Le libéralisme tel qu’on l’entend historiquement est issu des XVIIe et XVIIIe siècles, à l’époque des philosophes Leibniz, Spinoza, Locke, puis des Lumières (Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot, D’Alembert…). Fondé sur la primauté de l’individu considéré comme un être autonome et responsable, considéré de façon abstraite en étant détaché de son milieu socio-culturel et de ses caractéristiques, digne de respect et capable d’initiative personnelle, et doté de libre arbitre, le libéralisme s’est principalement traduit en un libéralisme politique défendant les libertés individuelles contre la mainmise de l’État, et en un libéralisme économique considérant le droit de propriété comme sacré.
Comme nous l’avons vu, le libéralisme s’est historiquement construit contre l’absolutisme et le traditionalisme, avant de se transformer par la pratique du pouvoir en une forme de conservatisme social au fil du XIXe siècle. Il a ensuite connu de nombreux renouvellements, à travers le néolibéralisme (keynésien, ordo-libéral, et ultralibéral) dans la première moitié du XXe siècle.
Cependant, l’histoire du libéralisme ne s’arrête pas là : de nouvelles théories renouvelant la pensée libérale se sont développées, à travers un libéralisme contemporain que nous étudierons grâce à l’ouvrage La Théorie politique contemporaine1, déjà évoqué dans un précédent article définissant la théorie politique.

Les libéralismes contemporains
Le libéralisme de guerre froide : Aron, Berlin, Popper et Shklar
L’auteur considère qu’il existe trois versions du libéralisme contemporain : un libéralisme de résistance (au totalitarisme), un libéralisme de combat (radical pour les questions économiques) et un libéralisme hybride (encore plus radical). Le premier courant concerné est le « libéralisme de guerre froide » , entendu ainsi par opposition au totalitarisme, notamment communiste. Les penseurs principaux de ce courant sont Raymond Aron (1905-1983), Isaiah Berlin (1909-1997), Karl Popper (1902-1994) et Judith Shklar (1928-1992). Sceptique et prudent, le libéralisme de guerre froide se méfie des conceptions positives de la liberté et préfère éviter la violence par la reconnaissance des libertés politiques et la recherche d’un égalitarisme modéré. Critiquant le rationalisme dogmatique du totalitarisme et l’historicisme souvent associé, le libéralisme de résistance préfère le pluralisme et la prudence épistémologique.
Popper, philosophe des sciences, considère que les observations particulières ne peuvent mener à la théorisation (problème de l’induction), contrairement à ce que pensait David Hume (1711-1776) : la science, plutôt que d’établir des théories positives, devrait donc selon lui réfuter les théories erronées. Popper considère aussi que la validité de la scientificité d’une théorie n’est admissible que si cette théorie peut être testée (problème de la démarcation), ce qui n’est par exemple pas le cas du marxisme : il s’oppose cette fois à Kant (1724-1804). Pour Popper, les sciences progressent par réfutations successives : il s’oppose donc aux idéologies totalitaires, à leur vision historiciste (considérant possible de prédire l’avenir par déterminisme) et leur volonté de réorganisation radicale de l’ordre social, préférant quant à lui le rationalisme critique et une vision indéterministe de l’histoire. Aron a la même prudence épistémologique envers l’historicisme et l’idée de « lois du devenir de l’humanité » : indéterministe, il défend donc « une politique réformiste et anti-révolutionnaire », et la défense des valeurs les mieux ancrées.
Shklar présente elle-même un scepticisme radical, rejetant les grandes utopies collectives et leurs excès, le positivisme prétendant à l’objectivité et séparant le politique de la morale et du droit, et le jusnaturalisme qui relève selon elle d’un acte de foi autoritaire ignorant les conflits moraux : elle préfère au contraire une attitude critique, et un scepticisme politique, menant donc à la tolérance. Berlin, en conséquence, affirme irréductible le pluralisme des valeurs, alors que le totalitarisme suppose une unanimité sur les fins politiques – sauf que personne n’est « d’accord sur la finalité de l’existence » selon lui : le politique n’est pas qu’une simple technique. C’est pourquoi Popper ne souhaite qu’un « État protectionniste » protégeant simplement contre le crime, contrairement à un « État perfectionniste » qui serait une association prévenant le péché : pour que la société soit ouverte, l’État doit être indifférent à la morale privée.
Ce libéralisme de guerre froide est aussi un libéralisme négatif : en conséquence du scepticisme radical quant à la vérité en politique, l’autorité publique doit simplement « ne rien faire qui puisse heurter la libre poursuite des diverses conceptions de la vie bonne » . La liberté est alors simplement l’absence de coercition selon Berlin : il considère que la liberté politique est « l’espace à l’intérieur duquel un homme peut agir sans que d’autres l’en empêchent » , un espace d’indépendance, rattaché aux idées de Stuart Mill et des autres penseurs anglais. Moins l’État est puissant, plus cet espace est grand. Berlin ne croit pas en une conception positive de la liberté, qui « consiste à être son propre maître » : l’enjeu serait de déterminer qui gouverne l’individu, puis de faire de ce dernier la source des règles qui le contraignent, son propre législateur, en se scindant entre un « moi transcendant idéal » créant la loi et un « moi empirique » devant être régulé ; mais pour Berlin, cela mène au totalitarisme, avec un dirigeant contraignant les individus pour ce qu’il pense être leur bien. Le pluralisme nécessiterait donc une liberté négative.
Dans la même lignée, Popper veut un utilitarisme négatif cherchant à réduire les souffrances, à éliminer les maux tangibles, pas à maximiser le bonheur. En conséquence, il prône une démocratie également négative consistant en un « mode de destitution pacifique des dirigeants » : comme le processus scientifique, l’élection permettrait de tester des dirigeants, puis de les écarter s’ils font du mal – cette mise à l’écart étant pour Popper l’objectif des institutions politiques.
Shklar, en cohérence avec cette idée, considère que le libéralisme est issu des guerres de religion, en réponse à la cruauté et surtout à la peur : ce « libéralisme de la peur » , universel, serait simplement la conviction que chacun devrait pouvoir décider autant que possible comment mener sa vie, dans la mesure où il ne menace pas cette liberté chez les autres. Dans le contexte de l’essor des totalitarismes, Shklar actualise le libéralisme contre sa version jusnaturaliste (Locke) qui prône le respect d’un ordre moral préétabli, et sa version perfectionniste (Mill) visant le progrès moral et intellectuel. Au contraire, le libéralisme de la peur aurait pour objectif, non pas de faire advenir un meilleur futur, mais d’éviter que les horreurs du passé ne se répètent, étant pessimiste sur la nature humaine, et sur la possibilité d’une instruction éthique, préférant simplement éviter les abus potentiels de pouvoir pour limiter la peur. Elle s’oppose donc à l’idée d’obligation de loyauté, notamment envers l’État, ainsi qu’à l’idéal participatif qui ne correspond pas forcément aux véritables aspirations populaires.
Ce libéralisme de guerre froide est enfin politique et égalitariste : il n’entend pas seulement empêcher l’État d’abuser de son pouvoir, mais aussi répondre au paradoxe de la liberté présenté par Popper, selon lequel la liberté illimitée conduit à la domination des plus forts. Pour prévenir les rapports de domination privée entre les individus, l’État devrait donc garantir les libertés politiques et redistribuer les richesses.
Ils veulent donc, y compris Berlin, réconcilier liberté négative et liberté positive pour éviter l’autocratie : dans la lignée de Constant, il défend donc un gouvernement démocratique. Shklar, même si elle se méfie aussi de la liberté positive, reconnaît l’insuffisance de la liberté négative, et souhaite une volonté politique reconnaissant un statut juridique et des droits, afin de défendre les victimes, souvent issues de minorités, contre les injustices liées à l’inaction publique. Elle prône donc l’existence de tribunaux judiciaires défendant les droits des citoyens, afin de concilier liberté négative et positive. Aron va encore plus loin : contrairement à ce que pense Hayek et les libertariens, les libertés politiques exercées par les citoyens pour exprimer leurs volontés et contrôler le gouvernement permettrait d’éviter l’arbitraire despotique et de protéger leurs libertés personnelles. Le pouvoir étant exercé par des hommes, il faudrait donc une participation démocratique pour éviter leur arbitraire.
Enfin, les revendications égalitaristes ne sont pas ignorées par ces libéraux : Aron reconnaît la validité des critiques socialistes du libéralisme, considérant que la condition sociale est principalement issue du hasard, selon la naissance décrite comme une « immense loterie » . Aron voudrait au contraire que chacun puisse être responsable de son destin, en joignant libertés formelles et libertés réelles grâce à l’État providence associé au marché, dans le cadre d’une économie mixte. Shklar pense de même qu’il ne faut pas rester passifs devant la souffrance liées aux injustices sociales, mais plutôt éradiquer les rapports de domination en réduisant les inégalités, dans un esprit néo-républicain : ce soutien aux défavorisés doit leur permettre de supprimer les liens de domination privée, plutôt que de faire dépendre les pauvres de la générosité des riches, ce qui a pour conséquence de les placer dans leur dépendance.
Ce libéralisme de guerre froide est compatible avec la social-démocratie, et les théories de Keynes que nous avons déjà étudiées ; ce n’est pas le cas du libéralisme néoclassique.
Le libéralisme néoclassique : Friedman et Buchanan
Une autre version du libéralisme est celle de l’école néoclassique d’économie, qui s’oppose en premier lieu à la social-démocratie et veut instaurer un État minimal plutôt que l’État-providence et la bureaucratie. Positiviste et anti-réaliste, souhaitant faire de l’économie une science empirique, Milton Friedman (1912-2006) considère dont que l’économie peut être expliquée par des relations mathématisables, et que les théories doivent être prédictives pour être valables, plutôt qu’être en adéquation avec la réalité présente. Friedman revendique le paradigme de l’homo œconomicus, perçu comme acteur agissant de façon rationnelle pour maximiser son utilité, ses ressources. Cette théorie permet pour Friedman d’anticiper les comportements des agents économiques, en comptant sur leur rationalité, et de tendre vers un état d’équilibre général grâce à l’utilisation de données statistiques.
Selon la théorie du Public Choice de James Buchanan (1919-2013) et Gordon Tullock en 1962, les individus feraient de même dans le domaine politique, afin de maximiser leur utilité personnelle plutôt que l’intérêt général. L’électeur calculerait donc les bénéfices attendus et les coûts fiscaux de son vote. Pour Friedman, cette liberté politique nécessite la liberté économique, ayant une conception négative de la liberté, s’opposant à la concentration du pouvoir et préférant l’affaiblir et le disperser. Il ne souhaite qu’un État-gendarme réduit au maintien de l’ordre, et à l’entretien des infrastructures (ponts, routes, places publiques, voies ferrées…). L’État, plutôt que de contraindre, devrait encourager aux bons comportements, mais aussi agir en période de crise pour provoquer une inflation et ainsi relancer l’économie, maintenant une stabilité monétaire le reste du temps.
Buchanan va plus loin dans sa théorie politique néoclassique. Contractualiste, il considère comme Hobbes avant lui que les individus, originellement, entraient en conflit les uns avec les autres à cause de la rareté des ressources : pour maximiser leur utilité en minimisant les coûts de protection de leurs biens, ils concluent entre eux un contrat constitutionnel à l’origine du droit de propriété, leur permettant de ne pas protéger eux-mêmes leurs biens. Ils abandonnent donc le droit de violer ceux d’autrui, sous l’égide de l’État. Buchanan a une pensée procédurale : il considère donc que ce contrat est juste parce qu’il serait accepté à l’unanimité, chacun choisissant rationnellement d’accepter la protection de l’État, ayant tous à y gagner. Pour les biens privés, Buchanan considère que puisque leur consommation par un agent la réduit pour un autre, leur échange doit reposer sur des contrats bilatéraux, n’impliquant pas toute la société. Pour les biens publics, en revanche, tous doivent être impliqués dans les négociations, à travers un contrat social déterminant les conditions de consommation, et l’État prend donc un rôle de producteur, d’intermédiaire pour les individus souhaitant acquérir des biens publics.
En règle générale, le marché est cependant considéré par Buchanan comme le meilleur système d’allocation des ressources, permettant mieux que tout autre système d’augmenter le niveau de vie. Postulant également l’impotence de l’État, il critique la bureaucratie de son époque, jugeant que les défaillances du gouvernement sont plus importantes que celles du marché, le service public gaspillant de l’argent par la surproduction et la surfacturation : sans concurrence, les coûts de production ne sont pas tirés vers le bas, car le citoyen n’exerce pas la même pression qu’un consommateur. En conséquence, le prix du service reçu de l’administration serait plus cher que sur un marché libre. Les services publics, trop nombreux, cherchent aussi à grossir, profitant de l’asymétrie entre leurs bureaux et l’autorité de tutelle affectant le budget, qui, par ignorance des coûts de production, distribuent davantage que nécessaire, l’économiste William Niskanen (1933-2011) affirmant que les bureaucrates cherchent en premier lieu à maximiser leur budget. Niskanen propose ainsi de faire converger l’intérêt personnel des bureaucrates avec l’intérêt général en important dans le service public les mécanismes du marché et de la concurrence : c’est le New Public Management.
Dans la lignée de l’Homo œconomicus, les individus sont considérés comme calculant rationnellement les coûts d’opportunité : avec trop de protection de la part de l’État, ils seraient donc incités à prendre davantage de risques, notamment en ne travaillant pas et en profitant plutôt d’une assurance chômage. L’assistance sociale serait donc à blâmer et devrait être réduite pour responsabiliser les individus, qui devraient donc s’assurer eux-mêmes. Friedman note deux exceptions : l’éducation donnant un niveau minimal d’instruction et permettant de stabiliser la société toute entière (mais avec une concurrence entre les établissements scolaires pour garantir leur efficacité, même si chaque famille disposerait de « bons scolaires » ), et l’acceptation d’un revenu universel versé par les plus hauts revenus (afin de simplifier les procédures d’accès aux aides et de diminuer les coûts).
Le libéralisme spontanéiste
Friedrich Hayek (1899-1992), enfin défend sa propre version du libéralisme, combinant prudence épistémologique et radicalisme. Il développe une philosophie de l’esprit anti-rationaliste, considérant que le comportement des individus est dicté par une connaissance tacite fondée sur l’expérience de stimuli produisant sur eux des effets et se trouvant classifiés, puis identifiés par la suite sans que les individus n’aient besoin d’y penser, comme un savoir-faire. En conséquence, il pense que « tout appareil de classification doit posséder une structure d’un degré de complexité plus élevé que celui possédé par les objets qu’il classe » : c’est pourquoi les sciences sociales lui posent problème, étant donné que c’est l’homme qui en est l’objet analysé, et qu’il devra toujours être au cœur de la méthode d’analyse, nécessairement individualiste. Le formalisme mathématique des néoclassiques ne serait donc pas approprié.
Toute connaissance économique serait donc aussi implicite : il défend une « attitude d’humilité à l’égard du processus social » . Hayek croit aussi en un évolutionnisme culturel : contrairement à l’explication rationaliste et constructiviste des contractualistes sur l’origine des institutions sociales, et à l’explication naturaliste du darwinisme social, Hayek réplique que les règles ne sont pas inventées a priori mais sélectionnées, et qu’elles sont culturelles plutôt que naturelles. Il affirme plutôt l’existence d’un ordre social spontané, non issu de la volonté humaine, mais dépendant de l’action des hommes. Contrairement aux organisations, fondées en vue d’une fin précise, le marché et la société seraient plutôt des ordres spontanés nés de l’évolution culturelle, et ils ne devraient donc pas être gérés de la même façon.
Adhérant au conséquentialisme par sa conviction que les règles de justice sont issues d’une sélection par l’évolution pour leurs effets positifs, Hayek considère que ces avantages sont surtout cognitifs : l’individu, qui connaît mieux que quiconque ses intérêts, n’est pas perturbé cognitivement par l’ingérence coercitive des autres lorsque la liberté individuelle est préservée et permet à chacun de contribuer à la communauté. Cette liberté, pour Hayek, est aussi une valeur en soi, à défendre : son conséquentialisme n’est donc qu’indirect, avec des règles de justice visant l’utilité mais de façon oblique, l’utilité étant « la conséquence d’une action respectueuse de règles éprouvées » . L’individu étant incapable de comprendre plus complexe que lui, il a besoin de règles abstraites qu’il ne peut donc pas inventer. En économie, par exemple, un individu éprouve un besoin psychologique d’anticipation, qui ne peut être assouvi que par des règles générales qu’aucun planificateur ne peut inventer, et si l’État intervient par une économie planifiée, l’individu perd ses repères. Cette planification est par ailleurs impossible, puisque l’esprit du planificateur n’est pas capable de prendre en compte tous les savoirs particuliers de tous les agents économiques. Le marché, comme construction spontanée, pourrait seul permettre la circulation des connaissances.
Hayek préfère le terme de catallaxie à celui d’économie : « l’ordre engendré par l’ajustement mutuel de nombreuses économies individuelles sur un marché » . Chacun se conformant aux règles des contrats et de la propriété privée, un ordre spontané est généré, mais doit être préservé par l’intervention de l’État dans le domaine de la sécurité pour faire respecter les règles communes, ou encore protéger la société contre les épidémies, les catastrophes, établir les routes, des normes de certification pour les produits… les agents économiques n’ayant pas eux-mêmes intérêt à s’en occuper. Il défend lui aussi une instruction générale de base, en raison des externalités positives pour tous grâce à l’élévation du niveau de formation ; il est enfin favorable au revenu minimum pour éviter la misère, mais s’oppose avec véhémence au concept de justice sociale, considérant que personne ne pourrait être capable d’opérer une répartition juste selon le mérite de chacun.
Poursuivant sur ce besoin psychologique de s’orienter à partir de règles générales et relativement stables, non pas inventées (chose impossible épistémologiquement) mais découvertes et sélectionnées par l’évolution culturelle, Hayek distingue les règles abstraites (le nomos) à l’origine de l’ordre social spontané et les règles concrètes d’organisation (la thesis). Le gouvernement ne peut donc que faire respecter les règles abstraites préexistantes : il ne peut les inventer, étant « la somme de toutes les rationalités des hommes qui les ont observées » . Hayek prône non pas la démocratie issue de la volonté de la majorité, mais la démarchie du peuple posant des règles. Les assemblées étant soumises aux pressions de l’opinion et des groupes particuliers, elles sont donc réduites à l’obéissance pour conserver le pouvoir, se soumettant à des intérêts particuliers. Hayek souhaite plutôt séparer les pouvoirs entre une assemblée législative formulant le nomos et une assemblée gouvernementale exécutive chargée de la thesis. Seuls les individus de 45 ans et plus pourraient voter et être élus dans l’assemblée législative, après avoir accumulé de l’expérience et en exprimant leur intérêt personnel.
Le libertarianisme
Le libertarianisme est la version utopique du libéralisme classique : la logique du marché serait appliquée sur tous les aspects du vivre-ensemble, plutôt que de se réduire à l’économie. Il faudrait donc lutter contre l’État, et exiger son retrait dans la façon dont les individus conduisent leur vie : les libertariens sont donc favorables à la légalisation des drogues, au démantèlement de l’État-providence, à une liberté d’expression absolue, au port d’arme…
Les fondements moraux du libertarianisme
Contrairement aux libéraux qu’ils accusent de ne se préoccuper que d’économie, les libertariens veulent revenir aux fondements éthiques de la liberté, en se saisissant des trois systèmes moraux principaux. Certaines éthiques libertariennes sont d’abord déontologiques : elles affirment qu’une société libertarienne serait la plus juste, pas nécessairement efficace. Cette perspective, majoritaire chez les libertariens, est généralement jusnaturaliste, fondée sur des droits naturels absolus. Elle est défendue par Murray Rothbard (1926-1995) et Robert Nozick (1938-2002). Rothbard affirme que chaque individu est possesseur de sa personne, et donc de la réalité qu’il transforme : pour lui, comme résumé par Sébastien Caré, la liberté « consiste en la possibilité offerte à chacun de disposer de sa propriété naturelle, sur son corps et sur les choses auxquelles il a mêlé son travail » , et privation de liberté est synonyme de violation de droit de propriété. Il faut alors déterminer quelles relations peuvent être rattachées au droit de propriété, et quels actes sont des violations du droit. L’État ne doit donc pas intervenir pour s’ingérer dans les libertés individuelles, par exemple pour la consommation de drogue ou la ceinture de sécurité, et pas non plus pour les libertés économiques. Pour faire respecter ce droit naturel, il faut donc déterminer « les conditions dans lesquelles l’acquisition et le transfert des biens seront légitimes » : la production ou l’échange, tout le reste étant injuste et pouvant être défini comme une agression, même la redistribution ou la punition des crimes sans victimes. L’État, dépendant des impôts contraints, serait donc illégitime, et il ne faudrait donc qu’un marché libre.
Nozick, quant à lui, rejette le conséquentialisme en refusant l’équivalence entre plaisir et bien (ce qui justifierait par exemple de se brancher à une machine nous donnant constamment du plaisir au sein d’une simulation), et en notant la logique « sacrificielle » de l’utilitarisme justifiant la violation des droits de certains au nom du bien fait pour les autres. Nozick défend au contraire des droits inaliénables : la vie, l’intégrité du corps, et la propriété. Il refuse donc, comme Kant, de traiter les individus comme moyens, ce que fait l’État par l’impôt (un travail forcé). Il propose une théorie de l’habilitation fondée sur trois principes : un principe d’appropriation originelle (chacun pouvant s’approprier une chose sans propriétaire si cette appropriation ne nuit à personne), un principe de transaction volontaire (rendant légitime l’échange de biens possédés et de forces de travail contre rémunération, en refusant l’ingérence de l’État dans les principes structurels économiques puisque les transferts de ressources en question font l’objet de contrats volontaires et que la redistribution constante entrave la circulation des ressources), et un principe de réparation (tenant compte des appropriations historiques, notamment vis-à-vis des Amérindiens, et de leurs conséquences actuelles).
Le libertarianisme peut aussi être défendu par une perspective conséquentialiste, arguant des conséquences favorables du libertarianisme qui maximiserait l’utilité du plus grand nombre grâce à la prise de décision privée. C’est le cas de David Friedman, né en 1945 : il affirme que le droit de propriété, théoriquement, est violé constamment, et qu’on tient compte en fait uniquement des violations importantes du droit de propriété, ce qui est une démarche conséquentialiste. David Friedman veut plutôt maximiser les satisfactions agrégées : une règle serait moralement justifiée si elle maximise les utilités, par exemple la prohibition du vol, qui punit les voleurs et rend donc plus attrayant l’achat que le vol.
Enfin, certaines éthiques libertariennes sont perfectionnistes, dans la lignée de l’éthique de la vertu aristotélicienne : c’est ainsi qu’Ayn Rand (1905-1982) développe une éthique de la vertu individuelle pour élaborer les conditions sociales qui permettraient de la respecter. Cette éthique impliquerait de vivre sur ses propres moyens, et pour soi-même, impliquant donc une société libérale sans ingérence étatique, permettant à chacun de s’accomplir par lui-même : Rand parle d’une vertu d’égoïsme, chacun devant être capable de profiter de son travail et d’en être fier pour s’accomplir et atteindre la perfection morale. Elle s’oppose à l’altruisme comme vertu morale, pensant que l’homme doit être une fin en lui-même, et que la fraternité doit être authentique, issue d’intérêts personnels qui seraient « dans » les autres, permettant de se faire aussi plaisir à soi-même. Les droits naturels d’un individu, pour Rand, devraient impliquer un code moral selon lequel le refus du recours à la force physique serait le principe politique préalable, puisque les hommes ne doivent pas subir la coercition de qui que ce soit pour s’accomplir en utilisant leur libre-arbitre. En conclusion, le système capitaliste, celui permettant le mieux de cultiver la vertu d’égoïsme, serait donc désirable, permettant à chacun d’être vertueux et rationnel pour subvenir à ses besoins et parvenir au bonheur, au lieu de placer les « parasites » dans l’assistanat.
Le libertarianisme paternaliste, de Richard Thaler et Cass Sunstein, propose en 2008 de concilier les trois approches décrites, en encourageant les individus à se comporter de façon avantageuse pour eux-mêmes et les autres, sans coercition, par le « nudge » (coup de pouce) qui corrigerait les faiblesses individuelles, par exemple en plaçant de façon avantageuse les légumes verts par rapport aux frites dans les cantines.
L’archipel des utopies libertariennes
Par leur philosophie, les libertariens ont plusieurs horizons d’attente pour la société, avec trois utopies libertariennes principales. La première est l’utopie anarcho-capitaliste de Rothbard et David Friedman, qui souhaitent une système de propriété privée intégrale, la sécurité étant elle aussi produite sur le marché, comme les routes, l’eau étant privatisée, etc. Rothbard veut donc viabiliser l’état de nature de Locke, qui justifiait le pouvoir politique par le besoin de protection de la propriété : il considère que des institutions privées peuvent s’en charger, en privatisant notamment les tribunaux civils, qui deviendraient alors des tiers pour régler les conflits en cherchant l’impartialité.
Considérant que chacun cherche à exagérer ses besoins en matière de sécurité, comme pour tout service public, il souhaite qu’elle soit elle aussi privatisée, puisque le principe de non-rivalité ne s’applique pas du fait des biens rares consommés (la sécurité des uns réduisant celle des autres) : le marché devrait donc intervenir pour que l’offre satisfasse la demande, chacun payant alors le degré de protection souhaité. Les pauvres pourraient quant à eux être protégés « par charité » ou parce que les riches ont intérêt au maintien de l’ordre, ou encore en se regroupant en association de protection ; Rothbard considère par ailleurs que ce système coûterait moins cher à tous. Il croit que chacun a le droit de punir ses agresseurs, mais que cela ne correspond pas à l’intérêt personnel et qu’il y aurait donc une demande de juridictions pénales sur le marché, menant à la naissance d’agences privées. La défense nationale, enfin, perdrait son sens, puisque chacun défendrait sa propre propriété, et sans État, il n’y aurait pas de conflit armé de grande ampleur.
David Friedman valide en grande partie cette analyse, mais pense que les règles de droit ne seraient pas universelles, puisqu’elles varieraient en fonction des préférences individuelles, en l’absence d’un droit naturel libertarien objectif transcendant : la liberté ne serait donc pas toujours préférée à l’oppression. Elle le serait cependant la plupart du temps selon lui, les opprimés souffrant davantage que les oppresseurs ne jouissent à les opprimer : chacun est donc prêt à payer plus cher pour se défendre que pour attaquer.
Pour dépasser l’alternative entre le jusnaturalisme (qui peut justifier des dérives comme le proxénétisme) et le conséquentialisme (qui ne propose rien contre les dérives extrêmes du capitalisme), Michael Huemer, né en 1969, s’inscrit dans l’intuitionnisme pour défendre les croyances morales majoritaires, relevant du sens commun : dire qu’il est mal de voler, par exemple. Il veut appliquer cette logique à l’autorité publique : la redistribution des richesses serait donc illégitime.
Nozick et Rand développent de leur côté des utopies minarchistes, légitimant l’autorité étatique pour la seule fonction régalienne de protection des individus contre les attaques extérieures et les crimes. Rand, rejetant le système de protection privée intégrale qu’elle pense mener à l’état de nature hobbesien, préfère l’existence d’un État interdisant toute initiative de violence et protégeant les droits des individus, en se fondant sur un code objectif de règles. Le gouvernement devrait uniquement fournir une police, une armée, et des cours de justice, le reste étant illégitime. Pour financer ces institutions, Rand ne souhaite pas d’impôt obligatoire mais volontaire, puisque l’État répondrait à de réels besoins et que chacun souhaiterait donc le financer, notamment les plus riches qui pourraient ainsi se mettre à l’abri des plus pauvres. Cet État ne serait nécessaire que parce que tous les hommes ne sont pas rationnels, et ne comprennent pas que c’est le travail qui permet de s’accomplir. Elle rêve à une communauté utopique d’hommes avec des valeurs objectivistes, rendant au bout du compte inutile l’État minimal lui-même.
Nozick s’oppose quant à lui à l’anarcho-capitalisme de Rothbard, considérant que ce système serait instable et qu’il vaudrait mieux un État minimal légitime respectant l’échange et la propriété : en effet, il affirme qu’une agence dominante triompherait des autres et formerait un État ultraminimal sur son territoire, puis un État minimal pour protéger gratuitement ceux désavantagés par le monopole. Il ne faudrait cependant pas aller au-delà de l’État minimal, pour ne pas violer les droits naturels, contrairement à la pensée rawlsienne : ainsi, pour Nozick, même l’égalité des chances nécessiterait de dégrader la situation des plus favorisés, soit en s’y attaquant directement, soit en leur prenant des ressources pour bénéficier aux défavorisés. L’État minimal serait donc la seule utopie possible, permettant à des utopies diverses de coexister pacifiquement et aux individus de changer de communauté, en vivant différents styles de vie, permettant à chacun de trouver le sien, dans sa propre singularité. Les utopies pourraient ainsi coexister, sauf l’utopie impérialiste souhaitant s’imposer de force, contrairement à un utopisme missionnaire ne forçant personne par exemple. Il faudrait cependant une autorité centrale pour maintenir l’ordre dans ce canevas d’utopies et protéger le droit des individus de changer de communauté. Son utopie libertarienne serait donc une méta-utopie.
Enfin, l’auteur évoque l’utopie libertarienne des « Bleeding Heart Libertarians« , des libertariens sensibles au sort des plus défavorisés. Cette pensée est développée par John Tomasi, né en 1961, et Jason Brennan, né en 1979. John Tomasi veut articuler liberté économique privée et ordre spontané (Hayek), et justification délibérative et justice sociale (Rawls). Il critique la répugnance des libertariens pour la justice sociale, alors qu’en réalité ils y adhèrent en partie et considèrent que la société libertarienne bénéficierait aux plus pauvres : il veut donc se rapprocher de Rawls et démontrer que les droits de propriété bénéficient aux défavorisés, si on restreint les libertés économiques pour protéger les pauvres par un revenu de base par exemple. Il s’oppose cependant de même à la « philosophilie » des libéraux égalitaristes comme Rawls, qui recherchent des institutions idéales sans souci de réalité, alors qu’il faudrait répondre à des questions pratiques liées à la faisabilité. Il considère comme Jason Brennan que la croissance économique permettrait d’améliorer le sort des plus pauvres, et que la liberté économique est un bien en soi, possédant une importance morale pour beaucoup de personnes, nécessitant donc une démocratie de marché.
Jason Brennan n’est pas pour autant favorable à la démocratie : séparant les électeurs en hobbits (peu informés et peu intéressés), hooligans (avec des allégeances idéologiques fortes mais biaisées selon leur groupe d’appartenance), et les vulcains (avec un comportement rationnel et non partisan), il considère que la plupart d’entre eux font partie des deux premières catégories, alors que les théories de la démocratie croient que les électeurs sont surtout des vulcains, ou le deviendraient en étant éduqués, ce que ne croit pas Jason Brennan, qui pense que la politique ne rend meilleur personne et ne fait qu’abrutir les gens en les transformant en hooligans. Considérant que la démocratie doit être jugée par rapport à son utilité, il pense que ce sont les hooligans qui dominent les discussions et que ce n’est donc pas le meilleur argument qui l’emporte dans une discussion délibérative, mais le sex appeal, puisque les gens sont en général incompétents et irrationnels et qu’ils ne devraient donc pas pouvoir exercer de pouvoir politique sur quiconque, puisque chacun a au contraire le droit à un organe décisionnel compétent. Il prône donc plutôt un vote plural, dans un système épistocratique avec un suffrage capacitaire proche de celui de John Stuart Mill, pour avantager les plus éduqués.
Conclusion
La seconde moitié du XXe siècle a marqué un profond renouvellement des théories libérales et l’apparition du libertarianisme. Ces théories, alors que le libéralisme s’était sclérosé – comme nous avons pu le voir dans le premier article paru sur le libéralisme – en se muant en conservatisme social tandis qu’il devenait hégémonique dans les États occidentaux, prennent leur essor tandis que le libéralisme est contesté pour la première fois depuis le début de son règne : d’abord par les totalitarismes (et en particulier le totalitarisme communiste), puis par la social-démocratie s’incarnant dans l’État-Providence.
En effet, alors que le libéralisme de Guerre froide, que l’on peut rattacher avec le néolibéralisme keynésien pour son interventionnisme ayant le souci de compenser les inégalités provoquées par le capitalisme par une certaine redistribution des richesses, prône l’interventionnisme pour répondre aux critiques socialistes qui sont à l’époque incarnées par l’URSS, ses courants successeurs lui répondent au contraire en souhaitant en général revenir aux fondamentaux du libéralisme. C’est le cas des libéraux néoclassiques, qui adhèrent à l’idée d’État minimal, alors que les libéraux spontanéistes rejettent toute forme de planification et même la mathématisation de l’économie chère aux néoclassiques.
Les libertariens, quant à eux, veulent en général aller encore plus loin : se justifiant par les systèmes moraux principaux (déontologie, conséquentialisme et perfectionnisme), ils affirment qu’une société sans État serait désirable, et n’hésitent pas à croire en l’avènement d’une utopie s’ils parvenaient à le supprimer (même si certains considèrent encore nécessaire le maintien d’une sécurité étatique).
Tous ces courants, dans leur diversité, croient cependant au primat de l’individu, de l’initiative personnelle, et au droit de propriété, qu’ils soient justifiés par une perspective jusnaturaliste, par le concept d’utilité, ou de vertu. Ils croient aux libertés économiques, et à l’accomplissement personnel, sans coercition, quitte à provoquer des inégalités de richesse béantes. Considérant que le politique ne devrait pas valoriser une conception particulière de la vie bonne au détriment des autres, les libéraux contemporains vont parfois jusqu’à rejeter l’idée de démocratie et d’action collective sur le destin commun des individus par le biais d’une volonté majoritaire, et ne se soucient pas forcément des conséquences du règne du marché, notamment sur le changement climatique.
Ainsi, les différentes théories politiques de notre époque en dehors du champ libéral, adhérant en général à une partie au moins des fondements du libéralisme, sont cependant opposées à certaines de ses dimensions : ses aspects économiques, moraux, politiques ou encore environnementaux. Le monde d’aujourd’hui, en tout cas dans son fonctionnement économique et en grande partie dans sa conception de l’individu, est largement libéral ; mais, nous le verrons, il est également contesté de toutes parts, en France et à travers le monde.
- CARÉ Sébastien, La Théorie politique contemporaine. Courants, auteurs, débats, Paris, Armand Colin, 2021, 301 p. ↩︎