A la Libération, les droites sortent douloureusement de l’épisode vichyste : après l’Occupation et la Collaboration, qui discréditent le mouvement nationaliste maurrassien, les droites doivent se recomposer pour ne pas disparaître. Leur principal objectif, au cours de cette période, est simple : lutter contre le communisme incarné en France par le PCF, au faite de sa gloire, avec 550 000 membres en 1947 et 570 000 trente ans plus tard. Les droites, qui craignent un nouveau Front populaire mené par le PCF, cherchent à se renouveler, dans le contexte d’une disparition du PSF à la suite de la mort de son chef François de La Rocque en 1946.
Cet appel d’air permet à deux familles de s’imposer, chacune proposant une réponse différente au PCF. La première est le gaullisme, issu de la Résistance, et donnant naissance à un parti en 1947, le Rassemblement du peuple français (RPF). L’autre famille est celle des libéraux, avec la création en 1948 du Centre national des indépendants et paysans (CNIP). A travers toute la période que nous allons étudier à partir de l’ouvrage de Gilles Richard déjà présenté dans les précédents articles1, nous verrons que ces deux stratégies continueront de s’affronter pendant trente ans, chacune cherchant à arrêter la République sociale voulue par les gauches. Cette époque s’achève par la victoire définitive des libéraux, avec l’élection en 1974 de Valéry Giscard d’Estaing, député du CNIP en 1956, contre le gaulliste du RPR Jacques Chaban-Delmas, ce qui marque le début d’une période d’hégémonie de la famille libérale, toujours actuelle.
La recomposition des droites à la Libération (1944-1948)
Les droites subissent d’abord le contrecoup de la Libération, à la fois pour les nationalistes réactionnaires et chez les technocrates des grands milieux d’affaires : le SFIO et le PCF obtiennent la majorité absolue dans l’Assemblée nationale constituante de 1945, le parti radical se retrouvant marginalisé avec 29 députés. Les gauches « marxistes » peuvent donc faire adopter des réformes économiques et sociales d’ampleur, imposant leur vision des institutions, et poussant le général de Gaulle à quitter le pouvoir en janvier 1946. C’est au contraire la vision de Blum, celle d’un parlementarisme rationalisé et démocratisé, qui triomphe : droit de vote pour les femmes, élections proportionnelles, suppression du Sénat, et renforcement de la présidence du Conseil tout en laissant sa centralité au pouvoir parlementaire.
Les droites se remettent mal de la guerre. Le PSF ne s’est jamais impliqué dans la Résistance, contrairement aux autres partis, ce qui le prive de représentation dans l’Assemblée consultative provisoire et dans les médias ; pour autant, les élections municipales de 1945 ne voient pas l’effondrement des droites, qui conservent 16 000 mairies au lieu de 22 500, sur 35 500. Des hommes issus du PSF fondent l’Union patriotique républicaine (UPR), et un sympathisant du même parti fonde quant à lui le Parti de la rénovation républicaine (PRR), ces deux partis fusionnant dans une Entente républicaine pour la liberté et le progrès social dans la perspective de l’élection de l’Assemblée nationale constituante. L’Entente obtient ainsi 36 élus, dans le groupe d’Unité républicaine, et le Parti républicain de la liberté (PRL) est ainsi fondé, en s’inspirant à la fois du PSF et du Centre de propagande des républicains nationaux (CPRN). On y trouvait surtout des anciens du PSF, mais aussi de la FR et de l’Alliance démocratique ; l’objectif est surtout d’opposer les républicains nationaux aux « socialo-communistes » .
La FR, qui avait envoyé un délégué au Conseil national de la Résistance (CNR), se disloque presque complètement lorsque la majorité de ses forces rejoignent le PRL, Louis Marin devenant l’unique député du parti en 1946. L’Alliance démocratique, quant à elle, souffre aussi du même phénomène, n’ayant plus que trois députés en cette même année. Ainsi, le PRL parvient à rallier des notables des anciens partis modérés, mais se met à végéter assez vite, avec seulement 38 députés dans l’Assemblée nationale de novembre 1946. Il souffre en effet de la concurrence du groupe des Républicains indépendants (RI), fort de 14 élus sur des listes de droite, avec des origines hétéroclites mais ayant en commun de rejeter le PRL et son opposition constante aux gouvernements provisoires, ainsi que le Mouvement républicain populaire (MRP) qui y participe.
Chez les agrariens, nombreux à avoir soutenu Vichy, le Parti paysan d’union sociale (PPUS) est créé en 1945 pour relancer l’ancien parti agraire, avec 9 députés en octobre. Le PRL ne peut donc absorber toutes les formations de droite, y compris le Parti radical indépendant. Un autre parti, le Parti républicain et social de la réconciliation française (PRSRF), est également fondé en 1945 par un ancien du PSF, Pierre de Léotard, dans un projet d’alliance avec le parti radical poursuivi par François de La Rocque, qui décède en 1946. Le PRSRF, et d’autres partis comme le Parti radical indépendant, le Parti républicain socialiste et l’Union démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR), constituent le Rassemblement des gauches républicaines (RGR) en mars 1946, mais cette confédération n’était pas réellement de gauche concernant ses positions sociales.
Dès novembre 1946, cependant, les gauches s’affaiblissent, avec 183 députés pour le PCF et 101 pour la SFIO, contre 70 pour le RGR, 38 pour le PRL, 29 pour les RI, 8 pour le PPUS, et 165 pour le MRP. Ce dernier parti est apparu à l’automne 1944, et obtient donc une véritable réussite électorale. Ce parti est créé par les démocrates-chrétiens dès 1943, autour de Georges Bidault, dirigeant du CNR et issu du PDP, ce dernier s’intégrant dans le MRP. Le parti s’inspire des encycliques de Léon XIII et de Pie XI, c’est-à-dire de la doctrine sociale de l’Église. Ses cadres sont surtout des intellectuels issus des mouvements d’action catholique, habitués au monde de la presse, Bidault ayant notamment été éditorialiste au journal L’Aube. Cela permet au MRP de gagner très vite en popularité et de faire jeu égal avec le PCF, trouvant ses forces dans l’électorat catholique, étant soutenu par la majorité des évêques et congrégations. Cet essor est permis par la formation de militants par l’Action catholique, devenus cadres ayant participé à la Résistance, ce qui leur confère une légitimité au moment où le PSF disparaît : la démocratie-chrétienne peut donc s’inscrire dans l’héritage du catholicisme social, sans ses aspects corporatistes et nationalistes. Elle s’associe avec la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), contre le projet collectiviste des gauches, en prônant l’union des classes, avec des élus issus de plusieurs milieux : par exemple le journaliste Maurice Schumann (ancien porte-parole de la France libre à la BBC), l’ouvrier Jules Duquesne, et l’industriel Jean Catrice. Le MRP est ainsi le parti, hormis le PCF faisant élire le plus de députés d’origine populaire. Il bénéficiait enfin de la sympathie du général de Gaulle, lui-même proche du catholicisme social.
Il prend donc très vite l’ascendant sur le PRL parmi leur électorat commun : étant catholique et antimarxiste, il a l’avantage de s’être opposé à Vichy et d’être proche de Charles de Gaulle, ainsi que de présenter une volonté réformiste afin de reconstruire le pays. Les femmes, plus pratiquantes que les hommes, sont nombreuses à soutenir le MRP, étant nouvelles électrices : 60% des électeurs du MRP sont ainsi des femmes, contre 40% pour le PCF. Originellement, le MRP est donc aussi soutenu par de Gaulle : l’une de ses figures, Pierre-Henri Teitgen, était son secrétaire général à l’Information dans la France libre, et il lui avait demandé de faire un MRP un parti conservateur intelligent, expliquant sa participation aux gouvernements socialo-communistes jusqu’en mai 1947, et l’élimination des éléments réactionnaires qu’étaient le corporatisme, le culte de l’armée et du chef, et l’antiparlementarisme. Si de Gaulle démissionne face au projet constitutionnel de Blum qui ne donne pas l’ascendant au pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif, le MRP, soutenant la démocratie parlementaire, reste au gouvernement, afin d’éviter un nouveau Front populaire.
Le MRP parvient ainsi à limiter les réformes socio-économiques, et à faire échouer le premier projet constitutionnel qui aurait instauré une Assemblée unique, comme en 1793 : 9,5 millions d’électeurs approuvent le texte, contre 10,5 millions d’opposants, en mai 1946, et suite aux nouvelles élections, le MRP dépasse le PCF avec 26% des voix, Bidault prenant la tête du gouvernement provisoire, marquant la première fois qu’un militant catholique dirigeait le gouvernement depuis la fin du siècle précédent. Le second projet constitutionnel est influencé par le MRP, qui parvient à faire créer le Conseil de la République comme seconde assemblée, sans aller beaucoup plus loin pour ménager la SFIO. De Gaulle s’oppose toujours au texte, mais cette fois, le MRP appelle à voter pour : malgré une montée de l’abstentionnisme à 8 millions d’électeurs, le « oui » l’emporte en octobre avec 9 millions de voix contre 7,8 millions.
Le nouveau gouvernement de 1947 est dirigé par Paul Ramadier, de la SFIO qui profite de sa position centrale, ce qui permet aussi l’élection d’Auriol à la présidence de la République. On y trouve notamment 9 socialistes, 5 communistes, et 5 MRP, mais aussi 3 radicaux, 2 UDSR (dont Mitterrand) et 2 républicains indépendants.
Cette coalition ne satisfait cependant pas de Gaulle, qui déteste les partis depuis sa formation militaire et le contexte des années 1930, mais qui, face au contexte international du début de la Guerre froide et de la guerre d’Indochine, décide de s’engager davantage pour chasser les communistes et rassembler la nation derrière un chef fort pour reconstruire le pays. Il fonde donc le Rassemblement du peuple français (RPF) en avril 1947. Les adhésions affluent en masse, avec 400 000 dès la fin de l’année, et 40% des voix dans les villes de plus de 9 000 habitants dans les élections municipales d’octobre. Afin de singulariser le RPF, une double appartenance à un autre parti est autorisée, seuls les communistes étant exclus de cette union nationale, étant contrôlés par une puissance étrangère. Ce RPF est principalement nourri par les droites, en particulier par l’ancien PSF, mais aussi des résistants, et des membres de l’UDSR.
L’objectif était de rallier le MRP, mais ce dernier interdit la double appartenance. Le RPF ne parvient finalement pas à prendre le pouvoir et effectuer la réforme de l’État prônée par de Gaulle, en raison de l’évolution du contexte politique. En effet, Ramadier renvoie les communistes du gouvernement en mai 1947 pour s’aligner sur les États-Unis, tandis que le PCF décide dès octobre de suivre entièrement la ligne du de l’URSS, en s’opposant à tous les partis, y compris les socialistes, tandis qu’une grève générale débute dans un contexte de misère. Le RPF y voit la guerre civile redoutée, et exige la dissolution de l’Assemblée nationale, n’y ayant pas d’élu, et les droites se mobilisent contre les communistes, même si un nouveau Front populaire ne s’est pas formé. Dans le contexte de la Guerre froide et des mouvements sociaux, le RPF veut se montrer comme l’unique recours. Cependant, le gouvernement privé de l’appui du PCF se tourne sur sa droite, incluant davantage le MRP, ainsi que les radicaux, UDSR et RI, pour proposer une troisième voie entre communisme et gaullisme « césariste » .
Le Conseil de la République se renouvelle en novembre 1948, sans la proportionnelle, ce qui affaiblit le PCF qui ne conserve que 16 élus ; le RPF, en revanche, en obtient 99, soit 40%, mais 50 d’entre eux n’avaient pris cette étiquette que pour être associé à de Gaulle, et rejoignent immédiatement d’autres groupes parlementaires, notamment le RGR et les RI. Les RI fondent alors le Centre national des républicains indépendants, ou CNRI (devenu Centre national des indépendants et paysans, ou CNIP, en 1951), sous la houlette de Roger Duchet. Le MRP et le RPF se trouvent donc contestés au sein des droites par l’apparition de cette nouvelle force parlementaire.
L’essor du CNIP : vers un parti conservateur français ? (1948-1958)
Avec le CNIP, les droites se rassemblent davantage qu’auparavant, le parti prenant une place centrale dans la IVe République, en unifiant différents courant pour accéder au pouvoir. Ancien radical, Duchet a soutenu Pétain en 1940 avant de soutenir la Résistance, il rejoint les droites dans son département de Côte-d’Or en voyant leur rassemblement autour des RI dirigés localement par Félix Kir. S’inspirant de cette union, Duchet veut faire de même à l’échelle nationale en unissant tous les partis opposés au marxisme.
Le CNIP marque son originalité en ne permettant l’adhésion que de certains élus, en se contentant de labelliser les organisations départementales souhaitant se rattacher au CNIP. Le secrétaire général Roger Duchet est nommé chaque année, jusqu’en 1961. Il prend de nombreuses initiatives, notamment par l’organisation régulière de week-ends gastronomiques où des chroniqueurs politiques étaient invités afin de faire la communication du parti. Un journal, France indépendante, est aussi créé en 1950. Pour les élections de 1951, le CNIP s’allie au PPUS, à l’Union des démocrates indépendants (UDI, créé en 1948 par des anciens du PRL et du MRP éloignés du gaullisme) dirigé par Raymond Marcellin, à la partie non gaulliste du PRL, aux radicaux et au RGR. Cette alliance est surnommée « Quatrième Force » , le Centre, par rapport à l’ancienne Troisième Force, au PCF et au RPF. On peut ici reconnaître l’ancienne stratégie de l’Alliance démocratique de « concentration républicaine » associant tous les républicains modérés, libéraux et laïques. Le CNIP multiplie les apparentements et les alliances, ce qui lui permet de faire élire 98 députés en 1951, contre 107 pour la SFIO, 97 pour le MRP, 90 pour le RGR, 101 pour le PCF et 120 pour le RPF. En raison de l’isolement du PCF et du RPF, et de l’opposition des droites au SFIO, aucune majorité n’est donc possible, d’autant plus que le MRP soutient les aides publiques à l’école privée par une proposition de loi de Charles Barangé, ce qui neutralise la Troisième Force (SFIO, UDSR, radicaux, MRP et modérés) en aliénant la SFIO, tandis que les radicaux autrefois défenseurs de la laïcité soutiennent un projet similaire. Les droites sont dès lors en position de force, surtout le CNIP en nette progression, devenant indispensable pour former un gouvernement.
Face aux difficultés pour former un gouvernement et à la nouvelle position de force des droites, dans un contexte de crise financière due à la guerre d’Indochine, 27 députés gaullistes dissidents décident de rejoindre le gouvernement formé par Antoine Pinay du CNIP en mars 1952, en compagnie du RGR et du MRP, ce qui pousse Charles de Gaulle au départ dès 1953, et le reste du RPF, désormais nommés « républicains sociaux » , à rejoindre à leur tour Pinay.
Ce gouvernement s’inscrit dans la politique extérieure du MRP, que Gilles Richard appelle « le triptyque Alliance atlantique, Empire, Europe » . Les démocrates-chrétiens, comme les indépendants, étaient européistes et atlantistes, signant donc le traité donnant naissance à la Communauté européenne de défense en 1952. A l’intérieur, le gouvernement lutte contre le PCF, et fait arrêter Jacques Duclos, figure du parti, à la suite d’une manifestation communiste, tandis qu’une loi d’amnistie des condamnations ayant suivi la Libération est votée en août 1953. Économiquement, enfin, un emprunt est mis en place plutôt que de nouveaux impôts, et une amnistie fiscale est votée. Pinay devient très populaire, se médiatisant avec succès, notamment au Figaro, journal de référence des droites depuis la Libération. Il fait gagner du terrain au néolibéralisme, mettant l’État au service des entreprises, persuadé qu’elles seules permettaient la hausse de la production et donc la société de consommation dont il vante les mérites. Le parti défend aussi la décentralisation, ainsi que l’intégration européenne.
Le CNIP devient en 1954 la première force parlementaire, étant rejoint par les gaullistes dissidents, quelques mois après l’élection de René Coty, un des fondateurs du Centre, à la présidence de la République. Cependant, le CNIP est affaibli par des querelles internes, et par l’ascension du radical Pierre Mendès-France, ouvert à la gauche, dans le contexte de la défaite de Diên Biên Phu du 7 mai 1954 : il devient le nouveau Président du Conseil, avec comme projet de négocier l’indépendance des colonies pour préserver l’influence française. Il se retire d’Indochine, et négocie avec les nationalistes tunisiens et indiens, mais sa majorité est brisée par la guerre d’Algérie débutant en 1954, lorsqu’il essaie en vain de lancer des réformes contre le sous-développement en Algérie.
Le radical Edgar Faure remplace Mendès-France, et préfère se tourner vers les droites, nommant Pinay aux Affaires étrangères et se focalisant sur la modernisation économique du pays, tout en poursuivant la décolonisation avec la Tunisie et le Maroc, ainsi que la construction européenne pour créer un Marché commun. Cependant, la Quatrième force du CNIP est menacée : Mendès-France dirige la moitié du parti radical vers la SFIO, alors que des indépendants et gaullistes protestent contre la décolonisation, au moment où le Front républicain (formé par la SFIO et les radicaux, qui ont exclu Edgar Faure qui prend la tête du RGR, ainsi que certains républicains sociaux et les partisans de Mitterrand à l’UDSR) se renforce. L’Assemblée nationale est cependant dissoute avant que le rapport de force ne bascule, et de nouvelles élections ont lieu en janvier 1956.
Le CNIP voit cependant la victoire lui échapper du fait de l’émergence du mouvement poujadiste, fondé par Pierre Poujade, un ancien militant des jeunesses doriotistes et Résistant, puis conseiller municipal indépendant. En 1953, il participe à une manifestation antifiscale avec des commerçants, possédant lui-même une papeterie. Il fonde l’Union de défense et commerçants et artisans du Lot, qui se transforme rapidement en organisation nationale attirant des dizaines de milliers d’adhérents. Son mouvement était ainsi à la fois antifiscaliste, corporatiste, antiparlementaire, nationaliste, antisémite et complotiste, se politisant de plus en plus. Le gouvernement Faure, pour calmer le mouvement, fait voter une réforme fiscale.
Le contexte est celui d’une modernisation incarnée par Jean Monnet, premier président de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1952, étant issu du courant technocratique souhaitant rationaliser l’État. La Débâcle était alors interprétée comme ayant été provoquée par l’archaïsme de la France, associé aux radicaux élus par les électeurs ruraux, incapable de faire face aux Allemands tenants de la rationalité technicienne. L’État, désormais plus fort depuis les réformes de la Libération, utilise la nationalisation des banques pour servir le capitalisme, au détriment des classes moyennes propriétaires traditionnelles (paysans, artisans et commerçants), électrices du parti radical, considérant cela nécessaire à la modernisation du pays. Au sein de l’État, les libéraux s’opposent aux socialistes, qui prônent encore la justice sociale, tandis que les libéraux souhaitent que les patrons soient chargés de la modernisation. Tandis que les politiques économiques, notamment en termes de crédit et de fiscalité, affaiblissent les classes moyennes historiques, l’influence de la SFIO et de l’aile gauche du MRP diminue.
Le mendésisme avait donc inquiété les modérés (néolibéraux), par sa philosophie sociale-démocrate, alors que les indépendants visaient plutôt la concentration républicaine en fusionnant les anciens soutiens de l’Alliance démocratique et du parti radical, au sein du CNIP. Les deux mouvements, cependant, partagent leur ambition d’intégration européenne, leur projet d’affaiblissement du PCF grâce à la consommation, et des classes moyennes propriétaires, les mendésistes leur préférant les classes moyennes urbaines salariées.
Le CNIP est donc mis en difficulté par le poujadisme, qui symbolise la révolte des classes moyennes propriétaires, même si la classe paysanne continue de le soutenir à travers le PPUS et la FNSEA, ce qui n’est pas le cas des artisans et commerçants : ils votent pour les poujadistes, et font perdre au CNIP un million d’électeurs potentiels issus du parti radical et du gaullisme. Le mouvement s’érode cependant les mois suivants, du fait de l’inflation qui permet aux commerçants et artisans de respirer. Les élections donnent donc des résultats très partagés, avec 5 millions de voix pour le CNIP, 4,5 millions pour le Front républicain et 5,5 millions pour le PCF, la SFIO ayant un léger avantage pour le nombre de députés, ce qui permet à Guy Mollet de devenir président du Conseil.
Cependant, les élus du CNIP fusionnent à l’Assemblée au sein du groupe indépendant et paysan d’action sociale (IPAS), sous la présidence de Pinay, ce qui est un rassemblement inédit. Duchet cherche à s’inspirer du parti conservateur britannique, modèle depuis le XIXe siècle, mais aussi du parti républicain américain, étudié par son directeur de cabinet Michel Junot. L’objectif était ainsi de faire du CNIP un parti unissant les droites, par la devise « Liberté Autorité Nation » , pensée pour rassembler l’héritage des orléanistes, des légitimistes (puis maurrassiens) et des bonapartistes (puis gaullistes).
Le CNIP sait que le Front républicain aura besoin de lui pour conserver le pouvoir, et il décide donc de ne pas le renverser pour influencer les réformes. L’accélération du conflit en Algérie précipite cependant les choses. Le CNIP soutenait le gouvernement Mollet contre les insurgés ainsi que contre les communistes et pour sa politique européenne donnant naissance aux traités de Rome en 1957 (notamment le Marché commun), sans approuver sa politique économique et sociale, notamment le Fonds national vieillesse. Les gauches, dans le même temps, se disloquent : le PCF reste isolé, tandis que les radicaux se scindent avec la dissidence du Parti radical-socialiste prônant la lutte contre le FLN, alors que le Parti socialiste autonome se forme contre la politique répressive de Mollet.
Le CNIP tente de profiter de la situation, en formant une coalition avec notamment l’aile conservatrice du MRP et les radicaux opposés à Mendès-France, mais aussi les républicains sociaux issus du RPF, mais ils restent minoritaires et souhaitent donc de nouvelles élections, avec un programme simple : la préservation de l’Algérie française, revenir aux « grands équilibres économiques » en diminuant les dépenses et en poursuivant la modernisation de la technologie pour notamment exploiter les hydrocarbures du Sahara, et refondre les institutions en renforçant le pouvoir exécutif.
Cependant, la situation s’enlise, malgré la nomination d’un gouvernement d’union nationale du CNIP à la SFIO, qui ne survit que six mois. Après plusieurs tentatives de tractations pour faire dissoudre l’Assemblée, la situation change brusquement le 13 mai 1958, alors que le gouvernement Pfimlin, issu du MRP, vient d’être nommé en plein chaos.
Le retour des gaullistes : décolonisation et réforme des institutions (1958-1962)
Dans les années qui ont suivi le retour du général de Gaulle au pouvoir, les droites triomphent, et la rivalité entre gaullistes et indépendants néolibéraux voit les premiers prendre l’ascendant sur le CNIP, au terme de quatre années difficiles, durant lesquelles les intrigues et la guerre d’Algérie battent leur plein. Cette période commence le 13 mai 1958, lorsque Pfimlin prononce son discours d’investiture au Palais-Bourbon, quelques semaines après un entretien ambigu qui laissait penser à de futures négociations avec le FLN. Les défenseurs de l’Algérie française, furieux, agissent par l’intermédiaire de quelques meneurs, dont un leader poujadiste (Joseph Ortiz), le président de l’Association générale des étudiants d’Algérie (Pierre Lagaillarde) et l’ancien directeur de cabinet de Chaban-Delmas lorsqu’il était ministre de la Défense (Léon Delbecque). Ils s’emparent du gouvernement général d’Algérie et forment un Comité de salut public dirigé par le général Massu, qui appelle de Gaulle au pouvoir. Dans le même temps, l’opération « Résurrection » , conçue par plusieurs unités de l’armée, prépare un coup de force en métropole, contre la décolonisation, et la Corse bascule en premier sous son influence.
Le CNIP soutient le général de Gaulle et ses chefs signent un communiqué soutenant l’émeute contre le gouvernement, avant que Pinay ne rencontre de Gaulle lui-même le 22 mai. Malgré l’opposition des gauches et les réticences des présidents du Parlement, René Coty appelle de Gaulle à former un gouvernement. Le rôle du CNIP a été crucial, étant à l’époque l’un des plus puissants du pays : de Gaulle était à l’époque isolé politiquement, et avait donc besoin de l’appui d’un parti central pour revenir sans coup d’État militaire. Pour le CNIP, il s’agissait surtout de réformer la Constitution et le système électoral pour provoquer des élections législatives anticipées que le parti comptait remporter : de Gaulle ne devait être que le moyen d’y parvenir.
Il obtient les pleins pouvoirs dès le 1er juin, comme président du Conseil, sa mission étant de préparer une nouvelle Constitution et de la faire voter par un référendum. Les indépendants du CNIP espéraient qu’il se retirerait ensuite, leur parti étant alors bien plus puissant que les républicains sociaux issus du RPF qui ne comptaient que 20 députés, cinq fois moins que le CNIP qui avait absorbé la plupart des partis de droite et s’était allié avec les républicains sociaux de Jacques Soustelle comme avec les radicaux modérés d’André Morice. Le MRP lui-même s’était divisé, Bidault faisant lui-même scission en fondant la Démocratie chrétienne de France (DCF).
Cependant, les gaullistes créent leur propre formation le 1er octobre 1958 : l’Union pour la nouvelle République (UNR), avec des anciens du RPF comme Jacques Chaban-Delmas, des indépendants, militaires, hommes d’affaires (dont Georges Pompidou qui fut directeur général de la banque Rothschild)… Le secrétariat général échoit à Roger Frey, et le parti reste sans présidence. Duchet et Junot, de la CNIP, poursuivent leur objectif : un scrutin de liste départemental majoritaire à deux tours, afin d’éviter les candidatures isolées et de permettre le rassemblement au second tour derrière le CNIP. De Gaulle choisit cependant le scrutin uninominal majoritaire à deux tours, précisément pour contrarier les plans des indépendants. Ces derniers essaient malgré tout de conclure des alliances, mais cela les conduit à ne présenter que 244 candidats sur 465 en France métropolitaine, pour 323 chez l’UNR, et les candidatures rivales se multiplient malgré tout. Finalement, le CNIP obtient 3 millions de voix, la SFIO 3,2 millions, l’UNR 3,5 millions, et le PCF 3,9 millions, mais l’UNR fait élire 176 députés contre 120 seulement pour le CNIP, 44 pour le MRP, 39 pour la SFIO.
Cette victoire permet l’élection de Chaban-Delmas à la présidence de l’Assemblée, tandis que de Gaulle lui-même est élu président de la République le 21 décembre, nommant Michel Debré Premier ministre le 8 janvier 1959.
Ce sont dès lors les gaullistes, alliés aux indépendants, qui gèrent la politique gouvernementale concernant la guerre d’Algérie. Si les pieds-noirs et les cadres militaires soutiennent l’Algérie française, le FLN reste intransigeant, soutenu par les Algériens. La situation se complexifie avec la découverte en 1956 au Sahara de gisements d’hydrocarbures stratégiques, dont le gouvernement souhaite conserver le contrôle. Au départ, de Gaulle est favorable au maintien de l’Algérie française, et lance le plan de Constantine pour le développement économique des départements algériens, avant de déclencher une opération militaire importante, mais dès l’été 1959, il comprend que l’autodétermination est inévitable, pour éviter l’enlisement d’un conflit ruineux pour la France. Il imagine probablement pouvoir ensuite entretenir des relations néocoloniales avec l’Algérie, comme ce qui est mis en place à partir de 1960 avec l’Afrique subsaharienne.
La majorité gouvernementale est menacée par cette nouvelle position : déjà affaiblie de juin 1958 à 1959 (d’abord soutenu par les indépendants, les démocrates-chrétiens, les poujadistes, les républicains sociaux, les radicaux moricistes et la moitié des socialistes, de Gaulle n’était plus défendu que par l’UNR, le CNIP, le MRP et la « formation administrative des élus d’Algérie » devenant par la suite le groupe de l’unité de la République, ou UR, tous ces groupes étant de droite), elle connaît des remous, les droites restant favorables en majorité à l’Algérie française, y compris Michel Debré. L’UR tente un coup de force en janvier, et le CNIP se divise sur la question. Il ne condamne pas non plus officiellement les putschistes lors du putsch des généraux d’avril 1961, révélant la radicalisation d’une partie des indépendants, notamment depuis le soutien à la répression menée par Mollet au printemps 1956.
L’opinion elle-même est au XXe siècle beaucoup plus favorable à la colonisation qu’au XIXe siècle, en partie du fait du rôle joué par les troupes coloniales lors de la Première Guerre mondiale, mais aussi de la propagande, comme les grands spectacles, mise en place par le parti colonial. Pour éviter l’éclatement du gouvernement et de l’UNR, de Gaulle écarte Soustelle, qui mène les adversaires de l’autodétermination, en février 1960, l’excluant du gouvernement comme du parti. Il est soutenu par le directeur de Paris Match Raymond Cartier, qui dénonce le coût des colonies, inspirant par sa prise de position la mouvance « cartiériste » . Ainsi, à partir de 1957, l’opinion souhaite de plus en plus la fin de la guerre et le retour des militaires. C’est pourquoi de Gaulle remporte le référendum sur l’autodétermination du 8 janvier 1961, avant de négocier avec le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), signant finalement les accords d’Évian le 18 mars 1962.
La guerre achevée, de Gaulle peut se consacrer à une clarification institutionnelle, à travers une nouvelle réforme de l’État parachevant la nouvelle Constitution. Souhaitant donner au président de la République le premier rôle, contrairement au CNIP qui préfère le chef du gouvernement et une « République parlementaire rénovée » , il avait accepté un compromis en 1958 : le président de la République comme arbitre des institutions avec plusieurs pouvoirs (comme le référendum et le droit de dissolution), et le Premier ministre pour diriger l’action du gouvernement. Le rapport de forces entre les deux positions reste cependant ambigu. Les premières élections de la Ve République ne permettent pas de trancher le débat, gaullistes et indépendants poursuivant leur rivalité, avec Antoine Pinay (désormais ministre des Finances) comme premier rival du général de Gaulle, y compris au Conseil des ministres, jusqu’à son renvoi en janvier 1960, et son retrait de ses fonctions de président du CNIP après avoir soutenu les insurgés lors de la semaine des Barricades. Le CNIP connaît alors une importante crise interne sur l’attitude à adopter, étant hostile à l’autodétermination comme à l’étatisme gaulliste mais étant divisé sur la stratégie à adopter, alors même que les électeurs du parti soutiennent les accords d’Évian.
De Gaulle résout la crise par le référendum d’autodétermination, et par l’article 16 de la Constitution (lui octroyant les pleins pouvoirs) contre le putsch des généraux, imposant finalement sa solution contre l’opinion de ses premiers soutiens, avec près de 90% de « oui » aux accords d’Évian, le 8 avril 1962. De Gaulle peut dès lors confirmer sa vision des institutions, remplaçant Debré par Georges Pompidou, jamais élu, marquant là son dédain du parlementarisme. Ses adversaires (SFIO, parti radical, MRP, CNIP…) préparent leur riposte contre le gouvernement personnel et le refus de l’intégration européenne et de l’OTAN. De Gaulle multiplie les provocations à leur encontre, et annonce la future réforme du mode de désignation, ce qui provoque la formation d’un début de coalition entre SFIO, radicaux, MRP et indépendants.
Un référendum est annoncé par de Gaulle après l’attentat du Petit-Clamart du 22 août 1962, afin de régler la question, de Gaulle n’étant pas sûr de remporter l’élection présidentielle au suffrage indirect contre Antoine Pinay. Une motion de censure est alors adoptée contre le gouvernement Pompidou – la seule jusqu’en 2024. De Gaulle réagit en dissolvant l’Assemblée ; à la suite de quoi, le référendum du 28 octobre voit le « oui » l’emporter par 13 millions de voix contre 8 millions, malgré l’opposition de tous les partis excepté l’UNR. En novembre, enfin, l’UNR associé à l’Union démocratique du travail (UDT, regroupant les gaullistes de gauche) obtient 232 sièges sur 482, grâce au soutien de la moitié des électeurs indépendants.
Une République gaullienne ? (1962-1968)
Le gaullisme, d’abord pensé par ses soutiens (tel Malraux) comme un mythe plutôt qu’une famille politique avec une doctrine, infusant dans tout le pays, est en réalité une famille politique parmi d’autres. Elle naît en juin 1940, en réaction à l’armistice demandé par Pétain : il s’agit avant tout d’un nationalisme dont l’objectif premier est la restauration de la grandeur de la France, en opposition au nationalisme pétainiste. Vichy désigne tous ses adversaires comme gaullistes, et participe ainsi à la consolidation de cette famille qui renvoie avant tout au nationalisme résistant. Après un état de grâce à la Libération, les socialistes et communistes se retournent contre de Gaulle, proche du MRP et favorable à une réforme de l’État en faveur du pouvoir exécutif incarné dans un chef fort et indépendant du Parlement dont il se méfie.
Le gaullisme prône le « national d’abord » , y compris après la guerre : son objectif est de rassembler le pays derrière un chef doté de larges pouvoirs grâce à une refonte des institutions, l’économie et le social étant perçus comme des moyens de renforcer et d’unir la nation, ce qui marque une distinction significative avec le PSF et le PDP. De Gaulle n’appréciait pas « le régime des partis » , mais son RPF devient lui-même un parti politique ayant à terme fait sécession en 1952. En effet, Gilles Richard considère qu’une vision du monde cohérente ne suffit pas à fonder une famille politique pérenne : elle doit aussi s’insérer dans le système politique existant. C’est pourquoi l’UNR ne répète pas l’erreur du RPF, en se dissociant du général de Gaulle du point de vue statutaire, tout en le soutenant dans ses fonctions de président de la République, lui permettant de se présenter comme un arbitre au-dessus des partis. C’est une caractéristique spécifique du gaullisme : de Gaulle, sans l’intermédiaire des partis, entre en contact direct avec le peuple par les référendums, les voyages dans toute la France, les conférences de presse, et les allocutions à la radio et la télévision, sans parler des commémorations et de la diffusion des livres du général, qui se focalise sur la politique extérieure en laissant son Premier ministre gouverner, grâce au soutien de l’UNR.
Opposant au fascisme, il pense que la légitimité politique ne peut qu’être issue du suffrage universel, malgré sa proximité originelle avec les maurrassiens : de Gaulle est en réalité plus proche des positions de Maurice Barrès, non pour son antisémitisme mais pour sa défense de l’union sacrée durant la Première Guerre mondiale, dans toute la diversité française. Inspiré par Michelet ou encore Péguy, il accepte toute l’histoire de France, républicaine ou monarchique. Souvent qualifié de bonapartiste, le gaullisme naît au contraire d’une défaite, et alors que les plébiscites bonapartistes étaient rares et antidémocratiques, les référendums gaullistes furent nombreux et démocratiques, de Gaulle quittant le pouvoir à la suite d’une défaite électorale plutôt que militaire.
Ce qu’est en réalité le gaullisme, c’est un nationalisme, mais adapté aux conséquences de la guerre, étant né dans la clandestinité afin de restaurer la République, ce qui le distingue du nationalisme précédent, le gaullisme étant inscrit dans le cadre démocratique, contrairement à Vichy. Le nationalisme gaulliste est enfin adapté à son époque, marquée par la guerre froide et la décolonisation.
Le pragmatisme gaulliste prend surtout forme dans les affaires extérieures, de Gaulle revendiquant lui-même ce réalisme, contrairement à l’ancienne politique du MRP (qui contrôlait les affaires extérieures), fondée sur la conservation déraisonnable de l’Empire, l’entrée dans le camp états-unien avec le maintien de bases militaires en France par exemple, et l’intégration européenne pour maintenir la paix sur le continent, ce qui prend d’abord la forme de la CECA proposée en 1950 par Robert Schuman, suivie par les traités de Rome en 1957 (Marché commun et Euratom).
Au contraire, de Gaulle choisit d’accepter l’indépendance des anciennes colonies, tout en négociant la poursuite de l’influence française par le néocolonialisme (économique, militaire et culturel), et en signant des accords favorables à la France. Ce processus de décolonisation prend ainsi fin en 1962 de façon assez favorable pour la France, malgré la difficile séparation avec l’Algérie : le pays conserve une forte influence, qui s’élargit aux autres pays de la Francophonie en construction. Dans le même temps, de Gaulle fait évoluer la construction européenne : il ne souhaite pas d’Europe fédérale, contrairement à Jean Monnet qui prône les États-Unis d’Europe, mais plutôt un modèle confédéral respectant la souveraineté des nations. Il fait ainsi plier les autres pays européens par la « politique de la chaise vide » , refusant en juin 1965 que la souveraineté française soit menacée pour la politique agricole commune (PAC), obtenant finalement en janvier 1966 la règle de l’unanimité pour les sujets les plus sensibles. De Gaulle ne rejette pas pour autant la Communauté économique européenne (CEE), mais souhaite la diriger et l’utiliser pour servir les intérêts français, par exemple pour financer la transformation de l’agriculture française en une agriculture moderne. Concernant l’OTAN, de Gaulle provoque la sortie de la France de l’organisation en mars 1966, et les bases états-uniennes sont évacuées, même si de Gaulle demeure anticommuniste : il souhaitait surtout que la France conserve le contrôle de ses propres armées. Pour parachever cette indépendance, de Gaulle accélère la politique nucléaire française, et effectue un premier essai en février 1960, au Sahara, puis en août 1968 en Polynésie pour la bombe à hydrogène. Cette stratégie vise à renforcer le poids de la France, et à montrer qu’elle renforce sa puissance malgré la décolonisation. Le gaullisme reprend ainsi, en les rénovant, les différents aspects de la politique extérieure française, en les complétant par la force de frappe nucléaire. Il reconstruit ainsi le patriotisme en l’adaptant à son époque, et permet le retour d’une certaine fierté nationale, y compris au-delà du gaullisme.
Cette politique dépend de la prospérité économique, ce pourquoi de Gaulle reste en lien avec les grands milieux d’affaires, nommant donc Antoine Pinay ou encore Valéry Giscard d’Estaing au ministère des Finances, tandis que le néolibéral (concernant l’économie) Georges Pompidou, ancien de la banque Rothschild, est nommé Premier ministre en avril 1962 pour poursuivre la dynamique économique qui conditionne la grandeur nationale. Le gaullisme repose donc, même sous de Gaulle, sur une alliance avec les libéraux économiques, tandis que les gaullistes de gauche souhaitent une « participation » des salariés à la direction des entreprises. Les libéraux (dont Pompidou) préfèrent plutôt soutenir les grandes entreprises face à la concurrence européenne dans le contexte de la suppression à venir des barrières douanières en 1968. L’État encourage donc la coopération, notamment par des fusions dans le secteur de la sidérurgie en octroyant des prêts ciblés, tandis qu’il donne les moyens aux banques d’utiliser l’épargne au service des entreprises. Dans le monde du travail, l’État veut instaurer un dialogue entre salariés et patrons, les invitant à discuter notamment de l’indemnisation du chômage en 1967, dans la foulée de la création de l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE), tout en se désengageant progressivement de la gestion des entreprises publiques.
La conception des institutions, davantage fondée sur le rapport direct entre le chef de l’État et le peuple, notamment à travers la pratique des référendums, plutôt que sur un régime parlementaire et l’omnipotence des partis, est également typiquement gaullienne, même si le système partisan se reconstruit, avec l’UNR comme premier parti de France.
Le projet gaulliste, s’il a su répondre aux problèmes de son temps, reposait sur une organisation partisane structurée et soutenue par un électorat nombreux, lui octroyant plus de 40% des députés à l’automne 1962, ce rapport de force se maintenant en 1967, ce qui pousse les gauches à réagir : Mollet appelle ainsi les électeurs à voter contre les gaullistes en 1962, y compris pour faire élire des communistes. La SFIO reste cependant dans une situation critique du fait des échecs successifs, tandis que le PCF s’effondre concernant le nombre de ses députés du fait du scrutin uninominal à deux tours, qui rend saillant son isolement. Il doit donc se rapprocher de la SFIO, par des combats communs (contre l’OAS, pour les accords d’Évian…), puis des désistements réciproques, permettant à la SFIO de passer de 47 à 66 députés en novembre 1962, et au PCF de 10 à 41 députés. Waldeck-Rochet, prenant la tête du PCF en 1964, poursuit cette stratégie, notamment en investissant Mitterrand comme candidat unique pour l’élection de décembre 1965.
Le système partisan est donc rebipolarisé en réaction au gaullisme, entre gaullistes (associés aux indépendants) et gauches unifiées (SFIO et PCF). Ainsi, l’UNR devient à droite quasiment hégémonique, avec 30% des voix en novembre 1962 contre moins de 10% pour le CNIP et le MRP, même si leurs familles politiques, attachées à des intérêts et des cultures politiques, ne disparaissent pas. Les nationalistes, après la Débâcle et la Collaboration, se rallient bon gré mal gré à de Gaulle pour la plupart d’entre eux, en dépit de l’autodétermination algérienne, et même si certains tentent à plusieurs reprises d’assassiner Charles de Gaulle. Plusieurs tentatives ont cependant lieu pour fédérer les nationalistes opposés au gaullisme, qu’ils soient maurrassiens, vichystes, ou non. Tixier-Vignancour réalise plusieurs tentatives, étant un soutien de l’Algérie française. Il se présente à l’élection présidentielle de 1965, soutenu par Jean-Marie Le Pen, en proposant d’amnistier tout ce qui concerne l’Algérie, et de lutter davantage contre le communisme, reprochant à de Gaulle ses « complaisances » et sa « trahison » de l’Algérie française. Il n’obtient cependant que 5% des voix, avant de fonder l’Alliance républicaine pour la liberté et le progrès (ARLP), qui échoue de même aux élections législatives de 1967, impuissant face au gaullisme.
Toujours au sein des droites, les survivants du MRP et du CNIP s’unissent à l’Assemblée, au sein du Centre démocratique, tandis que Lecanuet devient président du MRP. Il transforme le parti en parti d’opposition modérée au gaullisme, mais ne s’associe pas avec les gauches : l’opposition entre droites et gauches a en effet été renouvelée par la loi Debré de 1959, qui a instauré le financement généralisé des écoles privées par l’État, contre le vote de toutes les gauches, ce qui rend impossible le renouveau de la Troisième Force. Lecanuet se présente cependant aux élections de 1965, menant une campagne inspirée par les États-Unis, tout en étant soutenu par Antoine Pinay. Il prône un rapprochement avec l’OTAN tout comme la fondation d’une Europe fédérale, et s’oppose au régime en voie de présidentialisation : il obtient 16% des voix, et la troisième place, mais il ne peut être en position de force sans l’appui des gauches. Il fonde ensuite le Centre démocrate (CD) pour associer le MRP et le CNIP, mais le CD obtient des résultats mitigés, avec 13% des voix et 41 élus en 1967 formant le groupe Progrès et démocratie moderne (PDM).
C’est cependant le gaullisme qui peut s’afficher en principal adversaire des gauches qui se rapprochent les unes des autres, ce qui lui permet d’attirer les suffrages des électeurs de droite, et de personnalités comme Roger Duchet, Edgar Faure, et de Maurice Schumann, une partie des libéraux du CNIP préférant rejoindre le gaullisme que le CD, et le reste des nationalistes étant stagnant. Giscard d’Estaing représente la partie des libéraux ralliés à l’UNR, et il souhaite fonder un parti s’inscrivant dans la ligne politique du libéralisme favorable à l’indépendance algérienne, en s’adaptant à l’époque. Il fonde ainsi le groupe parlementaire des Républicains indépendants (RI), associé aux gaullistes avec 35 sièges, stabilisant la majorité contre trois ministères. Les RI, bien qu’alliés aux gaullistes, se distinguent peu à peu en critiquant certains aspects de la politique du général de Gaulle, fondant en 1966 la Fédération nationale des républicains indépendants (FNRI), dont le président est Giscard d’Estaing. Son appui est indispensable à la majorité à la suite des élections de 1967, qui voient les gauches se renforcer : les libéraux peuvent obtenir une réelle influence.
Les droites face à la contestation sociale généralisée (1968-1974)
La grève générale de mai 1968 provoque d’importants bouleversements politiques, notamment le triomphe électoral gaulliste de juin. Paradoxalement, les libéraux qui venaient d’être marginalisés remportent les élections présidentielles de 1974, avec Valéry Giscard d’Estaing qui écrase le gaulliste Jacques Chaban-Delmas : c’est le résultat d’une stratégie politique redoutable.
Cette évolution débute lors des dernières années de la présidence gaulliste, caractérisée par les désaccords entre de Gaulle et Pompidou, notamment dans le domaine économique. Alors que de Gaulle est influencé par la doctrine sociale de l’Église et souhaite instaurer une « participation » des salariés à la gestion des entreprises, Pompidou souhaite que l’État ne s’implique pas dans le dialogue social, étant plus favorable à une libéralisation croissante de l’économie à laquelle le général est réticent. Pompidou se sait menacé dans son poste en 1967 et s’implique donc dans la campagne, présentant un maximum de jeunes candidats dévoués, notamment Jacques Chirac, et imposant une candidature unique entre giscardiens et gaullistes, apportant une victoire de justesse à la majorité et sauvant son poste.
Pompidou peut dès lors imposer sa politique socio-économique et restructurer l’UNR à sa convenance, écartant les gaullistes de gauche lors des assises du parti en novembre 1967, et rebaptisant le parti Union des démocrates pour la Ve République (UD Ve), le laissant sous le contrôle de ses proches qui lancent une campagne d’adhésions. Quelques mois plus tard, la crise de mai-juin 1968 éclate, et Pompidou la gère avec succès, notamment par le biais de négociations sociales au ministère du Travail auxquelles sont présentes Jacques Chirac et Édouard Balladur, ainsi que les dirigeants syndicaux des patrons et salariés. En même temps, la police et le Service d’Action civique (le sulfureux SAC, service d’ordre gaulliste) se préparent à résister aux émeutes.
Le front des gauches, à la fin du mois, semble se fissurer, au niveau des syndicats comme entre les partis, puisque Mitterrand appelle de ses vœux un gouvernement Mendès-France, sans PCF. Cependant, de Gaulle décide après un moment de doute de suivre les conseils des gaullistes de gauche, persuadés que la situation est due à la politique socio-économique libérale de Pompidou. Après l’annonce ratée d’un futur référendum sur la participation, ce qui ne produit aucun effet, il disparaît sans en parler à personne le 29 mai, pour s’assurer du soutien des chefs militaires, avant de revenir le lendemain pour prononcer une allocution radiophonique annonçant la dissolution de l’Assemblée. Une manifestation gaulliste s’ensuit, avec une énorme affluence, le rapport des forces s’inversant en faveur des gaullistes, qui triomphent finalement aux élections législatives de juin, permettant à de Gaulle de remplacer Pompidou par Maurice Couve de Murville ; le parti gaulliste est à cette occasion renommé « Union pour la défense de la République » (UDR). Il durcit ainsi et clarifie ses positions contre le capitalisme et la « société mécanique » asservissant les travailleurs, proposant l’alternative de la participation, qui impliquerait notamment la redistribution des bénéfices aux salariés et leur implication dans la gestion de leur entreprise, ce qui provoque la colère du patronat.
De Gaulle souhaite mettre en place ce programme par le biais de plusieurs étapes : d’abord en l’appliquant à l’Université qui s’était soulevée en mai 1968 en substituant la direction à plusieurs conseils incluant les étudiants et les personnels de service à travers une loi promulguée en novembre, puis par un référendum transformant les institutions (avec des conseils régionaux élus au suffrage indirect, et un Sénat qui deviendrait une chambre consultative représentant les professions), et enfin une réforme transformant les rapports entre salariat et patronat pour imposer le partage du pouvoir. Il échoue cependant à la deuxième étape : seuls 10,5 millions d’électeurs, soit 47,6% des votants, approuvent le référendum du 27 avril 1969, et de Gaulle démissionne le lendemain.
Cette défaite est due en particulier à la trahison de Georges Pompidou, qui a rompu politiquement avec de Gaulle depuis l’affaire Markovic (durant laquelle des gaullistes des services de renseignements ont utilisé des photos truquées pour attenter à l’honneur de l’épouse de Georges Pompidou). Depuis qu’il n’était plus que député, il se contentait de renforcer ses liens avec les députés gaullistes qu’il a fait élire, mais il sous-entend dès janvier 1969 qu’il a ses propres velléités présidentielles, ce qui rassure une partie de l’électorat de droite et fait pencher la balance en faveur du « non » au référendum.
Dès la démission du général, Pompidou se présente pour prendre la suite, et s’ouvre tant aux giscardiens qu’à une partie du Centre démocrate, qui fait sécession avec notamment Jacques Duhamel, pour fonder le Centre démocratie et progrès (CDP). Tixier-Vignancour et Duchet le soutiennent également, et Pompidou peut se présenter comme le principal opposant au communisme, plutôt que le candidat du CD Alain Poher, rattrapé par Jacques Duclos dans les sondages. Pompidou l’emporte donc finalement avec 57,5% des voix, mais seulement 37% des inscrits. Pour compenser son déficit de prestige, il s’implique davantage dans les dossiers, par un exercice constant du pouvoir, un style conservé par les présidents suivants. Pompidou croit en effet, comme de Gaulle, que les nouvelles institutions peuvent permettre l’union des Français derrière un chef pour faire la grandeur de la France, tout en respectant les mêmes principes en politique extérieure. Cependant plus ouvert aux libéraux, il laisse le Royaume-Uni entrer dans la CEE. Son libéralisme (extérieur comme intérieur) est plus développé que celui de son prédécesseur, considérant qu’il permet seul la prospérité. Il demande donc à Giscard d’Estaing de dévaluer le franc de 12,5%, annulant quasiment la hausse des salaires de 1968. Tout est fait pour rendre l’économie française plus compétitive sur le marché, en renforçant les fleurons nationaux, par exemple en construisant un grand pôle sidérurgique à Fos-sur-Mer. L’objectif est de poursuivre l’industrialisation et la modernisation du pays : la production industrielle augmente d’un tiers en cinq ans, tandis que le pouvoir d’achat des salariés augmente de 25%.
Chaban-Delmas est nommé Premier ministre, s’inscrivant donc dans une forme de continuité malgré l’ouverture au Centre, le gouvernement s’élargissant au CDP et pouvant faire voter la confiance par l’Assemblée. Le gouvernement entend libérer la société et la faire prospérer, en organisant des rencontres entre syndicats et patrons, en laissant plus d’autonomie aux entreprises publiques, en supprimant le ministère de l’Information et en créant 21 conseils régionaux élus au suffrage universel. Les salaires, enfin, peuvent être mensualisés grâce à la croissance. Si Pompidou souhaite utiliser la contractualisation des relations sociales pour les pacifier, Chaban-Delmas souhaite revenir sur le projet de participation, mais c’est cette fois Pompidou qui a l’avantage.
Mais les gauches, sous son mandat, se reconstruisent, autour de François Mitterrand qui prend la tête du parti socialiste dans le cadre du congrès d’Épinay, et qui s’unit avec les communistes : un changement politique apparaît possible. Mitterrand, premier secrétaire du PS en juin 1971, rouvre les négociations pour un programme commun, qui aboutissent en juin 1972, malgré la tentative de Pompidou de les diviser par un référendum sur l’élargissement de la CEE, auquel le PCF était défavorable contre l’opinion du PS.
Acculé, Pompidou remplace Chaban-Delmas par Pierre Messmer, un gaulliste fidèle et homme d’ordre, qui rétablit le ministère de l’Information, prêt à tout pour remporter les élections législatives de mars 1973. Des dizaines de primaires sont organisées entre l’UDR et les RI, Pompidou souhaitant favoriser les non-gaullistes et s’allier avec les centristes. Il négocie donc avec Lecanuet à la suite du premier tour, et cette nouvelle alliance permet à la coalition de conserver la majorité et aux centristes de se renforcer à l’Assemblée, tandis que les gaullistes n’obtiennent qu’environ 25% des voix et 183 élus, contre 40% en 1968. Le nouveau gouvernement intègre davantage de non-gaullistes, comme Jean Royer au ministère du Commerce et de l’Artisanat, et 8 postes sur 38 pour les giscardiens. Giscardiens et centristes, en effet, ont obtenu davantage de suffrages que les gaullistes, affaiblis par la mort du général, mai 68 et les critiques des gaullistes de gauche.
Giscard avait marqué de plus en plus sa différence, appelant en 1968 le gouvernement à éviter le conservatisme, préférant la jeunesse et la modernité, pour permettre « l’évolution nationale » . La FNRI a donc vu un candidat de l’UDR investi dans chaque circonscription en juin 1968, le parti se trouvant fragilisé, alors qu’il souhaite combattre la participation, comme la réforme du Sénat où il se trouve majoritaire en compagnie de la CNIP dans un groupe commun : Giscard annonce voter « non » au référendum, et son parti soutient Pompidou aux élections présidentielles suivantes, lui permettant de revenir au ministère des Finances après l’avoir quitté suite à mai 1968. La FNRI se renforce peu à peu, prenant l’ascendant sur la CNIP au Sénat dans le groupe RI, et se mobilise sur les sujets de société contre le conservatisme du parti gaulliste, notamment contre l’interdiction de l’hebdomadaire Hara-Kiri en novembre 1970 après la parution d’un numéro ironisant sur la mort du général de Gaulle.
Les représentants du Centre (FNRI, CD et une partie des radicaux, divisés depuis la scission de 1972 du Mouvement des radicaux de gauche, ou MRG, ayant rejoint le Programme commun) entament des discussions, et en octobre 1972, Giscard affirme que la France souhaite être gouvernée au centre : il souhaite recomposer la majorité autour d’un axe non-gaulliste. Michel Poniatowski, secrétaire général de la FNRi, est cependant nommé ministre de la Santé par Pompidou, montrant l’ouverture grandissante de ce dernier au centre, alors qu’il est déjà affaibli par la maladie
Dans le même temps, les mouvements sociaux se multiplient au début des années 1970, qu’il s’agisse de paysans, de petits commerçants, d’ouvriers immigrés ou de féministes souhaitant obtenir le droit à l’avortement. C’est à cette époque qu’une centaine de familles de paysans se mobilisent contre l’extension du camp militaire du Larzac. Certains syndicats, notamment la CGT, considèrent que ces mouvements peuvent mener à un changement politique permettant à la gauche de gouverner. Affaibli, le pouvoir est plongé dans la tourmente à cause de scandales immobiliers et de micros posés dans les locaux du Canard enchaîné en décembre 1973, alors que des centaines de milliers de manifestants protestent contre la vie chère et que la guerre du Kippour est déclenchée en octobre, provoquant l’augmentation du prix du baril de pétrole et donc de l’inflation déjà en hausse. Les gaullistes, au même moment, se déchirent, entre Michel Debré furieux de la prise de distance de Pompidou par rapport au gaullisme et souhaitant revenir aux fondamentaux (l’ordre et la famille), et Chaban-Delmas, qui encourage l’intégration européenne et la participation. Dans ce contexte, Giscard d’Estaing apparaît comme la meilleure option face aux gauches, et au collectivisme.
Après la mort de Pompidou le 2 avril 1974, les droites se divisent entre Chaban-Delmas et Giscard d’Estaing, l’UDR d’une part et le CD (et 43 ministres et députés gaullistes, dont Jacques Chirac) d’autre part. Chaban-Delmas prône de nouveau la participation pour réconcilier la société et diviser les gauches, et même l’augmentation du SMIC de 1 000 à 1 500 francs par mois ; Giscard, au contraire, veut l’union des droites et l’ouverture au centre contre le collectivisme, à la suite de Pompidou, préférant les classes moyennes urbaines salariées aux ouvriers, mais souhaitant des réformes de société pour attirer les voix des jeunes.
Giscard devance ainsi Chaban-Delmas, avec 32,5% des voix contre 15%, mais Mitterrand est loin devant avec 43% des voix ; c’est finalement le libéral qui l’emporte de justesse, réussissant à utiliser l’anticommunisme et l’incapacité des gauches à gérer l’économie pour obtenir la victoire.
Conclusion
Pour Gilles Richard, si les citoyens et les partis peuvent se définir par des cultures politiques composées de valeurs et d’aspirations communes, il n’existe pas de réelles frontières entre ces familles. Des alliances sont possibles, et peuvent se succéder aux conflits, d’abord entre les partis ; mais les transferts entre électorats sont aussi possibles, fréquents, et même massifs. Certains électeurs de droite passent ainsi du RPF gaulliste, puis au CNIP libéral, puis de nouveau au gaullisme, et enfin au giscardisme.
De réelles différences existent pourtant entre les cultures politiques, notamment entre le gaullisme, centré sur la grandeur nationale, et le libéralisme, fondé sur le capitalisme. Ces cultures doivent cependant s’incarner dans des partis inscrits dans le système politique de leur époque. Selon leur stratégie, leurs valeurs fondamentales, leur programme et leurs électeurs, les familles politiques peuvent ou non s’imposer.
C’est ainsi que Gilles Richard explique l’affaiblissement du gaullisme malgré la victoire de juin 1968. Mouvement nationaliste pourtant issu d’un rejet d’un autre nationalisme (vichyste), il présente donc un caractère unique, et attire des électeurs selon le contexte, notamment au début de la guerre froide entre 1947 et 1951, et en 1958 lors de la guerre d’Algérie. Il s’agit, en quelque sorte, du mouvement vers lequel les Français se tournent lorsqu’ils sentent que leur pays est en péril. Les aspects socio-économiques des politiques publiques proposées par le mouvement sont moins importants que la grandeur nationale et la reconstruction du pays et des institutions, et c’est pourquoi les gaullistes peuvent s’allier aux libéraux, qui ont une conception divergente de l’économie mais qui leur permettent d’atteindre la majorité. C’est pourquoi Gilles Richard qualifie la République de 1958 à 1974 de « gaullo-libérale » , les libéraux prenant l’ascendant à la fin de la période et en particulier à partir de la démission du général de Gaulle, jusqu’à la victoire de Giscard d’Estaing, soutenu par les milieux d’affaires inquiets du projet de participation issu de la doctrine sociale de l’Église alors qu’ils viennent déjà de faire d’importantes concessions après mai 1968. Dans un contexte de déchristianisation, la piste proposée par de Gaulle semblait archaïque, et représentait pour les libéraux que son temps était passé ; c’était désormais le temps du libéralisme de Giscard d’Estaing, toujours inachevé aujourd’hui.
- RICHARD Gilles, Histoire des droites en France. De 1815 à nos jours, Paris, Perrin, 2023, 784 p. ↩︎