. Les opportunistes, dès lors, notamment les ferrystes, historiquement alliés aux radicaux, font le choix de s’allier aux catholiques ralliés au régime, le clivage étant désormais plutôt celui de la question sociale. Ils sont désormais appelés les progressistes. C’est ainsi que naît le gouvernement Dupuy en avril 1893, qui approuve le Ralliement et fait fermer la Bourse du travail de Paris le 1er mai. L’opportuniste Eugène Spuller appelle à un « esprit nouveau » et à l’alliance avec les ralliés : une tolérance religieuse, avec des accommodements tels qu’un ralentissement de la laïcisation des écoles de filles.

Méline, porte-parole du mouvement protectionniste à partir de 1892, forme un gouvernement en 1896, et récuse l’anticléricalisme des radicaux. En 1898, un ordre du jour de confiance est adopté : les progressistes, ralliés et conservateurs le soutiennent, contre les radicaux et les socialistes. La République méliniste s’inscrit dans le ferrysme : une garantie de l’ordre social, même contre les libertés (avec les lois « scélérates » entre décembre 1893 et juillet 1894 contre les attentats, interdisant par exemple toute propagande anarchiste). Le monde des affaires est donc satisfait, alors que les conquêtes coloniales s’accélèrent, la République renouant avec la gloire napoléonienne.

La République conservatrice semble advenue, avec un conservatisme social, de l’affairisme, un protectionnisme douanier, l’exportation des capitaux et le colonialisme : il s’agit du programme d’une droite libérale modérée, issue de Thiers, Ferry, Gambetta et des catholiques ralliés, mettant un terme aux prétentions légitimistes, orléanistes et bonapartistes.

L’union des droites, fondée sur la lutte contre les revendications ouvrières, n’allait cependant pas durer, dans le contexte de l’affaire Dreyfus dès 1897 et 1898.

L’impossible naissance d’un grand parti républicain libéral modéré (1898-1906)

Le gouvernement Méline, dans sa stratégie d’ouverture vers les conservateurs, ménage les antidreyfusards, qui poursuivent leur essor après les élections de mai 1898, aux résultats mitigés pour les progressistes. Certains républicains modérés, en juin 1899, font sécession contre la stratégie de Méline : Waldeck-Rousseau prend la tête d’une majorité de « défense républicaine » , avec le socialiste Millerand au gouvernement, dans l’objectif de réviser le procès Dreyfus et d’endiguer la réaction, politique poursuivie par le gouvernement de Combes (le « Bloc des Gauches » à partir de 1902.

L’affaire Dreyfus, s’ouvrant en 1897 par la contre-enquête du Figaro après le procès de 1894 ayant vu la condamnation de Dreyfus pour espionnage, oppose dreyfusards et antidreyfusards, au sein desquels on trouve des antisémites, des catholiques hostiles au Ralliement, et les nationalistes menés par Déroulède, tous associés au reste des monarchistes, bonapartistes et boulangistes. Les Juifs sont jugés responsables des malheurs de l’époque par les antisémites, étant la figure du capitaliste exploiteur et cosmopolite, de l’étranger traître ; Drumont mène ce mouvement et prône l’élimination des Juifs pour ramener l’harmonie, à travers son journal La Libre Parole à partir de 1892. Drumont utilise donc l’Affaire pour relancer la campagne antisémite, dès 1894. Une Ligue antisémitique de France est ensuite fondée par Jules Guérin en 1897, sans atteindre plus de 3 000 membres, mais avec le soutien des monarchistes cherchant à faire tomber le régime. A la même époque, les dreyfusards veulent réviser le procès, et Zola écrit sa fameuse lettre ouverte, « J’accuse » , en janvier 1898, ce qui redonne en réaction de la vigueur à l’antisémitisme, menant à la création d’un groupe parlementaire antisémite en mai avec 23 députés, notamment Drumont, des monarchistes, radicaux, boulangistes… Mais aucun courant politique durable ne se constitue autour de l’antisémitisme.

Les catholiques eux aussi sont en majorité antidreyfusards, au sein de trois organisations politiques : la Fédération électorale catholique, le Comité Justice-Égalité (issu des Assomptionnistes, hostiles au Ralliement) et l’Union nationale. Ces structures utilisent l’affaire Dreyfus pour défendre l’armée et ses officiers catholiques, sa hiérarchie autoritaire. L’antisémitisme est utilisé au service du cléricalisme. Les résultats de ces organisations sont cependant médiocres lors des élections, et les ralliés prennent peu à peu l’ascendant à partir de 1900.

Les nationalistes, enfin, n’interviennent qu’en août 1898, au suicide du commandant Hubert Henry, l’auteur de fausses preuves incriminant Dreyfus : Déroulède rallie 20 000 adhérents à la Ligue des patriotes. Républicain et non antisémite, Déroulède veut cependant réviser la Constitution pour mettre en place un « plébiscite républicain » par l’élection du président au suffrage universel. D’autres nationalistes se réunissent au sein de la Ligue de la patrie française la même année, avec en son sein le nationaliste Barrès, proche de Déroulède. Ce dernier, saisissant la bride du cheval du général Roget, tente un coup d’État lors des obsèques du président Félix Faure en février 1899 en incitant le peuple et l’armée à marcher sur l’Élysée, mais c’est un échec complet.

Méline, échouant à obtenir une majorité stable en mai 1898 malgré son ouverture à droite, se retire en juin, précédant une série de gouvernements ne tenant que quelques mois : effrayés par l’armée, ils n’agissent pas, et c’est la magistrature (épurée en 1883) par le biais de la Cour de cassation qui intervient contre les militaires à la même époque. Leur complaisance ne fait qu’aliéner les modérés. Loubet, neutre sur l’Affaire, est élu président en février 1899, quelques mois avant l’annulation de juin du verdict du procès Dreyfus par la Cour de cassation : un monarchiste, en représailles, frappe Loubet avec sa canne le lendemain, avant que la police réprime brutalement une manifestation dreyfusarde, ce qui entraîne un ordre du jour de défiance et la démission du président du Conseil Dupuy, remplacé par Waldeck-Rousseau et son gouvernement de défense républicaine, marquant l’alliance d’une partie des progressistes avec les radicaux et socialistes : les républicains modérés en ont assez de la dérive autoritaire et cléricale du régime. Après un second procès qui voit cependant une nouvelle condamnation de Dreyfus en septembre, Loubet signe une grâce à la demande de Waldeck-Rousseau, qui fait adopter un projet de loi d’amnistie l’année suivante, ce qui marque la fin de l’Affaire.

Dans le même temps, la police arrête les antidreyfusards préparant un coup d’État en août 1899, marquant une répression des droites et de leur coalition hétérogène ; la congrégation des Assomptionnistes est dissoute en janvier 1900, Déroulède est condamné à dix ans de bannissement, et des dizaines d’officiers généraux sont mis à la retraite. En signe d’ouverture à la gauche, le socialiste Millerand est nommé ministre du Commerce, de l’Industrie et des PTT : c’est la rupture avec le mélinisme. La loi de 1901 sur les associations parachève le retour à l’ordre républicain par la simplification de la création d’associations de tous types, nouvelle étape de la démocratisation et de l’auto-organisation des citoyens. Cependant, le gouvernement ne met pas de politique sociale en place, ne remet pas en cause l’armée et ne rompt pas les liens avec l’Église, renouant avec le ferrysme. Un parti, l’Alliance républicaine démocratique, est formé dans cet esprit, mais aux élections de 1902, il n’obtient que 39 élus.

Ce sont en effet les radicaux qui obtiennent la victoire. Ils sont les plus rapides à s’organiser en parti dans la foulée de la loi de 1901, formant le Parti républicain radical et radical-socialiste, le plus dynamique des partis de gauche, prônant un impôt progressif sur le revenu et l’anticléricalisme pour achever la Révolution dans les campagnes et bourgs, où demeure l’influence du clergé et des grands propriétaires. Ils obtiennent plus de 230 députés, contre une quarantaine de socialistes et une quarantaine de waldeckistes, et le radical Combes obtient donc la présidence du Conseil, lançant une offensive contre les congrégations, n’en autorisant que cinq sur 134 et fermant les écoles des autres, avec une volonté provocatrice, rompant les relations diplomatiques avec le Vatican en 1904, et ouvrant la voie à la loi de 1905 sur l’abolition du Concordat. Trop zélé, Combes doit démissionner la même année, ayant fait ficher les officiers catholiques pour bloquer leur promotion, ce qui provoque un scandale.

Ainsi, le combisme réactive le clivage politique fondamental opposant droites et gauches autour du régime de la France, dans un contexte pluraliste partisan malgré cette binarité, et avec davantage de politisation des jeunes, femmes et ouvriers depuis l’Affaire. Les droites se recomposent : les plus extrêmes (Assomptionnistes, antisémites et monarchistes) sont marginalisées par Waldeck-Rousseau, mais d’autres émergent, notamment les ralliés, qui fondent l’Action libérale populaire (ALP) en 1901, souhaitant défendre le Concordat et une République ouverte ; elle est rejointe par l’Union nationale et le Comité Justice-Égalité. Légaliste, le mouvement se focalise sur l’anticollectivisme, et obtient 10% des voix dès 1902. Les mélinistes s’organisent ensuite en parti eux aussi, avec l’Alliance républicaine progressiste, mais d’autres mouvements sont fondés par les progressistes non waldeckistes. Ils fondent ainsi la Fédération républicaine en 1903, entre l’ALP (plus à droite) et l’ARD (plus à gauche), dans l’objectif de réunifier les modérés.

Ainsi, dès 1902, les droites obtiennent seulement 200 000 suffrages de moins que les gauches, sur dix millions d’électeurs. Les catholiques tiennent dans leur électorat une place prépondérante, et ce jusque dans les années 1970, d’autant plus avec le combisme qui cristallise le conflit entre la France cléricale et la France anticléricale, scindant la France en deux. Les droites parviennent tout comme les gauches à mobiliser leurs partisans à travers les ligues, par exemple avec la Ligue des femmes françaises qui lance une pétition en 1901 signée par 600 000 femmes pour défendre les congrégations. Elles sont divisées en trois partis : l’ARD, l’ALP et la FR, sans correspondre pour autant à la tripartition de René Rémond, d’autant plus que le nationalisme qui n’existait pas en 1815 émerge depuis une quinzaine d’années, sans rapport avec le bonapartisme.

Les droites contre la République sociale (1906-1914)

Après l’Affaire, les nationalistes (antisémites, monarchistes, bonapartistes, catholiques, certains républicains, socialistes et anarchistes antidreyfusards) ne sont toujours pas unis, malgré une conviction commune de la grandeur de la France qu’il faudrait défendre par l’union. Les cultures politiques restent distinctes, sans cohérence doctrinale. Maurras tente de fédérer les nationalistes, mais certains rejoignent l’ARD, l’ALP et surtout la FR ; cette division s’explique notamment par le nouveau clivage entre droites et gauches : la République sociale.

L’Affaire trouve une issue en 1906 : après la grâce de 1899, la Cour de cassation annule le verdict du procès de Rennes en 1906, et toutes les poursuites s’éteignent. L’un de ses principaux défenseurs, le général Picquart, devient ministre de la Guerre sous Clemenceau, nouveau président du Conseil. Ancien ministre de l’Intérieur, il avait été chargé d’appliquer la loi de 1905 en s’occupant de l’inventaire des biens d’Église, tâche qu’il remplit avec succès mais modération, pour apaiser les tensions. Il crée le ministère du Travail et de la Prévoyance sociale et y nomme le républicain socialiste Viviani (non membre de la SFIO), tandis que le ministre des Finances Caillaux a pour objectif de faire adopter l’impôt global progressif sur le revenu.

Cependant, le mouvement ouvrier se durcit à partir d’une explosion de gaz tuant 1 099 personnes dans une mine à Courrières en 1906, provoquant 8,5 millions de jours de grève au total, avec la journée de huit heures comme revendication, sous l’égide de la CGT, et par le moyen de la grève générale, alors que la SFIO (parti socialiste fondé après la loi de 1901) préfère la voie des élections : coordonner ces deux stratégies sera le grand défi du siècle pour le mouvement ouvrier. Le gouvernement réagit par la répression policière et militaire, provoquant la rupture avec la CGT dès 1908, Clemenceau étant accusé de tous les maux. Briand le remplace de 1909 à 1911 et préfère le compromis, faisant voter en 1910 une loi sur les retraites ouvrières et paysannes (à 65 ans, pour une espérance de vie de 49 ans), ce qui n’empêche pas la grève générale d’octobre, suivie par un décret gouvernemental de mobilisation des salariés des chemins de fer.

La démocratisation reste inachevée, par exemple avec une loi de 1912 imposant un « carnet anthropométrique d’identité » pour les Tziganes, le maintien des bagnes militaires et de la colonisation. Le mouvement ouvrier se renforce : la CGT groupe 120 000 salariés sur 600 000 syndiqués en 1901, 700 000 sur un million dix ans plus tard, tandis que la SFIO obtient 101 députés en 1914, derrière le parti radical. Dans ce contexte où les républicains modérés sont divisés par la question religieuse, les patrons forment une Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) en 1901, sous l’administration de Robert Pinot, premier grand lobbyiste professionnel en France (campagnes de presse et démarche personnelles auprès des élus).

Les nationalistes connaissent à cette époque des mutations : la revue de l’Action française, en réaction à l’arrêt de la Cour de cassation de 1899, est formée par des nationalistes, et Maurras y participe, après avoir collaboré à la Cocarde, journal de Barrès fondé après la crise boulangiste. La revue souhaite qu’un homme fort rénove la République, mais sous l’égide de Maurras, bascule peu à peu au monarchisme. La doctrine de Maurras, que nous avons étudiée dans l’article sur l’autoritarisme, est simple : la République serait le pire des régimes, en raison du principe électif, qui soumet les députés à toutes les pressions et les incite à tout faire pour être réélus. Quatre groupes sont ciblés : les Juifs, les francs-maçons, les protestants et les « métèques » , qui auraient confisqué le « pays légal » malgré le « pays réel » . Pour éviter la déconstruction et revenir à l’ordre et la grandeur, il faudrait donc restaurer la monarchie, pour rétablir les traditions, l’ordre religieux et social. Non totalitaire, Maurras veut que le roi possède l’autorité, mais que les Français gardent leurs libertés, avec un État n’envahissant pas toute la société. Les Français, au lieu d’être consultés sur des questions lointaines, devraient se focaliser sur leurs communautés naturelles (famille, paroisse, métier, province), et les Capétiens devraient s’occuper des grandes questions nationales, avec une vue d’ensemble. Ce maurrassisme, inspiré du positivisme, découle ainsi de l’ultracisme, contre la souveraineté populaire, la laïcité, et les droits universels des individus. La jeunesse lycéenne et étudiante parisienne est séduite par cette école politique exigeante intellectuellement, et tranchant avec la pratique politique du gouvernement. Cette jeunesse militante se saisit de Jeanne d’Arc, béatifiée en 1909 et considérée comme représentant le peuple français (catholique et royaliste), plutôt que « la Gueuse » Jeanne d’Arc. Hormis Paris et sa banlieue, les 200 sections et milliers d’adhérents se répartissent dans le Nord-Pas-de-Calais et la Provence, au sein des villes, profitant des relais de l’Église et de la montée des tensions avec l’Allemagne. Mais ce nationalisme intégral ne menace pas la République pour autant, incapable de trouver des moyens de restaurer la monarchie, et non rejoint par la majorité des nationalistes.

Les nationalistes ont en effet été dépassés par la force du mouvement ouvrier, qui impose la question sociale comme principale ligne de clivage, et contraignant les nationalistes à prendre position, en majorité pour la répression, au nom de l’ordre social : Galli, successeur de Déroulède à la Ligue de la patrie française, rejoint ainsi l’ARD en 1914, dans le sillage de nombreux nationalistes, malgré le « socialisme nationaliste » rêvé par Barrès en 1894-1895. Tandis que les nationalistes anticléricaux rejoignent l’ARD et les catholiques l’ALP, la majorité rejoint la FR, plus consensuelle sur la question religieuse. Barrès se rapproche même des progressistes, et siège comme non-inscrit en 1914. Tous les nationalistes soutiennent cependant la résistance aux grèves, pour l’unité de la nation contre l’Allemagne, s’alliant ainsi aux républicains modérés.

Après la vague de grève (1906-1910), une période de tensions s’ouvre en Europe à partir de 1911, notamment avec l’occupation française de Fez provoquant l’arrivée d’une canonnière allemande devant Agadir. La situation est résolue par le gouvernement Caillaux : en 1912, la France cède une partie de l’Afrique équatoriale et du Togo à l’Allemagne, contre une reconnaissance du protectorat français sur le Maroc. Mais les tensions demeurent, notamment avec les guerres balkaniques de 1912 à 1913, opposant notamment la Serbie soutenue par la Russie alliée à la France, à la Bulgarie soutenue par l’Allemagne. Berlin accroit son effort d’armement en 1913, et en réaction, les nationalistes et républicains modérés réclament de ramener le service militaire de deux à trois ans, après la réduction de 1905. Poincaré, vice-président de l’ARD puis nouveau chef du gouvernement depuis 1912, il profite de la campagne pour les trois ans pour rapprocher l’ARD et la FR et réunir les modérés fracturés depuis 1899, tout en s’éloignant des radicaux ; il est élu président en 1913, remplacé par Briand, puis par Barthou de l’ARD, incluant l’ancien méliniste Joseph Thierry de la FR. Les trois ans sont votés, contre la SFIO et la CGT : la majorité poincariste a triomphé, mais l’instabilité gouvernementale demeure.

Les radicaux reprennent donc l’ascendant, menés par Caillaux, hostile aux trois ans mais soutenant l’impôt progressif ; le radical Doumergue forme un gouvernement après le renversement de Barthou en décembre 1913. En 1914, les élections législatives donnent des résultats mitigés : la SFIO dépasse les 100 élus, les républicains socialistes ne sont que 23, 261 députés sont des radicaux. 15 députés sont des monarchistes ou des bonapartistes, une cinquantaine d’élus sont issus de l’ALP, 37 de la FR, mais l’ARD devenue PRD en 1911 obtient 103 élus. La coalition voulue par Poincaré n’advient pas, et c’est le républicain socialiste Viviani qui prend la tête du gouvernement en juin, parvenant à faire voter le projet d’impôt sur le revenu tout en renonçant à remettre en cause les trois ans, juste avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale.

Les droites en 1914

Depuis Waterloo, les droites ont changé. Elles étaient divisées entre légitimistes, orléanistes et bonapartistes ; ces courants ont exercé le pouvoir de 1815 à 1870, avec encore plus de 200 députés et 40% de l’électorat en 1885, mais 10% en 1902 et une cinquantaine de sièges, pour se réduire à moins de 20 en 1914. Les droites n’ont pas disparu pour autant : elles se sont transformées. Les monarchistes, réunis derrière le duc d’Orléans, connaissaient une succession d’échecs politiques et se décourageaient, entrant dans l’agonie. Les bonapartistes, malgré le renouveau de la légende napoléonienne, et le congrès de 1913, connaissent une irrémédiable débâcle électorale en 1913.

La droite connaît cependant un renouveau à travers les trois grands partis républicains modérés présentés plus tôt : l’Action libérale populaire (ALP), la Fédération républicaine (FR) et l’Alliance républicaine démocratique (ARD), rassemblant la grande majorité des électeurs de droite. Il faut aussi compter avec les nationalistes issus de la crise boulangistes, s’intégrant dans ces partis mais conservant par ailleurs une existence au sein de deux ligues : la Ligue des patriotes (Barrès à partir de 1914) fidèle à la République, et la Ligue d’action française (Maurras, plus dynamique) qui la rejette. Enfin, la démocratie chrétienne est issue de l’ALP et du Ralliement au début du siècle.

Les lignes de fracture ont changé avec l’industrialisation amorcée dès la monarchie de Juillet, tandis que la victoire du parti républicain n’est plus contestable, ce qui renouvelle les enjeux du débat politique. Les opportunistes et radicaux s’opposent d’abord que la laïcisation de la société, puis les socialistes posent la question sociale. Si les radicaux, soutenus par les petits propriétaires ruraux, ne se soucient pas de cette question malgré leur anticléricalisme, l’ARD est encore plus fermement opposée à la République sociale.

Si, en 1815, quatre options de régime sont possibles (Ancien Régime, monarchie à l’anglaise, bonapartisme ou République), seule la République demeure en 1914, et le système partisan se recompose donc dans ce cadre, les citoyens sont définitivement électeurs, avec des libertés publiques. Les droites, qui se sont adaptées pour ne pas disparaître, restent cependant minoritaires, le parti radical conservant la première place, jusqu’au début de la guerre qui modifie le rapport des forces politiques.

Nous verrons dans les articles suivantes l’histoire des droites à partir du début de la Première Guerre mondiale.

  1. RÉMOND René, Les Droites en France [1982], Paris, Aubier-Montaigne, 2016, 544 p. ↩︎
  2. RICHARD Gilles, Histoire des droites en France. De 1815 à nos jours, Paris, Perrin, 2023, 784 p. ↩︎

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