Les droites depuis 1974 : l’intégration de la France dans l’UE et la question nationale

Au cours des trois articles précédents, je me suis servi de l’ouvrage de Gilles Richard1 pour revenir sur l’histoire des droites. Je terminerai ici par la dernière partie de son livre, portant sur les droites depuis 1974.

Giscard, élu en 1974, s’inscrit dans la tradition libérale, républicaine modérée, comme certains de ses prédécesseurs (Grévy, Poincaré…), mais il est le premier à disposer d’autant de pouvoirs, ce pourquoi son élection est un moment de basculement vers la société entrepreneuriale, fondée sur la concurrence et inscrite dans une UE néolibérale, dans laquelle nous vivons aujourd’hui, après la disparition du contre-modèle communiste. Les autres familles politiques sont en voie de disparition : démocrates-chrétiens (du MoDem aujourd’hui, même si son leader historique est aujourd’hui à Matignon), gaullistes, agrariens, radicaux, communistes, socio-démocrates (le PS ayant renoncé à beaucoup de réformes sociales)… L’UE est désormais la structure supranationale concrète à laquelle la France s’est intégrée.

La société s’est transformée sous l’influence du néolibéralisme : la troisième révolution industrielle s’est caractérisée par la transformation d’entreprises en multinationales entrant en bourse, au moment où la robotisation participait à l’explosion du chômage depuis 1974 (de moins de 500 000 à plus de 6 millions).

L’autre famille politique de droite a avoir survécu est celle des nationalistes, représentés à partir du 1972 par le Front national, premier parti en nombre d’électeurs. Ainsi, alors que le clivage gauche-droite est encore central en 1974, les lignes se meuvent jusqu’à aujourd’hui, notamment avec le tournant néolibéral du PS, et l’affrontement de plus en plus significatif entre les deux familles de droite (néolibéraux et nationalistes), jusqu’à prendre la place de l’affrontement historique entre gauche et droite depuis 2017. Bien qu’hégémoniques, les droites sont donc aujourd’hui particulièrement divisées.

La France de Valéry Giscard d’Estaing et le chômage de masse (1974-1981)

L’objectif original de Giscard était la réconciliation sociale, en s’inspirant des gauches pour une partie de son programme ; cependant, l’arrivée du chômage de masse le surprend et modifie ses plans. Dans la première partie de son septennat, Giscard s’inscrit en effet dans le libéralisme, notamment en réduisant la censure au cinéma pour les films pornographiques, et en négociant avec les représentantes des prostituées sur la question de leur pénalisation : il s’agit d’une rupture avec le « gaullisme d’ordre » , en prenant acte de l’évolution de la société et de la baisse d’influence de l’Église et de la morale traditionnelle. Giscard veut montrer sa proximité avec les Français, par exemple en visitant des prisons en 1974, ce qui fut suivi de la création de première peines de substitution l’année suivante. Dans sa réforme de la société, il abaisse la majorité civile et électorale à 18 ans, et démantèle l’ORTF, et concernant l’économie, il renforce les droits des salariés licenciés économiquement. La ministre emblématique des réformes sociétales de l’époque est Simone Veil, ministre de la Santé, qui simplifie l’accès à la contraception et légalise l’interruption volontaire de grossesse, malgré l’opposition des gaullistes de l’UDR.

Cependant, le chômage prend son envol, le nombre de chômeurs passant de moins de 400 000 à plus de 900 000 entre décembre 1973 et décembre 1975. D’après Gilles Richard, il s’agit du résultat des politiques gouvernementales associées aux demandes des grands patrons : une immigration massive avait été organisée pour freiner la hausse des salaires au cours des années 1960, et la fin de la guerre d’Algérie avait entraîné l’arrivée de 400 000 actifs en 1962. L’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) est donc créée en 1967, alors que le nombre de chômeurs augmente. Le phénomène s’amplifie lorsque les grandes entreprises comme Renault automatisent la production pour écarter certains salariés et leurs revendications sociales. Ainsi, le chômage est une conséquence de la troisième révolution industrielle (électronique) et de la multiplication des acteurs économiques suivant la décolonisation, tout comme la hausse du prix du baril, la désindexation du dollar sur l’or et l’inflation.

Le gouvernement est divisé face à la crise, entre ceux souhaitant lutter contre l’inflation et ceux inquiétés par le chômage, alors que les gauches remportent les élections cantonales de mars 1976 avec 56,3% des voix. Ainsi, Jacques Chirac, alors Premier ministre gaulliste issu de l’UDR, est en désaccord avec le camp libéral, défendant quant à lui une relance keynésienne de l’investissement, alors que Giscard et son ministre du Commerce extérieur Raymond Barre sont prêts à un tournant néolibéral. Chirac démissionne donc en août 1976, remplacé par Raymond Barre.

Issu d’une famille libérale et catholique, lui-même économiste, Raymond Barre est proche des gaullistes et des démocrates-chrétiens, sans être affilié à un parti ; il cumule son nouveau poste avec celui de ministre des Finances. S’affirmant libéral en opposition au « socialisme collectiviste » , il n’est pas pour autant favorable au laissez-faire, souhaitant associer l’intervention de l’État à la liberté économique. C’est un néolibéral : autrement dit, il souhaite que l’État intervienne pour défendre le capitalisme contre le programme des gauches. Persuadé que l’inflation est la conséquence des hausses de salaire et d’une volonté de moins travailler mais de gagner plus, il veut au contraire s’inscrire dans le néo-libéralisme ordo-libéral (qui diffère du néo-libéralisme anglo-saxon dont le cœur est la dérégulation totale) qui tend à réguler et encadrer le marché pour favoriser la concurrence et éviter les monopoles.

Le gouvernement augmente donc les cotisations sociales et les tarifs des services publics, tout en soutenant économiquement les entreprises, par exemple par un allègement des cotisations ou des aides à l’innovation et à l’exportation. Plus généralement, il mène une politique favorable aux milieux d’affaires, notamment en défiscalisant les actions achetées par les particuliers en août 1978. Le patronat, contre la contestation sociale, accentue sa communication, en promouvant le modèle de l’entreprise ; François Seyrac, secrétaire général du Conseil national du patronat français (CNPF), participe ainsi à un débat de deux heures sur la grève en octobre 1970, et organise tous les deux ans des assises nationales. Le patronat cherche aussi à repenser l’organisation taylorienne du travail, à rallier les cadres avec la direction participative par objectifs, ou BPO, et à individualiser les relations professionnelles pour briser les syndicats, notamment avec le concept de relations humaines.

Les grèves, cependant, s’affaiblissent dans les années 1970, sous l’effet de l’érosion de la classe ouvrière : le nombre de syndiqués diminue fortement à partir de 1977, et les ouvriers professionnels, notamment de la métallurgie, sont peu à peu éliminés par les licenciements économiques ou encore la filialisation des usines. Le gouvernement agit en revanche en faveur des catégories salariées plus fragiles : les femmes (avec le travail à temps partiel pour concilier maternité et emploi), les jeunes (par le biais des formations professionnelles pour favoriser leur entrée sur le marché du travail), et les immigrés (par le regroupement familial). Dans le contexte de la crise, la politique gouvernementale se durcit cependant contre ces derniers, en conférant notamment en 1980 la possibilité aux préfets d’expulser plus facilement les étrangers en situation irrégulière.

Malgré la montée persistante du chômage, les gauches perdent les élections législatives de 1978, l’alliance entre PCF et PS ayant été rompue en 1977, comme celle entre CGT et CFDT, cette dernière se rapprochant du gouvernement.

A l’Assemblée, les gaullistes sont cependant toujours en position de force, avec 183 députés, par rapport au reste des droites : 55 RI (issu de la scission du CNIP autour de Giscard en 1966), 34 réformateurs démocrates sociaux (issu notamment du Parti républicain, radical et radical-socialiste, ou PRS, et du Centre démocrate, ou CD), et 30 députés de l’Union centriste. C’est pourquoi ce fut le gaulliste Chirac qui fut chargé de former un gouvernement et de faire évoluer l’UDR vers le giscardisme, alors que la FNRI devait se rapprocher des centristes, et qu’on tentait de rallier une partie du PS. Chirac est ainsi élu secrétaire général de l’UDR dès décembre 1974, et le Centre des démocrates sociaux (CDS), issu de la fusion entre Centre démocratie et progrès (CDP) et Centre démocrate (CD), est formé en 1976.

Si une partie des radicaux rallie le gouvernement, ce dernier échoue cependant à aller plus loin. Les gaullistes, de 1974 et 1976, s’émancipent aussi progressivement, l’UDR étant exaspéré par les réformes de société, et Chirac se courrouçant des relations directes entretenues par Giscard avec le ministre des Finances Jean-Pierre Fourcade, sans qu’il ne soit consulté : cela explique partiellement sa démission d’août 1975, suivie par la transformation de l’UDR en Rassemblement pour la République (RPR) le 5 décembre, pour incarner le gaullisme d’ordre et s’émanciper de Giscard et de son libéralisme avancé, en affrontant les gauches sans compromis. Aux élections municipales de 1977, Chirac remporte la mairie de Paris, malgré la candidature concurrente d’un proche de Giscard. Les élections de 1978 sont ainsi l’occasion pour Giscard de tenter de marginaliser les gaullistes, à travers l’Association pour la démocratie (AD) formée en 1976 afin d’unir les forces favorable au giscardisme et de relancer sa communication en se fondant sur une analyse méthodique des attentes des catégories socioprofessionnelles et des autres données, en intervenant dans les médias par le biais de philosophes et d’économistes, etc.

C’est dans ce contexte que naît l’Union pour la démocratie, à partir du Parti républicain (PR, qui a remplacé la FNRI en mai 1977), du CDS et des radicaux valoisiens (ayant survécu à la scission de 1972 qui a vu le départ des radicaux de gauche au sein du PRG). L’UDF, formée le 1er février 1978, a ainsi pour objectif de remporter les élections sur la ligne giscardienne. Ainsi, à la suite des élections (remportées par la droite), le RPR obtient 154 députés, et l’UDF 121, permettant le rééquilibrage des droites, et Lecanuet devient le président du nouveau parti.

L’UDF est fondé en grande partie sur la construction européenne, et donc l’action de Giscard associé avec Helmut Schmidt de la RFA pour renforcer l’intégration européenne, par exemple par la réunion pluriannuelle du Conseil européen à partir de décembre 1974, à l’initiative de la France, ou la naissance du Système monétaire européen en 1978 fondé sur l’ECU, monnaie de compte commune. De premières élections européennes ont lieu en 1979 pour les neuf pays de la Communauté européenne, et en France, c’est la liste de Simone Veil qui l’emporte avec 28%, alors que la liste de Chirac n’obtient que 16%, malgré son opposition à la fédéralisation en cours.

Cependant, Giscard souhaite remplacer Raymond Barre à partir de 1979 et du deuxième choc pétrolier lié à la révolution iranienne, et il pense à nommer une personnalité issue du RPR pour fracturer le parti et rallier certains à Giscard. Plusieurs candidats sont envisagés, notamment Robert Boulin, ministre du Travail, mais ce dernier meurt dans des conditions obscures le 30 octobre, l’implication du SAC, qui aurait souhaité éviter l’affaiblissement du RPR, étant parfois mise en cause. Ces tentatives sont donc un échec alors que les élections présidentielles approchent.

La division règne dans le champ politique : le PCF reste en autarcie du fait de son soutien à l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS, le PS est divisé entre les partisans de Mitterrand et de Rocard à la suite du congrès de Metz d’avril 1979, et le RPR lui-même se scinde entre le courant historique (notamment porté par Michel Debré) et le « reaganisme » prôné subitement par Chirac à rebours des origines du RPR, plus proche d’un « travaillisme à la française » . Le camp giscardien, cependant, est menacé par le chômage de masse, qui n’a cessé de sévir depuis le début du septennat, avec désormais 1,8 million de chômeurs.

Les gauches au pouvoir et l’abandon du programme de réformes (1981-1984)

Le chômage coûte à Giscard sa réélection : Mitterrand est élu Président le 10 mai 1981. C’est la deuxième fois qu’un socialiste devient président de la République, et la première fois qu’il possède autant de pouvoirs, alors que les communistes reviennent au gouvernement pour la première fois depuis 1947. Les électeurs de gauche espèrent donc que d’importantes réformes sociales seront mises en place. Cependant, le gouvernement y renonce au fil des années, face à la mobilisation du patronat et des droites et dans le contexte de l’essor du néolibéralisme (Kohl, Thatcher, Reagan).

Le contexte plus global menant à la victoire de Mitterrand était en effet ambivalent. Les droites se renouvelaient, notamment à travers les réflexions du club de l’Horloge, fondé en 1974 par des énarques issus de Sciences Po tels qu’Henry de Lesquen, toujours son président aujourd’hui. Le club s’inspire du Cercle Pareto, issu de la pensée d’un intellectuel libéral italien opposé au socialisme, et du GRECE animé par le néo-traditionaliste et inspirateur de la Nouvelle Droite Alain de Benoist. L’objectif du club est de synthétiser ces deux inspirations pour lutter contre « l’égalitarisme » dans tous les domaines, en opposition à l’esprit de 1968 qui contestait les hiérarchies, notamment entre hommes et femmes, ou entre patrons et salariés. Le club s’inspire également de théories biologiques réinterprétées pour justifier les inégalités, et fonde une doctrine d’organicisme social. Cette doctrine est diffusée par certains hommes politiques de droite se détachant de Giscard à cause de l’explosion du chômage, notamment par Robert Hersant, éditeur de presse de droite, propriétaire du Figaro depuis 1975. Alain Peyrefitte, ancien garde des Sceaux sous Raymond Barre, publie quant à lui un essai s’inscrivant dans cette mouvance, analysant ce qu’il estime être les causes historiques de la crise nationale, comme l’absolutisme ou le jacobinisme. Pour apaiser le pays, il prône des réformes libérales et modernes dans l’économie, mais aussi la conservation de l’ordre social, en relançant la natalité de la « race blanche » , contre les valeurs de Mai 68.

Ainsi naît une philosophie politique liant néolibéralisme et défense conservatrice de l’ordre social, dans le contexte d’une hausse de la délinquance, en particulier dans les grands ensembles construits massivement depuis 1955, dans des territoires périphériques sans infrastructures culturelles et de loisirs, au sein de familles où les deux parents sont au travail, ou sont au contraire au chômage ; le terrorisme, enfin, est en plein essor, ce qui aggrave la situation, de même que la violence socio-politique, notamment à travers le groupe communiste Action directe à l’origine de plusieurs attentats à partir de 1979. En réaction, la loi répressive Sécurité et liberté est adoptée en février 1981, et alourdit notamment les peines prévues pour les crimes les plus graves, malgré l’opposition du PS. L’objectif de la politique sécuritaire est double : lutter contre la délinquance et affaiblir les solidarités sociales en poussant les Français à se replier sur leur sphère privée. Le climat, par rapport à 1968, a donc bien changé.

Dans un contexte d’augmentation de l’abstention (à 19% le soir du premier tour contre 15% en 1974) illustrant un début de désengagement des citoyens vis-à-vis du débat politique, les droites remportent le plus de suffrage au premier tour des élections présidentielles, avec un total de 49,3%, dont 28,3% pour Giscard et 18% pour Chirac, alors que les gauches atteignent 46,8%, avec 25,8% pour Mitterrand et 15,3% pour Georges Marchais. Cependant, Chirac et le RPR incitent secrètement leurs électeurs à voter pour Mitterrand, même si Chirac appelle en public à soutenir le Président. Le PCF, de l’autre côté, soutient discrètement Giscard, sur la consigne de l’URSS. En effet, le PCF est en net recul, embourbé dans son soutien au régime soviétique, malgré par exemple le génocide mis en œuvre par les Khmers rouges au Cambodge, et l’enlisement en Afghanistan, qui participent au déclin du PCF. Son poids au sein des gauches étant moins important, la victoire de Mitterrand paraît dès lors moins effrayantes, et les deux tiers d’1,7 million d’abstentionnistes du premier tour le soutiennent au second, qui bénéficie aussi du report des voix écologistes grâce notamment à son opposition à l’extension du camp du Larzac.

Mitterrand l’emporte donc, et Chirac espère en vain en profiter pour faire gagner le RPR aux élections législatives anticipées, mais c’est le PS qui obtient la majorité absolue du fait de l’abstention des électeurs de droite découragés. Avec 286 députés au sein du groupe socialiste, le gouvernement Mauroy peut ainsi mener des réformes comparables à celles de 1936 et de la Libération : augmentation du SMIC de 10% et des allocations familiales de 25%, passage de la semaine de 40h à 39h, cinquième semaine de congés payés, retraite à 60 ans… La fiscalité, dans le même temps, augmente pour les hauts revenus, alors que des dizaines de banques et entreprises industrielles sont nationalisées. La société, enfin, se libéralise davantage, par exemple avec l’abolition de la peine de mort, et la régularisation de 130 000 immigrés sans papiers.

Les droites, par l’obstruction parlementaire (notamment un discours de quatre heures du député UDF Alain Madelin), et leur presse menée par Robert Hersant se mobilisent contre toutes ces mesures. Des militants au sein des corps intermédiaires s’y opposent également, par exemple au sein des professions libérales de santé qui se mobilisent notamment contre la suppression des lits privés dans les hôpitaux publics en 1982 ; la même année, les soutiens de l’école privée, mobilisés par l’Association des parents des écoles libres (APEL) et l’Église, s’insurgent aussi jusqu’en 1984 contre un projet de fusion entre les écoles privées et publiques, avec par exemple 500 000 manifestants à Versailles le 5 mars 1984. 25 000 patrons se réunissent également en 1982 pour faire part de leurs opinions et de leur opposition aux normes et aux charges et impôts. D’autres mouvements, dans différents secteurs, illustrent la mobilisation renouvelée des droites. Les élections suivantes confirment cette dynamique, avec quatre victoires lors d’élections législatives anticipées pour trois députés socialistes sortants, et 31 villes de plus de 30 000 habitants prises aux gauches en 1983.

Au sein des droites, c’est le RPR qui prend l’ascendant sur l’UDF, du fait de la défaite de Giscard : l’union entre les sociaux-démocrates, radicaux « valoisiens » (survivants de la scission), giscardiens et démocrates-chrétiens n’avait pu s’achever à temps, et le leadership manquait désormais. La ligne de Giscard et de Barre est contestée par celle de François Léotard, secrétaire général du PR depuis 1982 qui influence l’UDF pour le rapprocher des positions de Reagan, vers le néolibéralisme, contre le relatif étatisme giscardien. Le RPR est mieux placé pour s’opposer aux gauches, par rapport auxquelles Chirac se positionne comme adversaire principal. Un pacte est signé avec l’UDF dès janvier 1982, alors que des clubs comme le Club 89 de Michel Aurillac et Alain Juppé réfléchissent sur le programme des futures élections. Ce programme évolue nettement vers le néolibéralisme et promet de « désétatiser » la France lors des assises extraordinaires de janvier 1983, notamment en diminuant le nombre de fonctionnaires pour le ramener à celui qu’il était en 1972. Le RPR prône la liberté et la responsabilité, considérant que les individus sont responsables de leur propre réussite, contrairement à la sensibilité originelle du parti. L’évolution est aussi franche concernant l’Europe, Chirac défendant depuis 1983 le Système monétaire européen (et donc l’intégration européenne), puis une liste unique des droites européennes en 1984. Le rapprochement idéologique avec l’UDF est ainsi acté, mais ce dernier est désavantagé, étant moins unifié.

Au gouvernement, dès 1982, Jacques Delors (ministre de l’Économie et des Finances) annonce une pause des réformes et le début d’efforts collectifs, un plan de rigueur étant annoncé quelques semaines plus tard, le 9 juin, par Mitterrand : les prix et revenus sont ainsi bloqués pour quatre mois, et le franc est dévalué (ce qui augmente les prix mais facilite les exportations). Au début 1983, Pierre Mauroy décide sous l’influence de Rocard de relancer la rigueur, avec une nouvelle dévaluation, et des ordonnances pour réduire le déficit et l’inflation (proche de 15%), afin de respecter les règles du Système monétaire européen. Le gouvernement ne parvient pas non plus à lutter contre le chômage de masse, avec une nouvelle vague de licenciements entre mai et octobre 1981, pour atteindre 2 millions de chômeurs, et 2,4 millions en septembre 1984 du fait de l’arrêt du recrutement massif de fonctionnaires. Cette politique et les licenciements successifs provoquent en décembre 1983 une grève très dure dans l’usine de Poissy, du groupe PSA, réprimée par les forces de l’ordre envoyées par le gouvernement.

Les socialistes finissent eux-mêmes par participer à l’essor du chômage de masse : alors que Mitterrand avait promis en 1981 aux Lorrains que leur région serait dorénavant source d’espoir, il supprime en mars 1984 30 000 emplois du secteur sidérurgique après avoir nationalisé Sacilor et Usinor. Le Président, encore une fois, justifie sa décision par la nécessité de respecter les accords européens, et notamment la CECA, qui interdit toute subvention à la filière.

Les européennes de 1984 voient pourtant la victoire des droites : malgré une abstention grimpant à 43%, et face aux gauches pesant 35% des suffrages, la liste de Simone Veil et d’Alain Juppé obtient 43% des voix, et 11% pour un parti émergent : le Front national. Les autres partis de droite, cependant, croient qu’il ne s’agit que du fait d’électeurs de droite plus impatients de mettre fin au gouvernement des gauches, d’autant plus que des alliances locales avaient déjà uni l’UDF, le RPR et le FN, notamment lors des élections municipales de Dreux en 1983.

Le coup de grâce à la politique de gauche est porté par l’opposition au projet de loi Savary qui visait à intégrer les écoles privées au sein d’établissements d’intérêt public, ce qui aurait porté atteinte à leur autonomie : plus d’un million d’opposants au projet défilent le 24 juin 1984, issus des partis et syndicats de droite comme la Confédération générale des cadres (CGC). Mitterrand annonce en réponse le retrait du projet, Savary démissionne, puis le gouvernement tout entier : la fin du gouvernement Mauroy illustre le renoncement des gauches à mener les combats par lesquels elles s’étaient illustrées depuis les années 1980, c’est-à-dire l’éducation laïque et une politique socio-économique favorisant les salariés. Le nouveau gouvernement est formé par Laurent Fabius, nommé Premier ministre le 17 juillet 1984, et les communistes n’en font pas partie.

L’émergence du FN peut alors s’expliquer : puisque les différences entre gauches et droites s’atténuent, le nationalisme peut revenir et proposer sa propre vision du monde pour remodeler le système partisan, qui voit donc l’émergence de nouvelles forces politiques telles que les écologistes (Les Verts-Confédération écologiste-Parti écologiste) et le Front national.

Alternance et cohabitations : l’émergence de la question nationale avec le FN (1984-2002)

Une période inédite s’ouvre à la suite de l’abandon de la politique sociale par le PS, faite de cohabitations (de 1986 à 1988 et de 1993 à 1995 avec un Président socialiste et un Premier ministre du RPR associé à l’UDF, et de 1997 à 2002 avec un Président issu du RPR et un Premier ministre représentant les gauches). Les majorités parlementaires sont fluctuantes : socialiste (1984-1986), RPR-UDF (1986-1988), socialiste (relative) de nouveau (1988-1993), nettement RPR-UDF (1993-1997), gauche plurielle (1997-2002). C’est donc une situation d’alternance : les partis au pouvoir changent régulièrement, surtout au gouvernement, et doivent collaborer avec leurs opposants au sein du pouvoir exécutif pendant neuf ans, lors des cohabitation. Cela conduit à une diminution des divergences politiques entre les droites et les gauches, ce qui finit surtout par affaiblir ces dernières à cause de leur renoncement à appliquer un programme social, le PCF étant par ailleurs en déclin net (passant de 4,4 millions de voix en 1981 à 900 000 en 2002). D’autre part, le FN et la question nationale qu’il pose sont en plein essor, rejetant l’ancien clivage social entre gauches et droites, mais préférant opposer les mondialistes aux nationalistes, dans le cadre de l’intégration européenne. Bien qu’incapable de parvenir au pouvoir, le parti est présent au second tour des élections présidentielles de 2002, mettant cette nouvelle question au cœur des débats, comme le PCF l’avait fait des années 30 aux années 70 sans exercer lui-même le pouvoir.

Le FN est au départ un groupuscule nationaliste au même titre que les autres. Il est issu d’Ordre nouveau (ON), un mouvement fondé en 1969 issu du syndicat étudiant nationaliste GUD et de la revue L’Élite européenne. Son nom renvoie à la doctrine nazie du nouvel ordre européen qui visait à réorganiser l’Europe par des critères ethniques. Prenant acte de la décolonisation (ses militants ayant souvent été membres du mouvement Occident, dissous un an plus tôt et nettement colonialiste), ON se réoriente pour défendre la « race blanche » et lutter contre les Juifs « cosmopolites » . Influencé par le GRECE d’Alain de Benoist et la Nouvelle droite, il entend reconstruire le nationalisme sur de nouvelles bases après la mort du général de Gaulle (haï par les militants), en incluant cependant un pan électoral à son action : c’est ainsi que naît le Front national.

ON s’inspire, et est soutenu financièrement, par le MSI italien, parti néo-fasciste dont l’un des représentants est présent lors du premier congrès d’ON en 1970. La flamme tricolore du logo du FN est ainsi inspirée de celle du MSI, laquelle figure au-dessus d’un socle représentant selon Gilles Richard le tombeau de Mussolini. Jean-Marie Le Pen, ancien député poujadiste, prend la présidence du mouvement, en partie du fait de son prestige comme vétéran de la guerre d’Algérie. Les premiers résultats électoraux, jusqu’en 1981 inclus (Jean-Marie Le Pen échouant à se présenter), sont très décevants, ne dépassant généralement pas 1% des voix, et le FN sous l’égide de Jean-Marie Le Pen souhaite alors s’émanciper d’ON dont il devait être la vitrine électorale.

Il profite pour cela de sa médiatisation et de son éloquence, ainsi que des réseaux qu’il a bâti pendant la guerre d’Algérie et son militantisme au sein du CNIP (entre 1958 et 1962), partageant avec ses anciens membres l’antigaullisme et la volonté d’union des droites. Il fait surtout campagne sur le thème de la lutte contre l’immigration à partir de 1978, en l’accusant de nourrir le chômage et l’insécurité, dans la lignée de la politique sécuritaire mise en place notamment sous Alain Peyrefitte. Et à partir de 1984, le FN émerge définitivement sur la scène nationale : profitant du tournant de la rigueur du PS, de l’effacement du PCF, et de la nouvelle ligne européiste du RPR, le FN peut se positionner comme le camp de l’Europe des patries, obtenant 10,95% des voix. Poursuivant sur cette lancée, Jean-Marie Le Pen s’implique dans les élections législatives et régionales de 1986, se présentant personnellement et obtenant 35 députés et 10% des voix (en profitant du scrutin proportionnel pour ces élections). Il peut alors émettre des propositions de loi illustrant son programme, comme la préférence nationale pour les allocations ou le rétablissement de la peine de mort.

Aidé par son directeur de campagne Bruno Mégret, un membre du Club de l’Horloge entré au FN à l’été 1988 après avoir été membre du RPR, il se présente aux élections présidentielles de 1988, auxquelles il obtient 14,5% des voix malgré sa déclaration révisionniste et antisémite sur la Shoah comme « point de détail de la Deuxième Guerre mondiale » . Contrairement aux précédents mouvements nationalistes (comme les boulangistes, maurrassiens et poujadistes), le FN parvient donc à persister dans la durée, ce qui contraint les autres partis de droite à se positionner par rapport à ce parti à l’identité idéologique ambivalente. Qualifié de fasciste par beaucoup de ses adversaires de gauche, le parti refuse le terme d’extrême droite, ayant embrassé la légalité plutôt que la révolution.

Gilles Richard affirme quant à lui que cette expression n’est pas adaptée pour décrire le champ politique. De manière générale, il considère que ce champ n’est pas structuré par un simple axe opposant la gauche et la droite, avec des partis plus ou moins modérés ou extrêmes, mais par des familles politiques, que l’on peut situer à droite ou à gauche selon leur positionnement par rapport à une question centrale propre à son époque. Plutôt qu’à l’extrême droite, le FN appartient ainsi à la famille nationaliste, par le symbole de la flamme, le nom de ses listes de « Rassemblement national » en 1986 faisant écho au parti de Tixier-Vignancour, les références à Jeanne d’Arc… parmi les candidats à la députation, on retrouve par exemple Hubert Massol, membre du Bureau de l’Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain. Ils sont rejoints par Romain Marie, et ses comités Chrétienté-Solidarité (CCS, créés en 1982 et dont les origines sont liés à L’Action française) qui s’impliquent dans l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, occupée par la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X qui s’oppose par ailleurs à Vatican II et aux valeurs révolutionnaires – c’est là que les enfants de Marine Le Pen furent baptisés. Le FN s’inscrit donc dans l’histoire longue du nationalisme français, avec le même univers symbolique et référentiel. Tous ces nationalistes haïssent de Gaulle pour ses contacts avec les communistes au gouvernement provisoire, pour avoir laissé mourir Pétain en détention, avoir décolonisé l’Algérie… Ainsi, nombre d’anciens collaborationnistes et de négationnistes se retrouvent au FN.

C’est pourquoi de plus en plus de figures de droite, comme Simone Veil et la giscardienne Monique Pelletier, refusent toute alliance avec le FN, même si d’autres l’acceptent pour battre les « socialo-communistes » , influencés par les réflexions du Club de l’Horloge sur la décadence, l’immigration et la chute de la natalité. Ainsi, sans s’allier avec les nationalistes, le gouvernement Chirac nommé après la victoire des droites en 1986 mettent en œuvre des politiques proches des sensibilités nationalistes, comme l’accroissement du nombre de places dans les prisons ou la lutte contre l’immigration clandestine et même la remise en cause du droit du sol, sous l’influence de Charles Pasqua devenu ministre de l’Intérieur. Philippe de Villiers (au FR au sein de l’UDF), dans le même temps, est nommé secrétaire d’État à la Culture, pour envoyer un signal aux nationalistes de la mouvance catholique identitaire. Enfin, aux élections de 1988, durant l’entre-deux tours, Chirac va jusqu’à rencontrer Jean-Marie Le Pen, tandis que Pasqua affirme que les valeurs du FN et de la majorité sont les mêmes, ce qui ne suffit pas à obtenir plus de la moitié des voix des électeurs du FN.

A la suite de la réélection de Mitterrand, l’Assemblée est dissoute, et les gauches l’emportent. Les droites sont affaiblies : l’UDF perd une partie de ses membres séduits par Rocard et sa « deuxième gauche » , son gouvernement incluant sept ministres giscardo-barristes. Cette stratégie mène le CDS à créer son propre groupe parlementaire : l’Union du centre, avec 40 députés prêts au compromis avec le gouvernement, contre 90 élus au groupe UDF, où le PR prend la place centrale. Le CDS, sous l’influence de François Bayrou, mène même une liste séparée et rivale de la liste RPR-UDF aux élections européennes de 1989, et obtient 1,5 million de voix, contre 5,2 millions pour la liste de Giscard, et 4,3 millions pour celle des socialistes. La scission se poursuit sur le thème de l’immigration, Giscard et Chirac prenant des positions polémiques favorables aux idées nationalistes, ce qui indigne la CDS et fracture davantage les droites, en particulier l’UDF.

Chirac, président du RPR et maire de Paris, garde cependant le contrôle du RPR, mais ce dernier est menacé par l’émergence du FN, puisque les artisans, commerçants et petits patrons sont nombreux à voter pour ce parti, alors qu’ils étaient historiquement un soutien historique du gaullisme depuis les années 1960. Les rapprochements idéologiques ne lui permettant pas de remporter les élections de 1988, Chirac en prend acte et décide de suivre la ligne proposée par Balladur et Alain Juppé : le néolibéralisme. Cette décision pousse son allié Pasqua à constituer une tendance rivale au sein du RPR, pour revenir au gaullisme populaire et social, s’alliant à Philippe Seguin, qui s’oppose lui aussi au néolibéralisme. Pasqua cherche à prendre le contrôle de ce qui reste du CNIP (qui a quitté le CD en 1967), par le biais de son allié Yvon Briant, un ancien du FN qui parvient à devenir président du CNIP en 1989 pour y défendre le programme du FN tout en s’alliant avec l’UDF et le RPR. Cette stratégie ne suffit cependant pas à Pasqua pour remporter plus de 31% des voix des adhérents du RPR aux assises du Bourget de 1990 – Yves Briant mourant par ailleurs dans un accident d’avion en 1992.

Les droites sont davantage fracturées encore par le référendum portant sur le traité de Maastricht, en 1992, ce qui est précisément l’objectif de Mitterrand : si le FN s’oppose à davantage d’intégration européenne, l’UDF pourtant européiste se divise en interne du fait de la mobilisation de Philippe Villiers, qui fait sécession. La crise est plus grave encore au RPR, historiquement gaulliste et opposé au transfert de souveraineté vers une entité supranationale : Pasqua et Séguin militent contre le traité. A gauche, dans le même temps, le PCF s’oppose lui aussi à Maastricht, comme des socialistes menés par Jean-Pierre Chevènement.

Le référendum est finalement voté avec 51% de « oui » , mais Mitterrand et les gauches n’en profitent guère, du fait du chômage de masse qui touche 3 millions de personnes la même année, et de plusieurs scandales tels que celui du financement illégal du PS (le scandale Urba-Graco), alors que les socialistes perdent les élections cantonales et régionales de mars 1992. Le RPR et l’UDF peuvent ainsi se réconcilier et remporter les élections législatives de 1993, sans nécessité d’alliance avec le FN, tandis que le CDS se réconcilie avec l’UDF. Le scrutin est catastrophique à gauche, avec moins d’un tiers des voix : le PS dégringole, de 9,2 millions de voix en 1988 à 5,2 millions, alors que le PCF passe de 2,7 millions à 2,3 millions, contre 3 millions pour les différents partis écologistes. Ces divisions profitent aux droites, et à la coalition RPR-UDF, qui passe de 9 à 10 millions de suffrages. Le résultat en termes de nombre d’élus est sans appel : 257 pour le RPR, 215 pour l’UDF, et 80 pour les gauches. C’est la plus forte majorité de droite depuis 1815, même si le FN n’a aucun élu, avec pourtant 3,2 millions de voix contre 2,4 en 1988. Édouard Balladur est alors nommé Premier ministre, Jacques Chirac restant maire de Paris et président du RPR dans l’attente des élections de 1995, auxquelles il est prévu (avec l’accord d’Édouard Balladur) qu’il se présente.

Au FN, sous l’influence du délégué général Bruno Mégret, l’objectif est de se transformer en parti de gouvernement, sous l’influence de membres du Club de l’Horloge, et par le biais d’instances comme l’Institut de formation nationale destiné à former les cadres à la culture politique, permettant de professionnaliser le parti. Le parti s’investit aussi dans des élections municipales au sein de petites communes et même des villes plus importantes : Dreux passe sous l’égide du FN en 1989, et en 1995, trois grandes villes dont Toulon sont conquises. Bruno Mégret élabore un programme destiné à associer les électeurs de droite et les classes populaires abstentionnistes. C’est un programme complet, abordant même l’écologie, mais dans une perspective raciste critiquant le métissage mettant en péril le « milieu ethnique, culturel et naturel des peuples » , luttant donc principalement contre l’immigration, surtout de la population musulmane. Le vocabulaire se lisse, sous l’influence du Club, même si les mesures ne sont pas modifiées ; le débat se déplace sur le terrain de la question nationale, la question sociale devant être réglée par l’expulsion des immigrés, censée mettre un terme au chômage de masse. C’est dans ce contexte qu’a lieu l’affaire des foulards de Creil, où trois élèves sont renvoyées de leur collège pour avoir porté leur voile en classe, donnant lieu à des accusations de communautarisme et créant un terreau favorable à l’essor du FN, qui satisfait désormais les catholiques traditionalistes et anciens soutiens de l’OAS. Pour autant, Jean-Marie Le Pen n’obtient que 4,6 millions de voix en 1995, soit 300 000 voix supplémentaires seulement par rapport à 1988, même s’il obtient 30% du vote ouvrier, une première qui illustre le succès de la stratégie de Bruno Mégret. C’est Jacques Chirac qui est élu face à Lionel Jospin, ayant devancé le Premier ministre Édouard Balladur (qui l’a trahi, et présentait une ligne davantage libérale que la sienne) au premier tour ; Alain Juppé est alors nommé Premier ministre.

Bruno Mégret ne se satisfait cependant pas de la direction de Jean-Marie Le Pen, qui se focalise davantage sur ses succès personnels que sur ceux du parti. Bruno Mégret cherche alors à prendre le contrôle du FN : son épouse Catherine Mégret remporte les élections municipales de Vitrolles en 1997, tandis que lui-même remporte le vote des adhérents du FN présents au congrès de Strasbourg pour être élu au comité central, où il affirme le nouveau clivage entre mondialistes et nationalistes.

L’essor du FN prend en effet place dans le contexte de l’accélération de l’intégration européenne : l’Acte unique prévoyant l’élargissement des compétences communautaires et la libre circulation des personnes et capitaux au 1er janvier 1992 est adopté en 1986 sous l’égide de Jacques Delors, président de la Commission européenne entre 1985 et 1995. Cet Acte unique prévoit également le vote des directives à la majorité qualifiée des pays européens : un pays seul ne peut plus bloquer la construction européenne, contrairement à ce que souhaitait de Gaulle. A la suite de Maastricht, l’euro est adopté comme monnaie commune, et une Union économique et monétaire est instaurée, fondée sur le libéralisme économique et ses préceptes : une inflation réduite, un déficit sous la barre des 3% du PIB, une dette pas supérieure à 60% du PIB… Enfin, la Communauté européenne s’élargit à quinze pays en 1995, alors que l’URSS vient de se disloquer en 1991, marquant la fin de la Guerre froide et l’hyperpuissance des États-Unis, alors que l’Allemagne réunifiée prend l’ascendant sur le continent européen. Un autre pilier de la France gaullienne s’affaiblit avec la Françafrique : sous pression des États-Unis et en pleine intégration européenne, elle dévalue le franc CFA de 50% et met un terme aux prêts à l’Afrique sans accord du FMI à partir de 1994, et ne fait rien pour empêcher le génocide des Tutsi au Rwanda.

Le FN, face à ce contexte mondialisé qui met à mal la puissance française, se propose de répondre à la crise d’identité nationale, ce qui explique son essor. En revanche, les autres partis rencontrent d’importantes difficultés : l’UDF est concurrencée par Philippe de Villiers dont la liste obtient 2,4 millions de voix aux européennes de 1994 contre 5 millions pour l’UDF-RPR, et Giscard, président de l’UDF depuis 1988, décide de ne pas se porter candidat en 1995 devant la double concurrence de Balladur, soutenu par la majorité de l’UDF, et de Chirac, que Giscard finit par rallier. L’UDF s’enfonce dans la crise : Giscard ayant quitté sa présidence, François Léotard lutte contre Alain Madelin, soutenu par Giscard, pour le remplacer, tandis que François Bayrou (à la tête du CDS renommé Force démocrate, ou FD, après l’absorption du Parti social-démocrate) soutient François Léotard. Alain Madelin échoue, et fait sécession en 1998 vis-à-vis de l’UDF avec son PR, renommé Démocratie libérale (DL), alors que François Bayrou prend lui-même le contrôle de l’UDF (à la suite de la démission de Léotard) purgée des néolibéraux, dans l’objectif de lutter contre le FN et de s’associer avec les socialistes et les chiraquiens.

En raison des divisions de la majorité à l’Assemblée nationale entre chiraquiens et balladuriens, Chirac dissout l’Assemblée le 21 avril 1997 dans l’espoir de rassembler les soutiens de Maastricht et de provoquer des élections avant que Lionel Jospin, à la tête du PS et en train de construire la « gauche plurielle » , n’y soit prêt. Cependant, les électeurs de gauche s’investissent dans le scrutin, et l’alliance RPR-UDF est concurrencée par le FN qui obtient 15% des voix : c’est un désastre, le RPR perdant 118 députés pour n’en avoir plus que 139, tandis que l’UDF en perd 106 et en conserve 109. L’ancien ministre du RPR Peyrefitte appelle les droites à s’allier, et Bruno Mégret veut profiter de la situation pour mettre le FN au centre du jeu, soutenu par la majorité des élus et des cadres du parti. Jean-Marie Le Pen s’y oppose : condamné à de multiples reprises (notamment pour racisme, antisémitisme et violences), il craint qu’une alliance avec les partis de droite ne se fasse au prix de sa mise à l’écart du parti, qui représente sa manne financière et qu’il considère comme sa propriété (dans la pure tradition antirépublicaine prônant un chef autoritaire). Bruno Mégret parvient malgré tout à nouer plusieurs alliances en 1998 lors des élections régionales, avec des dissidents RPR et davantage encore avec DL et l’UDF, au sein de quatre régions. François Bayrou et Léotard condamnant ces alliances, DL fait alors sécession, avec ses 43 députés, contre 64 pour ce qui reste de l’UDF.

Bruno Mégret veut pousser son avantage, et obtient un congrès extraordinaire en novembre, mais Jean-Marie Le Pen démet de leurs fonctions tous ses opposants internes, Bruno Mégret compris. Ce dernier, suivi par plus de la moitié des cadres, fonde alors un nouveau parti, le Mouvement national républicain, ou MNR, qui n’obtient que 3,3% des voix aux européennes de 1999, contre 5,7% pour le FN : le MNR s’essouffle très vite au profit du FN, marquant la fin de l’ascension de Bruno Mégret, moins soutenu que Jean-Marie Le Pen par les militants.

Côté RPR, les gaullistes s’opposent toujours aux chiraquiens : Pasqua, ministre de l’Intérieur entre 1993 et 1995, entend lutter contre l’immigration, mais se trouve marginalisé après avoir soutenu Édouard Balladur, alors que son allié historique Philippe Séguin a préféré soutenir Jacques Chirac sur le thème de la « fracture sociale » , pourtant abandonné dès le soir du premier tour. Séguin, qui a pris la tête du RPR en 1997, ne parvient pas à l’emporter sur la ligne néolibérale, et il démissionne en 1999, alors que Pasqua s’allie à de Villiers aux élections européennes. Même si l’abstention atteint un record de 53,2%, leur liste atteint 2,3 millions de voix, en deuxième position derrière la liste socialiste qui atteint 3,9 millions, et devant la liste RPR-DL (2,2 millions) et de la Nouvelle UDF de Bayrou (1,6 million). De Villiers et Pasqua fondent ensemble le Rassemblement pour la France (RPF, en référence au parti gaulliste), mais lorsque Pasqua est mis en cause par la justice pour financement illicite de sa campagne, de Villiers quitte le RPF en 2000 pour retourner dans son Mouvement pour la France (MPF).

Deux ans plus tard, de nouvelles élections présidentielles ont lieu, alors que la France entre enfin dans la zone euro avec dix autres pays : la France abandonne toute politique monétaire indépendante, ainsi que sa monnaie nationale. Un nouveau clivage remplace celui entre droites et gauches : la question nationale et de l’intégration européenne est désormais centrale. Gauches et droites, en 2002, se divisent sur cette question. A droite, le RPR (19,88% avec Chirac) est concurrencé par le FN (16,86%, et lui-même menacé par le MNR) sur ce thème ; Alain Madelin (3,9%), néolibéral européiste, s’oppose aussi à Jean Saint-Josse (4,2%), qui refuse l’intégration européenne. A gauche, le PS de Lionel Jospin (16,2%), favorable à Maastricht, est rivalisé par Jean-Pierre Chevènement (5,3%) qui a fait sécession du PS en 1993 pour former le Mouvement des citoyens (MDC) ; et si le PCF (Robert Hue, 3,4%) semble s’accommoder de l’UE, ce n’est pas le cas des trois candidats trotstkystes (10,4% à eux trois, dont Olivier Besancenot à 4,2% pour la Ligue communiste révolutionnaire, ou LCR). Le nouveau clivage oppose donc bel et bien mondialistes et nationalistes.

L’impossible synthèse sarkozyste entre néolibéralisme et nationalisme (2002-2012)

A la suite de ce bon score du FN, Nicolas Sarkozy parvient en 2007 à récupérer une part importante de ses voix : le FN passe de 11,5% des inscrits à 8,5%. Ce n’était pour autant pas le début du déclin pour le parti, qui reprend son ascension dès 2012, alors que la politique menée par Nicolas Sarkozy se révèle aussi néolibérale que celle de ses prédécesseurs. Le FN de Marine Le Pen battant son record historique en 2012, le nouveau clivage entre néolibéraux et nationalistes se retrouve confirmé.

A la suite du choc du premier tour de l’élection présidentielle de 2002, l’UDF et le RPR s’unissent au sein d’un nouveau parti : l’Union pour la majorité présidentielle (UMP). C’est l’aboutissement de précédentes tentatives de confédérations, notamment en 1988 à l’initiative d’Édouard Balladur, mais son affrontement avec Chirac avait freiné cette tentative. Des députés des droites fondent ensuite l’Union en mouvement (UEM) en 2001 contre la gauche plurielle, et l’année suivante, Alain Juppé s’en empare pour la transformer en UMP afin de rassembler les droites hors FN autour de Chirac pour remporter les législatives et fonder un parti unifiant les « droites républicaines » . Après le second tour qui voit Chirac l’emporter avec un score historique de 82%, les législatives voient le triomphe de l’UMP avec 362 députés, contre 147 socialistes et 30 UDF. C’est donc la première fois qu’un groupe dépasse les 300 députés ; au Sénat, l’UMP forme aussi un groupe de 177 élus, atteignant la majorité absolue pour la première fois avec un sel groupe. En novembre, enfin, le parti est renommé en conservant le sigle UMP : il devient l‘Union pour un mouvement populaire, issue des dissidents de la Nouvelle UDF, du RPR, DL, du Forum des républicains sociaux (FRS) issu de l’UDF et fondé par Christine Boutin en 2001, le parti radical, et le petit parti Écologie bleue. Alain Juppé est élu président de l’UMP avec 80% des voix environ, contre 15% pour Nicolas Dupont-Aignan et sa ligne gaulliste.

L’UMP, qui absorbe le RPR, DL (l’ancienne partie néolibérale de l’UDF), et Écologie bleue, s’associe aussi avec le FRS (qui devient le Parti chrétien-démocrate en 2009) et le parti radical (dont la présidence échoit à Jean-Louis Borloo en 2005). Le CNIP s’associe également à l’UMP un peu plus tard : les droites (excepté le FN et la Nouvelle UDF) ont opéré leur fusion. La question de la cohérence idéologique, entre gaullistes, libéraux, démocrates-chrétiens et radicaux valoisiens, se pose alors, sans que ces tendances ne soient représentées distinctement au sein des instances de l’UMP, qui détient les pouvoirs exécutifs et législatifs pendant dix ans et peut donc mettre en œuvre son programme.

Le néolibéral Jean-Pierre Raffarin, qui a dirigé les Jeunes giscardiens au cours des années 1970, est aussitôt nommé Premier ministre et relance la politique de Raymond Barre. Ainsi, le gouvernement allège l’impôt sur le revenu et le rend moins progressif, assouplit les 35 heures de travail par semaine, exonère de charges l’embauche de jeunes non diplômés, remplace des fonctionnaires par des contractuels et privatise certains services comme la restauration scolaire, poursuit les privatisations d’entreprises publiques comme EDF et GDF, ramène la durée de cotisation de 37,5 à 40 ans pour les fonctionnaires (au même niveau que les salariés du privé)… Mécontents, les Français réagissent en votant contre l’UMP lors des élections cantonales, régionales et européennes de 2004 : l’UMP ne conserve ainsi que deux régions, l’Alsace et la Corse, sur les 22 régions métropolitaines.

La même année, un projet de traité constitutionnel européen (TCE) est finalisé, alors que l’UE est désormais constituée de 25 États-membres, s’étant étendue à la suite de la dissolution de l’URSS. Neuf de ces pays choisissent de faire ratifier le TCE par un référendum, ce que choisit aussi Chirac dans l’espoir de reprendre la main politiquement. Il bénéficiait en effet d’un soutien large concernant sa politique étrangère, confiée à Dominique de Villepin, qui s’inscrit dans la politique gaulliste en refusant au nom de la France, malgré l’atlantisme des cadres de l’UMP, la guerre en Irak voulue par les États-Unis. Les sondages prévoient au « oui » une victoire facile, d’autant plus qu’il bénéficie du soutien des médias et des dirigeants de l’UMP et du PS ; pour autant, le « non » l’emporte le 29 mai 2005 avec 54,5% des voix, et une participation de 70%. Jean-Pierre Raffarin démissionne, remplacé par Dominique de Villepin. Affaibli, Chirac doit passer le relais à Nicolas Sarkozy pour les élections présidentielles de 2007.

Ministre des Finances de l’époque, ancien ministre de l’Intérieur et balladurien, il est en pleine ascension pour sa dynamisme et sa volonté réformatrice afin d’intégrer la France dans l’UE néolibérale et de répondre aux inquiétudes des électeurs du FN. Là est sa stratégie pour accéder au pouvoir : synthétiser néolibéralisme et nationalisme, les deux facettes des droites. Malgré son refus affiché d’alliance avec le FN (comme Alain Juppé), il choisit comme Pasqua de rallier les électeurs du FN en abordant la question nationale, notamment par la répression et surtout contre les immigrés délinquants ou illégaux. Il privilégie toutefois l’intégration pour la majorité, sans prôner d’expulsion massive, se présentant lui-même comme étant issu de l’immigration et affirmant que la délinquance s’en prend à toutes les origines. Dans cette logique d’ouverture, il fonde le Conseil français du culte musulman (CFCM) en 2003, en y intégrant l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) malgré sa proximité avec les Frères musulmans, un mouvement islamiste fondamentaliste qui obtient 11 présidences régionales sur 25 (notamment l’Île-de-France) aux Conseils régionaux du culte musulman, renforçant la légitimité des islamistes opposés aux valeurs républicaines.

Pour renforcer son camp au sein de l’UMP et écarter Nicolas Sarkozy d’un poste trop populaire, Chirac nomme ce dernier aux Finances, et le remplace à l’Intérieur par son fidèle Dominique de Villepin après les élections locales de 2004. Cependant, Alain Juppé, autre chiraquien et président de l’UMP, doit démissionner après une condamnation judiciaire, et Nicolas Sarkozy est élu à sa succession par 85% des voix, Nicolas Dupont-Aignan en obtenant 9%. Il prépare dès lors sa candidature aux élections présidentielles, et démissionne de son poste de ministre, mais revient à l’Intérieur en profitant de l’échec du référendum. Il doit donc gérer les émeutes de l’automne 2005 dans les banlieues, liées à la situation de marginalisation socio-économique, d’échec scolaire et d’insécurité de la population. Pour ramener l’ordre, le gouvernement a alors recours à la loi sur l’état d’urgence de 1955, et Dominique de Villepin propose la création d’un contrat première embauche (CPE), adopté dès février 2006 pour les moins de 26 ans. Il suscite cependant l’opposition massive de la jeunesse et de la société civile, puisqu’il permettrait aux employeurs de licencier les signataires d’un CPE sans motif pendant deux ans. Après une manifestation forte de trois millions de personnes, le gouvernement y renonce finalement, marquant un nouvel échec des chiraquiens.

La voie est donc ouverte pour Nicolas Sarkozy et son style de rupture, n’hésitant pas à qualifier des jeunes de « bande de racailles » ou à proposer de « nettoyer au Kärcher » certaines cités pour éliminer l’insécurité, réagissant à chaque actualité. Il supprime par exemple les habilitations à travailler de dizaines de bagagistes musulmans, dénoncés dans un livre de Philippe de Villiers sur l’aéroport Charles-de-Gaulle. Il assume cibler principalement les immigrés en situation irrégulière, les jeunes vivant en banlieue, et les gens du voyage, alors que les expulsions passent de 10 000 à plus de 20 000 par an de 2000 à 2006, Nicolas Sarkozy faisant adopter une loi sur l’immigration choisie pour durcir les conditions de régularisation, avec des quotas selon certains secteurs professionnels. Il ne quitte son poste que le 26 mars 2007, à peine deux mois avant l’élection. Menant sa campagne sur les piliers de la « valeur travail » et de « l’identité nationale » , il est en tête du premier tour, avec 11,5 millions de voix (31%) contre 9,5 millions (26%) pour Ségolène Royal du PS et 6,8 millions pour François Bayrou de l’UDF, sur une ligne centriste, le FN étant tombé à 3,8 millions des voix (10%). Les voix du FN, et de l’UDF se portent en majorité sur Nicolas Sarkozy, qui l’emporte au second tour avec 53% des suffrages, marquant une victoire importante de l’UMP dans l’unification des droites.

Nicolas Sarkozy veut en faire dès lors un parti hégémonique, demeurant son dirigeant dans les faits. Son groupe obtient 318 élus à l’Assemblée nationale, atteignant la majorité absolue sans le raz-de-marée initialement prévu, le groupe des socialistes étant tout de même fort de 203 députés. Le FN et le Mouvement démocrate (MoDem, succédant à l’UDF sous François Bayrou en s’associant au parti écologiste Cap 21) échouent à former un groupe. L’UMP parvient même à faire rentrer au gouvernement des personnalités issues du PS, du PRG et du MoDem, d’une façon plus large que d’ordinaire : Bernard Kouchner est par exemple nommé ministre des Affaires étrangères, alors que Dominique Strauss-Kahn devient directeur général du FMI ; enfin, Michel Mercier, trésorier du MoDem, entre au gouvernement en tant que ministre de l’Aménagement du territoire en juin 2009. Contre le réchauffement climatique, le « Grenelle de l’environnement » aboutit à deux lois en 2009 et 2010, même si les écologistes n’en sont pas pleinement satisfaits.

D’importantes réformes peuvent alors être mises en place, notamment la loi TEPA (en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat) dès août 2007 pour défiscaliser les heures supplémentaires ou encore diminuer les droits de succession, et réduire la fiscalité des grandes fortunes. En effet, l’UMP est proche des milieux d’affaires : le ministre du Budget Éric Woerth, qui peut bloquer les poursuites pour fraude fiscal, est ainsi marié à Florence Woerth qui travaille avec le gestionnaire des biens de Liliane Bettencourt, tandis que le frère aîné de Nicolas Sarkozy est un vice-président du Medef. D’autres mesures sont mises en place, comme l’instauration d’un service minimum (par exemple dans les transports) en cas de grève, l’invention du statut d’autoentrepreneur en 2008, l’autonomie des universités, l’importation des règles de gestion du privé dans les administrations, les peines plancher dans le domaine judiciaire… Nicolas Sarkozy est tout aussi actif en matière de politique étrangère, obtenant par exemple la libération d’Ingrid Betancourt, otage des FARC en Colombie, ou formant l’Union pour la Méditerranée afin de permettre un rapprochement entre l’UE, la Turquie, le Proche-Orient et le Maghreb, mais cette union reste très largement symbolique et sans action concrète. Dans le même temps, il s’affirme le défenseur des racines chrétiennes de la France, ce qui exaspère les gauches. De manière générale, le gouvernement cherche à démanteler les acquis de la République sociale, au niveau des régimes spéciaux de retraite, de la Sécurité sociale ou de la fonction publique.

Cette politique néolibérale est cependant contestée fortement dès 2008, alors que ce système est victime d’une crise mondiale sans précédent : après la crise des subprimes ayant affaibli les banques en 2007, la banque d’affaires Lehman Brothers entre en faillite en septembre 2008, ce qui met en péril toute l’économie. Nicolas Sarkozy semble d’abord critiquer le système néolibéral en accusant « la toute-puissance du marché » d’être responsable de la crise, mais il décide aussitôt de soutenir les banques au lieu de réformer le système. Il recapitalise ainsi les banques françaises de 40 milliards d’euros, et annonce en décembre un plan de relance de 26 milliards, en particulier à destination des PME. Les emprunts financent cette politique néolibérale qui vise à préserver l’économie de marché, et les salariés en paient le coût, notamment par un recul de l’âge de départ à la retraite, de 60 à 62 ans en 2010, puis par deux plans d’austérité en 2011 (19 milliards de dépenses publiques en moins au total), alors que l’endettement grimpe de 50%, et que le nombre de chômeurs de catégorie A passe de 2 à 3 millions ; Nicolas Sarkozy s’était pourtant présenté comme le candidat du travail.

L’UMP s’affaiblit rapidement, passant de 350 000 à 200 000 adhérents de l’automne 2007 à l’automne 2008. Cela se traduit aussi par d’importantes défaites électorales, l’UMP perdant 31 villes de plus de 30 000 habitants en mars 2008, et ne conservant plus que trois des dix plus grandes villes du pays, avant de ne conserver qu’une seule région métropolitaine (l’Alsace) en 2010. Les gauches sont aussi en difficulté : alors que la LCR (Olivier Besancenot) devient le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) pour s’autonomiser complètement, le PS éclate au congrès de Reims de novembre 2008, les dissidents rassemblés derrière Jean-Luc Mélenchon formant le Parti de gauche en février 2009, au moment de la fondation du NPA. Le PG s’associe avec le PG pour rivaliser avec le NPA en pleine ascension, et ils forment le Front de gauche (FG), mais les divisions demeurent, alors que les écologistes fusionnent dans le parti Europe Écologie les Verts (EELV) en 2010.

Ainsi, c’est davantage par le FN que l’UMP est menacée : Nicolas Sarkozy s’aliène une partie de l’électorat populaire par son dîner de victoire au Fouquet’s et son voyage sur le yacht de Vincent Bolloré, ainsi que par l’accession de personnalités de gauche au gouvernement. Les électeurs venant du FN sont surtout déçus par la politique générale du gouvernement, notamment le traité de Lisbonne de 2007 qui trahit le résultat du référendum sur le TCE. Nicolas Sarkozy confirme aussi son atlantisme en revenant dans le commandement intégré de l’OTAN en avril 2009. Il essaie pourtant de mener une politique favorable à la défense de l’identité nationale, par un grand débat lancé en octobre 2009 ou encore une loi contre le port du voile intégral dans l’espace public en 2010. Il est en cela conseillé par Patrick Buisson, issu du RPF et du maurrassisme.

Au FN, Marine Le Pen parvient très progressivement à prendre la place de son père à la tête du parti. Une faction, à laquelle participe notamment le secrétaire général Carl Lang, souhaite que Bruno Gollnisch devienne le nouveau président, mais Marine Le Pen réussit à se faire remarquer depuis 2002 : au cours de cette année, elle participe à la campagne des présidentielles, obtient le meilleur score frontiste au second tour des législatives, et crée le mouvement Générations Le Pen pour les jeunes du parti. Elle prend ses distances avec son père qui fait l’apologie des crimes de guerre nazis durant l’occupation, mais dirige sa campagne en 2007, établissant une nouvelle ligne politique : dans la lignée de Bruno Mégret, insister sur la question sociale, et de façon surprenante, rechercher les voix des Français intégrés d’origine immigrée, par exemple en étant interrogée par la radio Beur-FM, avec un discours national-républicain. Cette stratégie échoua face à Nicolas Sarkozy qui avait repris les thèmes classiques du FN, et le parti entre dans une nouvelle crise, tombant à 10 000 adhérents seulement, alors que nombre de cadres comme Carl Lang quittent le FN.

Marine Le Pen se renforce cependant par un ancrage local dans le Nord-Pas-de-Calais, atteignant 41,6% des voix aux élections législatives de 2007, et étant nommée vice-présidente (comme Bruno Gollnisch) du parti en novembre lors du congrès. Elle entame alors la dédiabolisation du FN, en rejetant l’antisémitisme et l’apologie de la collaboration avec l’occupant nazi, reconnaissant la barbarie de la Shoah et se distinguant donc des positions de son père. Elle préfère alors se focaliser sur l’islam, contrairement à la stratégie de 2007 qui s’était ouverte aux Français issus de l’immigration. Le parti prend ainsi position et médiatise par exemple les prières de rue, qualifiées de nouvelle Occupation. Après des échecs électoraux en 2008 et 2009, le FN récupère des suffrages aux élections régionales, avec 11,5% des voix, et le nombre d’adhérents remonte à plus de 20 000 en 2011, lors du congrès de janvier durant lequel Marine Le Pen est élue présidente du parti par la moitié des adhérents, contre un quart pour Bruno Gollnisch. Les élections cantonales de mars, où le FN obtient 15% des voix, consacre ce retour en force.

Le contexte international facilite probablement ce regain : le Printemps arabe, vague de révolutions dans le monde arabe à partir de décembre 2010, ne reçoit pas le soutien du gouvernement français (contrairement à la politique chiraquienne, très proche du président libanais jusqu’à son assassinat en 2004), qui s’est plutôt rapproché des émirats pétroliers de la péninsule arabique, comme le Qatar exonéré d’impôts sur les plus-values immobilières en France, ou les Émirats arabes unis. Nicolas Sarkozy soutient Ben Ali, en Tunisie, et Hosni Moubarak, en Égypte, avant de changer d’avis à la suite de leur renversement, et de soutenir l’opposition libyenne, puis de s’engager militairement contre Khadafi en 2011, sans aucune cohérence, tandis que la guerre en Syrie participe à l’essor du djihadisme à la même époque.

C’est dans ce contexte que s’ouvre la campagne présidentielle, durant laquelle les gauches se mobilisent avec succès : le PS, dont le candidat est François Hollande, prend la présidence du Sénat en octobre 2011, le Front de Gauche mené par Jean-Luc Mélenchon bénéficie d’une dynamique positive (notamment par rapport à EELV avec Eva Joly et au NPA avec Philippe Poutou). Le FN lui aussi, après avoir été siphonné par Nicolas Sarkozy en 2007, reprend de la vigueur en faisant campagne sur les thèmes de la mondialisation, de la perte de souveraineté au profit de l’UE, de l’islamisme… La tentative de Nicolas Sarkozy de créer un parti hégémonique se termine donc par un échec.

Le clivage entre nationalistes et mondialistes sous le quinquennat Hollande (2012-2017)

Le clivage entre droites et gauches perd de sa pertinence durant les mandats de Nicolas Sarkozy et de François Hollande. La résurgence d’un centre incarné par François Bayrou, de la Nouvelle UDF puis du MoDem, perturbe le clivage historique, obtenant 6,8 millions de voix en 2007 et 3,3 millions en 2012. Cette chute illustre cependant l’incapacité du centre à se pérenniser au sein d’un mouvement unifié refusant l’affrontement induit par le clivage entre gauches et droites. En effet, plusieurs coalitions, comme la concentration républicaine sous la IIIe République et la Troisième Force sous la IVe, ont essayé de dépasser ce clivage, mais toutes ces tentatives ont abouti à la dislocation des mouvements ou à leur entrée dans une plus large force de gauche ou de droite. Ainsi, le CD choisit de soutenir Giscard plutôt que Mitterrand en 1974, et le CDS devient un parti fondateur de l’UDF en 1978, parti historiquement partenaire du RPR. Les tentatives centristes sont donc, selon Gilles Richard, conjoncturelles, dépendant du manque d’unité des gauches et des droites à un moment donné. De même pour le MoDem, plus proche des droites dont il est historiquement issu (et qu’il ralliera finalement en 2017 par l’intermédiaire d’Emmanuel Macron).

Le FN non plus ne souhaite pas s’inscrire dans ce clivage entre gauches et droites, mais tandis que les centristes font appel à des personnalités de gauche et de droite dans une logique de synthèse, le FN méprise quant à lui les deux camps, les accusant d’avoir dévasté le pays. Depuis les années 1980, le parti associe RPR, UDF, PS et PCF pour en faire la « Bande des Quatre » , et l’UMP et le PS pour les fusionner dans « l’UMPS » , signifiant la dimension artificielle du clivage gauche-droite. Le clivage privilégié par le FN, en particulier depuis Bruno Mégret dans les années 1990, est au contraire celui opposant mondialistes et nationalistes/patriotes, mettant en lumière la question nationale.

En 2012, François Hollande l’emporte avec 18 millions des voix contre 16,9 millions pour Nicolas Sarkozy, parvenant une dernière fois à gagner par le clivage gauche-droite. Jean-Marc Ayrault forme le premier gouvernement, et des mesures sociales sont appliquées, dans l’esprit de la République sociale et de la social-démocratie, notamment la retraite à 60 ans pour les travailleurs cotisant depuis avant leurs 20 ans. Le groupe socialiste obtient 288 membres, le groupe écologiste 17, et le groupe radical 16, avec au total 321 députés contre 197 de l’UMP et 29 de l’UDI (Union des démocrates et indépendants, se transformant en parti quelques mois plus tard sous l’égide de Jean-Louis Borloo en prenant son autonomie par rapport à l’UMP), avec également un groupe de la gauche démocrate et républicaine (incluant le Front de gauche de Jean-Luc Mélenchon) avec 15 élus.

La situation économique est désastreuse, et les plans sociaux se multiplient, par exemple avec 8 000 licenciements chez PSA ; dans le même temps, les socialistes reviennent sur leurs promesses de réformes socio-économiques, font passer la TVA de 19,6 à 20%, renoncent à la réforme fiscale qui visait notamment à créer une tranche à 45% d’imposition… Le ministre délégué au Budget, Jérôme Cahuzac, doit même démissionner pour fraude fiscale, illustrant de façon paroxystique la trahison socialiste. Le PS subit logiquement de multiples échecs électoraux, abandonné par son électorat comme lui-même avait abandonné son programme : aux élections municipales de mars 2014, le PS perd 155 de ses 509 villes de plus de 9 000 habitants, ce qui entraîne par ricochet le basculement du Sénat vers l’UMP.

Le gouvernement démissionne, mais c’est pour mieux incarner la ligne néolibérale chère au PS de François Hollande, de façon cette fois autoritaire par le biais de Manuel Valls, ministre de l’Intérieur devenu Premier ministre : les opposants internes, comme Arnaud Montebourg, sont évincés. Ce dernier, porteur d’une ligne souverainiste, est remplacé au ministère de l’Économie par Emmanuel Macron, qui avait travaillé un temps au sein de la banque Rotschild. Emmanuel Macron dépose rapidement un projet de loi généralisant notamment l’autorisation du travail le dimanche et libéralisant le secteur du transport par autocars. Le projet est adopté par l’article 49-3 de la Constitution, ce qui marque une nouvelle étape dans le durcissement de la ligne néolibérale du PS, tout en restant dans la continuité du tournant de la rigueur officialisé en 1984 par Mitterrand. Ce tournant a marqué son ralliement au consensus néolibéral instauré par Giscard, que l’on peut illustrer par un exemple : l’administration d’État des Postes et télécommunications (PTT), scindé entre les entités de droit public La Poste et France Télécom en 1990 par Rocard, donne lieu en 1996 à la transformation de France Télécom en société anonyme par le gouvernement Juppé. Cette société est ouverte au capital privé à partir du gouvernement Jospin ; en 2003, enfin, ce capital privé devient majoritaire, sous le gouvernement Raffarin. La politique poursuivie, celle d’une privatisation d’un service public, a ainsi été exactement la même du PS à l’UMP.

François Hollande ne fait donc que se rallier à ce néolibéralisme hégémonique, après la parenthèse jospiniste de la gauche plurielle qui a mis en place la semaine de 35 heures en 1998, exception insuffisante pour interrompre les avancées néolibérales. Le patronat y réagit en effet immédiatement par une mobilisation massive, transformant le CNPF en Mouvement des entreprises de France (Medef) la même année. Par son lobbying, le Medef parvient à compenser les effets de la loi en accroissant l’intensité du travail par une nouvelle loi de 2000. Parachevant cette intégration dans le néolibéralisme, des socialistes rejoignent des organisations internationales incarnant le monde économique capitaliste, notamment Dominique Strauss-Kahn qui devient directeur général du FMI en 2007 grâce au soutien de Nicolas Sarkozy, et qui affirme dès 2002 que la gauche (délaissée par l’électorat populaire) doit se tourner vers les classes moyennes.

En effet, le PS défend davantage, à partir de 1984, la cause antiraciste que le monde salarié, dans la lignée de la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » , ou « Marche des Beurs » , de 1983, durant laquelle des jeunes des classes populaires défilent pour réclamer l’égalité sociale et politique pour les personnes issues de l’immigration. L’antiracisme devient dès lors une facette importante de l’engagement de la jeunesse et du PS, par le biais par exemple de l’association SOS-Racisme fondée en 1984. De même, le PS s’engage sur la question de l’égalité entre femmes et hommes, par exemple avec la loi sur la parité votée en juin 2000, et sur celle des homosexuels et des hétérosexuels, consacrée par le mariage pour tous adopté en 2013.

Ces combats, cependant, ne suffisent pas : le PS abandonne pour de bon son idéal social en adoptant la loi travail de Myriam El Khomri, en juin 2016 et par 49-3. Cette loi s’oppose en effet à tous les principes des réformes sociales du Front populaire défendant les droits des salariés, leur rémunération et une diminution de leur temps de travail.

Tandis que les gauches sont en miettes, l’UMP traverse une période de crise. Jean-François Copé, secrétaire général de l’UMP, organise un congrès en novembre pour désigner un président du parti, préparer les primaires de 2017 et officialiser les tendances. Jean-François Copé est alors élu contre François Fillon malgré d’importantes contestations au vu du faible écart de voix ; mais dès 2014, il doit démissionner, accusé de financement illégal du parti dans le cadre de la campagne électorale de 2012 (il bénéficiera ensuite d’un non-lieu). Nicolas Sarkozy en profite pour revenir en politique, et il est alors élu président du parti avec 65% des voix en novembre 2014. Quelques mois plus tôt, en juin, le parti obtient des résultats décevants aux européennes, avec 20% contre 13% pour le PS, mais derrière le FN, qui obtient la première place de façon inédite.

Dans l’opposition, l’UMP s’était notamment consacrée à protester contre le projet de loi sur le mariage entre individus de même sexe, en s’associant notamment à la mouvance catholique traditionaliste, menant à la formation de la Manif pour tous. Une succession de mobilisations aboutit à une manifestation de plus d’un million de personnes à Paris, en janvier 2013, avec des personnalités comme Frigide Barjot, anciennement au service de communication du RPR. Après l’adoption du texte en avril, le mouvement continue d’exister mais s’affaiblit rapidement. L’UMP, malgré son opposition, se résigna assez vite au nouvel état de fait. Elle continuait cependant de s’opposer, comme la Manif pour tous, à la « théorie du genre » , qui renverrait selon les conservateurs à une idéologie de déconstruction du sexe biologique et des rôles traditionnels des hommes et des femmes, et qui éduquerait les plus jeunes pour les pousser à rejeter les « comportements naturels » masculins et féminins. Cette mouvance obtient par exemple le retrait de l’ABCD de l’égalité en 2014, support de cours prévu pour enseigner l’égalité des sexes à l’école. La question du genre devient donc une ligne de fracture importante entre gauches et droites.

Après la formation de l’UDI par des partis comme le parti radical et le CNIP, l’UMP est de nouveau rivalisée par un parti européiste, giscardien, ouvert aux évolutions de la société, et soucieux d’écologie, refusant la proximité entre l’UMP et le nationalisme. Giscard soutient par ailleurs ce nouveau parti, de même que Simone Veil, et l’UDI vote avec le PS en faveur du mariage pour tous. Elle se rapproche du MoDem par une liste commune lors des européennes, et obtient 2 millions de voix, mais s’allie à l’UMP pour les élections départementales de 2015, permettant aux droites de contrôler 64 des 96 départements de métropole, dont 41 pour l’UMP et 12 à l’UDI.

Le parti gaulliste change une dernière fois de nom sous Nicolas Sarkozy en 2015, devenant Les Républicains (LR), afin de tourner la page des défaites et de changer de statuts pour écarter les différentes tendances et présenter un front uni, par la stratégie du « ni ni » : ni de concessions au FN, ni au PS, pour gouverner seuls grâce au scrutin majoritaire. Le nouveau nom du parti révèle un tropisme états-unien propre aux néolibéraux, en référence au parti Républicain. La nouvelle stratégie semble fructueuse : après la réforme de la carte des régions, les élections régionales de 2015 permettent à l’UDI (unie à LR) d’obtenir une région, et à LR d’en conquérir six, sur les 13.

Mais le FN, dans le même temps, poursuivait son ascension, cette fois sans coup férir. Il reçoit 3,5 millions de voix (14% des suffrages) et deux députés aux élections législatives de 2012, soit le triple de 2007. Le parti s’était associé à des structures souverainistes et nationalistes dans le cadre du Rassemblement bleu Marine (RBM), avec par exemple l’Entente républicaine de l’ancien député UMP Jacques Peyrat. Aux élections municipales, le FN remporte la mairie d’Hénin-Beaumont avec Steeve Briois, et ce dès le premier tour, ainsi que dix autres villes, et Béziers pour Robert Ménard, affilié au FN. Aux élections européennes, le FN obtient 4,7 millions de voix, et 25% des suffrages, s’affirmant dès lors premier parti de France, et parvenant à former un groupe au Parlement européen. Si le FN échoue a obtenir des départements et des régions, il obtient 28% des voix aux élections régionales. Sa présence au second tour se systématise de plus en plus, son électorat se fidélise, et son réseau d’élus se densifie, instaurant un nouveau tripartisme.

Son succès s’illustre à Hénin-Beaumont, ancienne ville minière et historiquement de gauche, où les classes populaires appauvries tombent dans le chômage et sont abandonnées par les gauches qui font preuve de clientélisme et de déni pour se maintenir au pouvoir. Le FN, depuis 2007, avait fait évoluer sa stratégie, en se focalisant sur l’Europe, accusée de tous les maux, notamment par Florian Philippot, nouveau conseiller souverainiste de Marine Le Pen et directeur de sa campagne en 2011. Dans le contexte d’un élargissement progressif de l’UE (avec l’entrée de la Croatie en 2013 et de multiples candidatures comme la Bosnie-Herzégovine ou le Monténégro) brouillant ses frontières, le FN adopte une stratégie clairement antimondialiste et antilibérale, opposée au système économique des multinationales, prônant le protectionnisme et le retour des frontières avec une « Europe des patries » .

Proposant à cette époque de revenir au franc, de nationaliser la Banque de France, d’investir dans les services publics, mais aussi d’augmenter le SMIC et d’instaurer la retraite à 60 ans, le FN parvient à séduire une partie des classes populaires, dans le contexte du Brexit voté par référendum en 2016. L’autre pan de la stratégie mise en place par Marine Le Pen est la lutte contre l’islamisme, surtout à partir de 2010, considérant qu’il s’agit de la principale menace pour la France. Les attentats, de 2012, de 2015, de 2016, ainsi que d’autres, contribuent à rendre populaires les propositions du FN, sans parler de la situation chaotique du Proche-Orient à la suite des Printemps arabes : des centaines de milliers de réfugiés affluent, notamment de la Syrie, en direction de l’Europe, ce qui suscite une forte défiance. Le FN se sert de la situation pour renforcer la cohérence de son programme, en ralliant les nostalgiques de l’Algérie française et en utilisant les stéréotypes associés aux musulmans pour prôner le retour des frontières nationales et d’un État fort. Marine Le Pen, pour compléter cette stratégie, poursuit la dédiabolisation du FN en excluant son père du parti en 2015, pour ses propos répétés minimisant les crimes nazis.

Le parti se divise cependant sur la question du mariage pour tous, puisqu’une partie de ses cadres, comme Bruno Gollnisch ou Marion Maréchal-Le Pen, participent aux manifestations, alors que Marine Le Pen reste en retrait. De manière générale, le FN est moins véhément que l’UMP influencée par le catholicisme traditionaliste, ce qui lui permet de rallier par exemple Sébastien Chenu, issu de l’association GayLib proche de l’UMP jusqu’à la Manif pour tous. Le FN, pour marquer son opposition à l’islamisme, utilise en effet les libertés individuelles et l’héritage des Lumières pour critiquer l’obscurantisme, nécessitant une prise de distance vis-à-vis des traditionalistes, dans une stratégie nationale-républicaine qu’il poursuit dans l’optique des élections présidentielles de 2017.

Chez LR, des primaires sont organisées pour préparer 2017, avec 4,4 millions de participants, ce qui illustre la persistance du rôle des partis, malgré la méfiance éprouvée par l’opinion publique et la prégnance du mythe gaullien qui valorise le chef au-dessus des partis. Ce système de primaire, aussi mis en place par le PS, permet de redynamiser la vie politique partisane, avec une participation au rendez-vous pour les présidentielles de 2017. C’est la primaire du PS de 2011, avec la victoire subséquente de François Hollande, qui ancre cette pratique et incite LR à faire de même, afin d’éviter la multiplication des candidatures. La vie politique en sort bouleversée : Nicolas Sarkozy échoue ainsi, alors qu’il était persuadé de l’emporter.

Le succès initial de François Fillon, avant les affaires et son échec au premier tour des présidentielles, s’explique par sa capacité à se distinguer de ses concurrents Nicolas Sarkozy et Alain Juppé, tous deux porteurs d’une ligne néolibérale, le premier en se montrant plus martial à l’encontre du communautarisme pour attirer l’électorat FN, et le second en prônant l’ouverture et « l’identité heureuse » en s’associant avec les centristes. François Fillon s’assume néolibéral, et le dit plus clairement que ses adversaires, mais il se pose aussi en défenseur de l’identité nationale et des valeurs chrétiennes, contre le multiculturalisme, étant notamment soutenu par Bruno Retailleau (issu du MPF de Philippe de Villiers).

D’abord en retrait dans les sondages, les affaires de Nicolas Sarkozy et la proximité d’Alain Juppé avec François Bayrou (haï par une partie de la droite pour s’être éloigné du parti gaulliste) permettent à François Fillon, soutenu par la Manif pour tous pour son conservatisme, de prendre l’avantage et de largement l’emporter.

Lui-même finalement éclaboussé par plusieurs affaires judiciaires au début 2017, cette ligne libérale-conservatrice échoue cependant à apporter la victoire aux Républicains. C’est au contraire Emmanuel Macron, émergeant avec sa ligne néolibérale sur le plan économique et libérale sur le plan culturel, qui a remporté la victoire : obtenant 24,01% des voix au premier tour contre 21,30% pour Marine Le Pen, 20,01% pour François Fillon et 19,58% pour Jean-Luc Mélenchon sur une ligne de gauche radicale et souverainiste, l’actuel président gagne les élections avec 66,10% des voix, contre 33,90% pour son adversaire ; Édouard Philippe, issu de LR, devient Premier ministre.

Les droites de 2017 à nos jours : une recomposition inachevée

Les élections de 2017, et plus encore de 2022, illustrent la décomposition du champ politique historique. Dans les années 1970 encore, on pouvait décrire comme le faisait le politiste Maurice Duverger (un « quadrille bipolaire« ) le système partisan en deux camps équivalents, à droite et à gauche, avec dans les deux cas deux partis rivaux également à égalité : le PS et le PCF à gauche et le RPR et l’UDF à droite. Ces partis historiques sont aujourd’hui marginalisés, ne représentant que 3 millions de voix sur 48,7 millions d’inscrits en 2022, tandis que le clivage historique (droites et gauches) a basculé pour séparer deux droites : les (néo)libéraux et les nationalistes. Ainsi, l’idéal républicain résumé par sa devise n’est plus l’enjeu central des luttes politiques, du fait de l’effacement de la question sociale derrière la question nationale.

Néolibéraux européistes s’opposent ainsi aux nationalistes identitaires, comme l’élection de 2002 le laissait déjà deviner. D’autres clivages persistent – opposants et partisans de la laïcité, de la République sociale… – mais ils sont secondaires par rapport à ce clivage désormais central. Tandis que les néolibéraux européistes défendent le capitalisme (l’économie de marché) par un État garant, ainsi que l’intégration dans l’UE et la mondialisation, les nationalistes identitaires contestent cette dilution dans un organisme supranational, préférant la nation française et ses traditions plutôt que le multiculturalisme et les étrangers qui les menaceraient.

Les gauches persistent cependant, avec en particulier 7,7 millions de voix, soit 22%, pour Jean-Luc Mélenchon en 2022 – mais ce score impressionnant ne peut dissimuler le décrochage sur le long terme des familles politiques de gauche, qui ne peuvent donc plus choisir le thème du combat politique (la République sociale), et se révèlent impuissantes face au démantèlement des acquis sociaux par les néolibéraux. Les nationalistes à eux seuls sont ainsi équivalents à toutes les gauches réunies.

Les néolibéraux sont en position de force, ayant rallié depuis les années 1980 une majorité de gaullistes, les démocrates-chrétiens, certains socialistes, des élus et hauts-fonctionnaires ; Emmanuel Macron en est la meilleure incarnation. Il illustre l’absorption d’une partie importante de la famille socialiste au sein de la famille (néo)libérale. Dans la lignée de Giscard qui souhaitait trouver un consensus entre libéraux et socialistes, et de la fusion du RPR et d’une partie des membres de l’UDF sur une ligne néolibérale et européiste dans l’UMP, Emmanuel Macron, comme ses prédécesseurs, cherche à s’ouvrir sur sa gauche pour former le consensus imaginé.

Lorsqu’il émerge au cours du quinquennat Hollande, le PS est en pleine dislocation, entre la frange frondeuse de Benoît Hamon et les socio-libéraux de Manuel Valls. Cette dernière partie du PS est donc séduite par l’actuel président, qui se présente comme l’homme du compromis entre socialistes et libéraux, ayant par exemple été ami de Michel Rocard, l’incarnation de la Deuxième Gauche. Énarque associé au groupe des Gracques, constitués de hauts-fonctionnaires, intellectuels et patrons prônant un rapprochement entre le PS et le MoDem, il profite d’un poste dans la Commission pour la libération de la croissance en France pour rencontrer des dizaines de grands patrons et rentrer dans la banque Rothschild en 2008.

Il s’entoure d’anciens membres de l’équipe de campagne de Dominique Strauss-Kahn en 2006, qui incarnait lui-même le social-libéralisme, notamment Stanislas Guérini ; il se rapproche aussi d’un autre énarque, Alexis Kohler, membre d’un club rocardien à Sciences Po, et secrétaire général de l’Élysée depuis 2017. Tout le parcours d’Emmanuel Macron, issu de la branche sociale-libérale du PS, le prédisposait à incarner la famille néolibérale progressiste en ralliant les libéraux des deux bords, comme les vallsistes et les juppéistes, orphelins après les victoires de Benoît Hamon et de François Fillon lors des primaires. Il se présente comme principal opposant au FN, réaffirmant là le nouveau clivage, et il affirme qu’il fera s’effondrer le score du parti nationaliste lors des prochaines élections – un échec retentissant. Selon Emmanuel Macron, le clivage se résume entre progressistes et conservateurs, la gauche étant associée à ce camp, pour stigmatiser en même temps gauches et nationalistes. Il s’agit cependant bien d’une tripartition, avec les progressistes de l’extrême centre (Renaissance, le MoDem et Horizons d’Édouard Philippe), l’extrême droite nationaliste (le RN, et des alliés comme Reconquête !, Debout la France de Nicolas Dupont-Aignan, et aujourd’hui l’Union des droites, ou UDF, d’Éric Ciotti), et l’extrême gauche (La France insoumise issue du FG de Jean-Luc Mélenchon, associée pour les législatives de 2022 et 2024 au PS, à EELV et au PCF dans la NUPES puis le NFP).

Emmanuel Macron, qui s’affirme comme progressiste, met en réalité en place des politiques néolibérales, dans la continuité de Raymond Barre et de ses successeurs, afin de « moderniser » la société en démantelant la République sociale et les droits des salariés, au nom de la croissance économique. C’est ainsi que cinq ordonnances sont promulguées dès août 2017 pour flexibiliser le marché du travail, notamment en plafonnant les indemnités prud’homales et en supprimant quatre critères sur dix de pénibilité du travail. En 2022, la durée des indemnités chômage diminue ; et en 2023, l’âge de la retraite recule de 62 à 64 ans. Les impôts et taxes pesant sur les chefs d’entreprise et les entreprises diminuent, notamment l’impôt sur les sociétés, passant de 33 à 25% en 2022, tandis que l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) devient un impôt moins lourd, l’impôt sur la fortune immobilière (IFI). Les services publics, enfin, sont également atteints, et démantelés sous l’égide de cabinets de conseil privés comme McKinsey & Company : c’est le cas de l’Éducation nationale, avec l’instauration d’un tronc commun pour l’enseignement général et des spécialités seulement proposées par certains lycées, accentuant les inégalités. Avec la création de Parcoursup pour s’inscrire dans l’enseignement supérieur, le baccalauréat ne suffit plus pour y entrer.

Toutes ces politiques s’inscrivent dans le cadre de la famille néolibérale, et sont mises en place avec d’autant plus de vigueur qu’Emmanuel Macron bénéficie durant son premier quinquennat d’une solide majorité, avec 360 élus sur 577 pour La République en marche et le MoDem. Le mouvement des Gilets jaunes, cependant, enraye la marche du gouvernement à partir de novembre 2018, malgré la sévère répression, et c’est ensuite la crise du Covid-19 en 2020 qui interrompt la réforme des retraites, ne s’achevant qu’en 2022, juste avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, provoquant une importante inflation. La France et le monde rentrent ainsi dans une période de crise généralisée, sous différentes formes, alors que le dérèglement de l’environnement s’accélère.

Les premiers touchés par ces crises sont les ouvriers sans qualification, les aides à domicile et aides-soignantes, les routiers, employés de la grande distribution… tous membres des classes populaires, qui se mobilisent contre le pouvoir, dans un véritable renouveau de la lutte des classes. Les gauches ont perdu cet électorat notamment depuis l’effacement de la classe ouvrière, et ne parviennent pour l’instant pas à le retrouver. Les progressistes néolibéraux, quant à eux, poursuivent leurs réformes et répriment les mobilisations contestataires, tout en généralisant les procédures d’exception, avec une multiplication des lois sécuritaires, et en marginalisant les élus et corps intermédiaires.

Les élections suivantes, cependant, montrent l’incapacité du progressisme à s’installer dans les territoires, et à convaincre une majorité de citoyens, tandis que le second quinquennat d’Emmanuel Macron s’enlise peu à peu, jusqu’à la dissolution de 2024 qui le précipite dans la situation actuelle : une instabilité gouvernementale chronique et un immobilisme politique, peut-être jusqu’aux prochaines élections.

Conclusion : les droites aujourd’hui

De cette histoire des droites, et de la situation actuelle, Gilles Richard tire plusieurs enseignements. Il rappelle l’existence des huit familles politiques de droite décrites dans son ouvrage : légitimistes, orléanistes, bonapartistes, républicains libéraux, nationalistes, démocrates-chrétiens, agrariens et gaullistes. Cependant, parmi ces dernières, seules en subsistent deux en tant que mouvances politiques fortes : celle des libéraux (aujourd’hui néolibéraux, et ce depuis les années 1930) et celle des nationalistes.

Les libéraux, issus de la tradition orléaniste, ont participé des décennies au gouvernement par le lobbying ou des coalitions telles que la concentration républicaine, la Troisième Force ou l’alliance avec les gaullistes. Ce n’est qu’avec l’élection de Giscard, alors que le chômage de masse s’impose en même temps que la troisième révolution industrielle, que les néolibéraux imposent leur hégémonie politique et le triptyque « maison-télévision-consommation » , incarné par exemple par Antoine Pinay dès 1952 pour s’opposer au communisme. Tandis que la télévision pénètre dans les foyers en masse durant les années 1960, cet imaginaire néolibéral consumériste s’insinue au sein des ménages, créant un idéal de propriété et de consommation pour les classes moyennes. Cette généralisation de la propriété immobilière, et de l’actionnariat, permet de faire prospérer cet ordre social, sans interruption depuis lors, malgré la parenthèse de 1981-1982.

En effet, alors que la petite paysannerie indépendante disparaît et que la grande distribution remplace les usines sur le territoire, le mouvement ouvrier se désagrège depuis les années 1980, puis la République sociale elle-même sous l’action des néolibéraux. Avec l’UE, c’est la nation elle-même qui se dissout dans une structure supranationale éloignée des citoyens et très hétérogène, les gauches acceptant de la rejoindre et d’y sacrifier le combat social.

Le champ politique se transforme en réaction à ces bouleversements : la famille politique nationaliste émerge de nouveau, à travers le Front national, devenu depuis le Rassemblement national (RN). Les adversaires historiques de l’Europe néolibérale (gaullistes et communistes) ont en effet disparu, créant un appel d’air pour ceux qui souhaitaient s’y opposer, ce qui explique son ascension.

Les droites, dès lors, ont-elles de réels points communs ? Si l’on considère les deux familles des néolibéraux (le libéralisme économique) et des nationalistes (le conservatisme social), nous pouvons voir qu’en réalité, ces familles défendent des systèmes de valeurs en tous points opposés : mobilité contre stabilité, innovation contre continuité, nomadisme contre enracinement, cosmopolitisme contre patrie, risque contre sécurité, consommation contre modération, compétition contre consensus. Certains, à droite, ont cherché à lier ces deux systèmes, en particulier François Fillon, par la semaine de 48h et le port de l’uniforme à l’école par exemple, liant néolibéralisme économique et traditionalisme catholique. Idéologiquement contradictoire du fait de la superposition de l’éloge de la compétition économique débridée et des valeurs chrétiennes de modération et de tradition, il a pour cette raison été critiqué par Marine Le Pen, soulignant l’incohérence entre la défense de l’identité française et le système économique néolibéral mondial et multiculturaliste.

Ainsi, l’opposition se structure de plus en plus entre deux pôles : celui d’Emmanuel Macron et des néolibéraux, ouverts sur la mondialisation tant pour l’économie que pour la culture (malgré le durcissement de ces dernières années dans le domaine régalien), et celui de Marine Le Pen et des nationalistes, hostiles à la mondialisation dans les deux domaines. Les nationalistes, après les gauches, parviennent à imposer leur propre grille de lecture du monde : après la question sociale et les différents combats menés au nom de l’idéal républicain, toujours en construction, les nationalistes posent la question nationale, avec laquelle les gauches ne sont pas à l’aise.

Ce nouveau débat, au premier plan depuis les années 1980 et l’ascension du FN puis RN, oppose désormais deux familles de droite : les néolibéraux qui utilisent l’attrait de la société de consommation pour se maintenir au pouvoir et marginaliser la lutte des classes et la question du changement climatique, et les nationalistes, à la tête de l’opposition à la mondialisation néolibérale.

Ainsi, la définition historique des droites et des gauches s’est transformée avec les familles politiques, au nombre de quatorze selon Gilles Richard, qui sont nées depuis la Révolution. Ces familles, qu’il définit comme des « ensembles de citoyens et de citoyennes qui partagent une certaine vision du monde fondée sur un socle commun de valeurs, de références, de peurs et d’espoirs » , se regroupent dans des systèmes d’alliances : les gauches et les droites. Mais chacune est bien distincte des autres, et leur composition se transforme dans le temps, sous l’influence des bouleversements que nous connaissons comme l’industrialisation, l’urbanisation, la colonisation puis la décolonisation… et, plus récemment, l’intégration dans l’UE et le chômage de masse.

Gilles Richard, dans son ouvrage monumental, s’arrête au lendemain des élections de 2022 ; nous vivons encore dans le monde qu’il décrit, et aujourd’hui, la question de la recomposition des droites dans le champ politique se pose plus que jamais, alors que LR doit tenir un congrès dans les prochains mois pour la refondation du parti, et, peut-être, trancher la ligne du parti, pris entre le néolibéralisme de Renaissance et le nationalisme du RN.

  1. RICHARD Gilles, Histoire des droites en France. De 1815 à nos jours, Paris, Perrin, 2023, 784 p. ↩︎

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