Lorsqu’on parle aujourd’hui du libéralisme, on désigne plutôt son versant économique et son désinvestissement vis-à-vis de l’action publique. Il est considéré dans l’opinion publique comme une théorie politique qui défend l’idée d’un État minimal : n’intervenant pas dans l’économie pour laisser un marché réguler l’offre et la demande, il se fondrait sur la recherche de l’intérêt personnel et la vision de l’être humain comme un être rationnel interagissant avec ses semblables pour aboutir à un état général d’équilibre profitant à tous. C’est pourquoi la plupart des critiques ciblant aujourd’hui le libéralisme se focalisent sur sa dimension économique et sa pierre angulaire, la propriété privée. Ils cherchent dont à l’amender à travers l’État-providence et une forme de répartition des richesses, pour les libéraux égalitaristes, voire à mettre en place une économie socialiste de marché ou même un système collectiviste, pour les penseurs inspirés par le marxisme et le socialisme.
Cependant, le libéralisme, on l’a vu, n’est pas définissable comme une simple recherche de croissance économique poussée à l’infini afin de s’enrichir personnellement et de parvenir, par la coexistence des intérêts personnels, au bénéfice de tous. C’est un système de pensée à part entière, fondé sur la conviction de la primauté de l’être humain au sein de la société. Il s’est construit d’abord en contradiction avec l’autoritarisme absolutiste de l’Ancien Régime, fondé sur un État fort pensé pour réguler la société et imposer l’ordre, à travers une autorité royale incontestable fondée sur le droit divin et le respect des traditions. Ces dernières impliquent une culture holiste, fondée sur la communauté et la famille, définissant les être humains comme membres d’un groupe avant d’être des individus, la société étant perçue comme un ordre spontané associant des groupes sociaux bien définis (le clergé, la noblesse et le tiers-état). Le libéralisme, en revanche, s’est très tôt défini comme un courant de pensée revendiquant l’autonomie de l’être humain, et l’existence de plusieurs droits opposés nettement à la pensée absolutiste : la liberté d’expression, la protection face à l’arbitraire politique et judiciaire, le droit de propriété privée, et plus largement le fait de considérer les êtres humains comme des individus dissociés de leur contexte, possédant leurs propres droits, et devant s’accomplir par eux-mêmes pour trouver le bonheur par l’éducation et le travail plutôt que les traditions et l’appartenance à une communauté « naturelle » .
En un sens, le libéralisme est initialement moral, fondé sur une vision philosophique de l’être humain comme un individu autonome, avec ses droits, se définissant par lui-même ; en un mot, libre. Il n’est donc pas surprenant que les critiques du libéralisme se fassent non seulement sur le plan économique, qui n’est en réalité que la conséquence de cette philosophie première valorisant l’être humain individuel plutôt que la communauté, mais aussi moral. Alors que le libéralisme refuse de prendre parti quant à ce que serait une vie bonne, et préfère laisser chacun en décider pour soi-même, ces critiques contestent cette neutralité abstraite, préférant fonder leur vision d’une vie bonne dans les valeurs des communautés, et souhaitant que le politique s’implique dans la défense de cette vision.
A travers l’ouvrage de Sébastien Caré déjà étudié1, nous étudierons donc dans un premier temps les théories conservatrices prônant l’ancrage dans les traditions nationales, puis les théories communautariennes préférant établir des normes collectivement au sein des communautés, et enfin les théories multiculturalistes davantage intéressées par la protection des cultures minoritaires.
Les théories conservatrices
Ainsi, le conservatisme se méfie du changement et du progrès destructeurs des traditions et de l’empirisme au profit du rationalisme : le progrès est ainsi accusé de détruire les équilibres spontanément formés au sein de la société, regrettés par les conservateurs qui veulent avant tout préserver le monde tel qu’il est. Les conservateurs se divisent cependant en plusieurs courants : le conservatisme jusnaturaliste, le conservatisme sceptique et le conservatisme populiste.
Le conservatisme jusnaturaliste
Singulier au sein des conservatismes par sa prétention universalisante, le jusnaturalisme de Leo Strauss (1899-1973) (puis de ses héritiers Allan Bloom et Harvey Mansfield) critique cependant lui aussi la modernité, lui préférant le perfectionnisme des Anciens. Pour Strauss, la modernité se révèle comme décadente, notamment en matière de philosophie, puisque se refusant à porter un jugement de valeur orientant l’action politique.
Strauss repère trois étapes dans ce processus : d’abord avec Machiavel et Hobbes, qui attribuent au politique des problèmes techniques comme la tâche de garantir l’ordre au lieu de mener les hommes à la vertu et de mener au bien commun, alors que le plus grand des malheurs humains serait justement de ne pas vivre vertueusement ; ensuite avec Rousseau, dont la critique de la modernité au nom de la vertu conduit à sa radicalisation, puisqu’échouant en considérant que la société est une construction artificielle et en refusant donc de s’en remettre à la loi naturelle ; enfin, avec Nietzsche, qui s’attaque tant à Dieu qu’à la raison et à la nature à l’origine des idéaux, pour défendre une volonté de puissance perçue comme domination sur autrui, et menant au fascisme. Les deux dernières étapes, bien que contestataires, auraient ainsi renforcé la modernité en la radicalisant, et l’abandon du droit naturel ancien aurait donc mené à la crise de la modernité et au nihilisme réfutant tous les absolus.
Pour éviter d’aboutir au même résultat, Strauss revient au droit naturel qu’il considère supérieur et indépendant par rapport au droit positif, affirmant l’existence de valeurs universelles plutôt que dépendant du contexte culturel comme l’affirme la pensée historiciste. Strauss affirme ainsi que « l’histoire paraît plutôt prouver que toute pensée humaine, et davantage toute pensée philosophique, se porte toujours aux mêmes problèmes et aux mêmes thèmes fondamentaux » . Il critique la neutralité axiologique des sciences sociales, qu’il assimile au nihilisme, et il souhaite rétablir des jugements de valeur en politique.
Strauss, pour autant, ne rejette pas la démocratie libérale, reconnaissant ses apports (la liberté de conscience, la séparation de l’Église et de l’État, le droit de vote…), mais souhaite la consolider en s’inspirant des Anciens. Il veut ainsi revenir à leur idéal perfectionniste et à la réflexion politique sur le bien et la vertu à promouvoir. Strauss revalorise aussi la philosophie et veut qu’elle inspire le politique, en réconciliant « les exigences de la sagesse avec les exigences du consentement » par la démocratisation des textes grâce à l’éducation libérale afin de fonder une aristocratie au sein de la société démocratique. Enfin, Strauss rejette le cosmopolitisme moderne souhaitant instaurer la démocratie partout, considérant qu’il faut être égoïste comme les Anciens et donc rester dans nos frontières, avec la sécurité comme seul objectif dans la politique internationale.
Allan Bloom (1930-1992) s’inscrit dans la pensée de Strauss et l’applique au domaine universitaire, considérant que l’université « doit compenser ce qui manque aux individus dans une démocratie » , c’est-à-dire la culture, pour permettre à la démocratie de prospérer. Bloom regrette que ce ne soit plus le cas, la culture générale étant remplacée par des filières très spécifiques, ce que Bloom considère être une conséquence du relativisme. Les étudiants deviennent dès lors incapables de formuler un jugement de valeur, à cause des chercheurs et de leur neutralité axiologique menant à l’historicisme et au relativisme culturel, Bloom affirmant nécessaire de transmettre des préjugés et des croyances par le biais de la culture générale, plutôt que des doutes, alors que les étudiants actuels, incapables de hiérarchiser les sources, se confinent au présent et à la médiocrité, ne pouvant profiter des chefs d’œuvres des Anciens.
Bloom critique pour cela fortement Rawls, l’accusant d’avoir une vision tronquée de la solidarité, car considérant que l’intérêt d’individus isolés peut mener à l’équité, Bloom affirmant au contraire que cette dernière « est tout simplement incompatible avec son individu sagace et calculateur dans la position originelle » . Rawls, dans un deuxième temps, n’impose pas de conception de la vie bonne, prônant simplement une distribution équitable des biens premiers pour que chacun se réalise, ce que critique aussi Bloom qui défend une réflexion plus large sur les fins du politique ne se focalisant pas sur les biens.
Enfin, Harvey Mansfield, né en 1932, élabore quant à lui une théorie de la masculinité, afin de contrecarrer les études de genre. S’inscrivant dans l’éthique de la vertu, il conceptualise la virilité comme une manifestation de courage dans une situation de risque, affirmant : « La virilité recherche le drame, […] le risque est son élément » . La virilité permettrait ainsi de restaurer l’ordre après l’échec de la science moderne rationaliste. Il s’agirait aussi d’une affirmation de soi, parfois théâtrale, contre la routine du contrôle rationnel, y préférant l’honneur que la virilité choisit plutôt que l’intérêt, la guerre plutôt que la paix. Cette virilité, principalement masculine, ne serait pas pour autant l’apanage des hommes, Harvey Mansfield évoquant ainsi Thatcher aux côtés de Truman et de John Wayne. Il souhaite encourager cette virilité plutôt que son démantèlement par la neutralité de genre menant à la figure du bourgeois obsédé par sa santé et le contrôle rationnel, préférant une longue vie paisible à une courte vie bien remplie. Il affirme, enfin, que les hommes devraient retrouver leur virilité dans le domaine privé, et que les genres devraient retrouver leur place dans les rapports entre les membres de la société.
Le conservatisme sceptique
D’autres penseurs adhèrent davantage à la modernité et même au libéralisme. C’est notamment le cas de Michael Oakeshott (1901-1990) qui s’inscrit dans un scepticisme conservateur. Plutôt qu’un système politique, Oakeshott considère le conservatisme comme un mode de vie : une « propension à employer et à apprécier ce qui est disponible plutôt qu’à souhaiter ou rechercher autre chose ; à se réjouir de ce qui est, plutôt que de ce qui était ou de ce qui pourrait être ». Allant plus loin, il précise « préférer le familier à l’inconnu, ce qui a été essayé à ce qui ne l’a pas été, le factuel au mystérieux, le réel au possible, le limité à l’infini, le proche au lointain, le suffisant au superflu, le convenable au parfait, les réjouissances du présent aux bonheurs utopiques » . Méfiant envers le changement, un conservateur ne le choisit qu’avec grande prudence ; pour Oakeshott, il ne s’agit donc pas d’une doctrine et de croyances spécifiques, mais d’une certaine disposition.
Ainsi, il pense que le gouvernement doit simplement préserver « des règles générales de conduite » permettant à chacun de vivre avec le moins d’obstacles possibles : Oakeshott ne cherche donc pas à transmettre un mode de vie vertueux, considérant que c’est aux individus de décider pour eux-mêmes, et que le gouvernement doit se méfier de l’innovation permanente pour préférer la familiarité afin que les citoyens puissent être confiants et savoir qu’ils vivent dans un monde régulé de façon stable. Comme Hayek, il dénonce le rationalisme en politique et affirme que l’esprit humain est limité, affirmant que le gouvernement ne doit pas déstabiliser la société mais reconnaître les préjugés, actualiser les traditions de comportements, et formaliser les règles existantes. Contrairement à lui, il pense cependant que toute doctrine, même libérale, est un paradoxe, puisqu’elle implique d’intervenir dans la société pour la transformer.
Oakeshott étudie plus précisément trois distinctions propres à sa théorie conservatrice. Il affirme d’abord que la distinction moderne entre crime et péché ne signifie pas que la politique est indépendante des mœurs. Pour lui, trois dispositions morales se sont succédées : la « morale des liens communaux » (où chacun est membre, sans le choisir, d’une communauté, avec un statut déterminé par les traditions, et un gouvernant préservant ces coutumes : c’est le cas de l’Europe médiévale), une morale individualiste (contre l’interventionnisme et privilégiant la propriété privée, fondée sur l’idée d’un individu souverain sur lui-même), et une morale « du collectivisme » (en réaction aux difficultés de certains à vivre selon la morale individualiste, provoquant une frustration et une culpabilité issues de cette incapacité : le gouvernement est alors attendu afin qu’il instaure la sécurité, la solidarité et l’égalité plutôt que la liberté, l’esprit d’entreprise et l’autodétermination, étant établi que chacun a une dette à rembourser à la collectivité).
La deuxième distinction d’Oakeshott est celle qu’il fait entre l’association d’hommes coopérant pour une fin déterminée (une « association d’entreprises » pouvant aussi se rapporter à l’armée, à un village… ou à un État qui instaurerait donc une « téléocratie » imposant les fins à tous) et « l’association civile » (une « nomocratie » sans croyance commune sur les fins à poursuivre mais seulement sur les règles permettant à chacun de poursuivre les siennes. Privilégiant ce deuxième modèle, Oakeshott regrette que le premier soit devenu le modèle de l’État.
Enfin, Oakeshott distingue deux types de politique : d’une part une politique reposant sur une « moralité du bien commun » (ou « politique de la foi » , considérant que gouverner signifie « le contrôle et l’organisation de l’activité des hommes en vue d’atteindre la perfection humaine » , impliquant que le pouvoir doit étendre son emprise : alors que cette politique peut être religieuse et imposer une façon de vivre « parfaite » , comme les presbytériens, elle peut aussi être économique et productiviste pour mener l’humanité à la prospérité), et d’autre part « la politique du scepticisme » (considérant que le gouvernement doit avoir plutôt pour rôle le maintien de l’ordre et de la coexistence pacifique entre les individus, les laissant poursuivre leur vision du bien, avec un pouvoir vu comme juridique). Oakeshott privilégie la seconde, mais reconnaît ses défauts du fait de sa modération, ne permettant pas que les changements nécessaires se produisent : il faudrait donc inclure un peu de foi pour régénérer le corps social de temps à autre.
Roger Scruton (1944-2020) considère que le conservatisme , plutôt que « la croyance dans les choses sacrées et le désir de les défendre de la profanation » , devrait être empirique et défini comme « un phénomène spécifiquement moderne, une réaction aux vastes changements déclenchés par la Réforme et les Lumières » avec pour objectif de préserver notre héritage, étant ainsi un état d’esprit plutôt qu’une doctrine. Cet état d’esprit vise à conserver nos biens collectifs comme la paix, la liberté, le droit, la civilité, l’esprit public, la propriété, la famille… par attachement au présent, et pas par nostalgie. Scruton résume ainsi cette pensée comme « philosophie de l’attachement« , cherchant à préserver ce que nous aimons malgré les changements, afin de conserver un « chez-soi » et un « état de confiance » dans un milieu familier, particulier et enraciné, plutôt qu’universel, contrairement à la pensée contractualiste de Rawls. Le contrat social, selon Scruton, ne s’envisage qu’à partir d’un « nous » préalable au contrat, signifiant le partage d’une identité, une « morale en circuits courts » selon les termes de Sébastien Caré, privilégiant comme Hume et Rousseau la générosité envers ses proches, et la défense de la nation et de sa famille plutôt que des étrangers.
Ainsi, ce « chez-soi » peut devenir un lieu où se forgent des relations désintéressées, sans objectif autres : il s’agit ainsi du « lieu de l’accomplissement » sans lequel nos autres finalités seraient nulles. Les associations désintéressés devraient donc former le tissu de la société civile, uniquement dans le cadre de la nation, qui seule permet de réconcilier des individus aux conceptions différentes du bien en permettant une appartenance commune.
Le conservatisme populiste
Le dernier conservatisme étudié est le conservatisme populiste, théorisé par Christopher Lasch (1932-1994). Sa théorie est plus radicale et complète, s’attaquant aussi aux dérives économiques et politiques du capitalisme. Il préfère, contrairement à Strauss, une morale ordinaire issue du peuple, et non une morale aristocratique. Lasch critique la notion de progrès, n’y voyant pas une sécularisation de l’eschatologie judéo-chrétienne, mais une idéologie moderne croyant en « un solide progrès sans aucun terme prévisible » . Lasch accuse les Lumières, mais surtout Adam Smith de cette idéologie : Smith, en effet, ne condamne plus le goût du luxe, et considère que les désirs sont le moteur du progrès économique, menant au capitalisme et à un universalisme destructeur des communautés, corrompant les mœurs et la vertu civique. Lasch souhaite au contraire une citoyenneté active fondée sur la vertu civique, affirmant que « Les libéraux ont toujours eu comme position que la démocratie pouvait se passer de la vertu civique. » .
Il s’oppose aux conservateurs acceptant le libre marché, jugé incompatible avec les valeurs traditionnelles étant donné que la déréglementation des marchés est à l’origine de leur destruction : il accuse ainsi les conservateurs de n’avoir pour vertu que l’individualisme brutal, pourtant anti-traditionnel car « en fuite de ses ancêtres, de la revendication familiale, de tout ce qui le lie et limite sa liberté de mouvement » . Dans cette même logique, il condamne les théories féministes, qui adhèrent au « choix » sur l’avortement et la famille.
C’est pourquoi il critique largement les ressorts culturels et psychologiques du libéralisme, les appelant la « culture du narcissisme » . Il considère cette culture comme l’aboutissement de « l’individualisme compétitif » des pionniers américains : selon Lasch, cet individu narcissique est anxieux, et « il cherche un sens à sa vie » , sans repères car sans préjugés, recherchant un plaisir immédiat, mais restant perpétuellement inquiet de son désir inassouvi. Ayant pour objectif « la réalisation de soi » sans chercher à transformer la société, il vit dans un éternel présent, ne se souciant pas de ses ancêtres ou de ses descendants ; abandonnant le bien vivre, il se contente de vivre, recherchant « l’illusion momentanée d’un bien-être personnel » grâce à une sécurité psychique. Cet individu moderne rechercherait aussi l’admiration d’autrui, à cause de son vide intérieur, et se focaliserait sur des qualités comme la beauté ou le pouvoir, pourtant éphémères, ce qui ne l’empêche pas de rechercher la célébrité à tout prix pour s’accomplir, ce qu’il ne peut donc pas faire. Paradoxalement, il recherche l’admiration d’une société qu’il méprise, alors même qu’il veut vivre pour lui-même : en effet, la famille a été détruite, ses « fonctions de production » ayant été externalisées à l’usine, et ses « fonctions de reproduction » ayant été confiées à des experts tels que des médecins et enseignants, nous rendant dépendants de l’État pour tous les domaines de notre vie.
Enfin, Lasch accuse les élites, considérant que « La menace principale semble provenir de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie sociale et non pas des masses » : Lasch les considère détachées de la vie ordinaire, méprisantes du travail manuel, nomades, faisant sécession vis-à-vis du peuple, qu’elles méprisent et cherchent à éviter. A cause de la méritocratie, « l’aristocratie du talent » permet aux nouvelles élites d’ignorer davantage encore la classe ouvrière. Lasch souhaite plutôt revenir au populisme de Thomas Paine et du mouvement agrarien américain du XIXe siècle, pour contester le capitalisme marchand destructeur des communautés, et plutôt revenir au républicanisme des traditions et de la vertu civique, ainsi qu’au « sens commun ». Rejetant la droite et la gauche, comme le progressisme et le « faux conservatisme » devenu en fait libéral, il considère anachroniques ces étiquettes, et affirme enfin que « le populisme est la voix authentique de la démocratie. » .
Les théories communautariennes
Selon Sébastien Caré, les théories communautariennes sont fondées en réaction au libéralisme reaganien des années 1980, accusé de dissoudre les liens communautaires, le civisme et l’État-providence, en priorisant le juste sur le bien et en refusant de prendre position sur la vie bonne. En réponse, les théories communautariennes défendent les valeurs partagées, l’égalitarisme solidaire, et la participation civique républicaine. Contestant la méthode procédurale, déontologique et abstraite des libéraux, ils préfèrent l’empirisme et le perfectionnisme, prônant une anthropologie anti-individualiste centrée sur l’importance de la communauté dans nos identités, et valorisant donc une politique du bien commun fondée sur la justice sociale et une politique déterminée du bien commun, pour parvenir enfin à une pensée économique refusant une emprise totale du marché.
Les auteurs principaux de ce courant sont ainsi Alasdair MacIntyre (né en 1929), Michael Sandel (né en 1953), Charles Taylor (né en 1931) et Michael Walzer (né en 1935).
La méthode communautarienne
La méthode procédurale libérale est en premier lieu critiquée par ces communautariens, qui préfèrent l’expérience concrète en communauté, et une éthique de la vertu plutôt que la « morale de l’obligation » . La méthode rawlsienne est ainsi condamnée, pour manque de réalisme, les individus n’étant pas des êtres abstraits sans milieu, étant donné que les communautés sont, de fait, là, et que l’expérience de la vie en commun concerne tous les individus. Le constructivisme et le rationalisme pur sont ainsi démontés, et plus largement les Lumières et Descartes : les communautariens choisissent donc de défendre « une appartenance commune originelle » et préalable à la méthode procédurale.
Pour les communautariens, le bien prévaut sur le juste, car il est historiquement premier, la communauté préexistant au droit. Ainsi, Michael Sandel affirme que « la moralité du juste correspond aux limites du moi et porte sur ce qui nous distingue » , tandis que « la moralité du bien correspond à l’unité des personnes et porte sur ce qui nous lie » . La communauté permettrait de se découvrir un attachement constitutif de notre identité. Charles Taylor considère en effet que nous appartenons en priorité à un monde commun, sans l’avoir choisi : les communautés s’imposent à nous et nous définissent, étant un « contexte de significations » à l’origine de règles et de représentations. Elles seraient ainsi un fait antécédant constitutif de l’individu, plutôt qu’une entité extérieure.
Les communautariens prônent une éthique de la vertu : Alasdair MacIntyre affirme une « proposition dérangeante » fondée sur une expérience de pensée où, à la suite d’une catastrophe écologique, les savants jugés responsables seraient exécutés. Leurs travaux demeureraient alors des « expériences détachées de tout contexte théorique qui leur donne sens » n’ayant plus d’intelligibilité : pour Alasdair MacIntyre, c’est la situation actuelle de la morale, dont nous n’aurions plus de « compréhension théorique et politique » . Appelant à considérer le contexte historique de la philosophie (et rappelant que Platon, Hume et Mill ne vivaient pas à notre époque), il refuse la neutralité axiologique des concepts moraux revendiqués par les libéraux, considérant qu’ils viennent de la tradition chrétienne, à laquelle il souhaite donc renouer pour plus de cohérence. En conséquence, il ne veut pas d’une morale universelle et décontextualisée, préférant une conception éthique aristotélicienne (et le modèle des hommes vertueux) aux Lumières et à Kant (ainsi qu’à sa morale de l’obligation). Charles Taylor critique ainsi la philosophie morale contemporaine qui préfère « ce qu’il est juste de faire plutôt que sur ce qu’il est bon d’être » , tout comme Michael Sandel qui associe libéralisme et perspective déontologique opposée aux conceptions utilitaristes, car croyant que chaque individu a sa propre conception du bien. Les communautariens, au contraire, veulent réhabiliter la réflexion morale dans le débat public.
L’anthropologie communautarienne
La conception kantienne du sujet, avec la primauté du moi sur les fins, envisage l’identité comme existant indépendamment de ses déterminations sociales, dont il devrait se libérer grâce à la raison ; les communautariens, en revanche, considèrent que l’appartenance à la communauté constitue l’identité. Ainsi, Michael Sandel pense que la conception kantienne signifie distinguer le moi de ses fins, alors qu’il croit qu’il existe entre eux un lien constitutif, et qu’il refuse donc l’idée d’un sujet abstrait et « désengagé » , Alasdair MacIntyre notant que cet « homme sans culture » est impossible dans la mesure où « l’histoire de ma vie est toujours enchâssée dans l’histoire de ces communautés dont je tire mon identité » . Ainsi, la conception libérale « atomiste » est aveugle à la dimension « dialogique » de l’identité selon Charles Taylor, alors que l’homme n’est pas un être désincarné : on ne pourrait donc établir une théorie de la justice pour un tel individu abstrait.
C’est pourquoi les communautariens reviennent sur la formation de l’identité au sein d’une communauté de référence. Pour Charles Taylor, il existe une autre modernité que la modernité libérale. Cette modernité est d’abord fondée sur un « sentiment d’intériorité » existant depuis saint Augustin et signifiant que l’individu a des « profondeurs intimes » à explorer pour trouver un sens à son existence en cherchant un « idéal d’authenticité » (qui habite pour autant l’espace de la communauté). Elle est aussi « l’affirmation de la vie ordinaire » , c’est-à-dire des domaines de la production (le travail) et de la reproduction (la famille), qui prennent l’ascendant sur les anciennes activités supérieures (l’héroïsme, la participation civique, la contemplation intellectuelle…) en tant que nouvelle « vie bonne » permettant un accomplissement vertueux moderne dans la façon de conduire sa vie quotidienne, rendant la vertu accessible à tous. Enfin, Charles Taylor préfère Rousseau et les romantiques allemands aux Lumières, en considérant « que les êtres humains s’inscrivent à l’intérieur d’un ordre naturel plus grand » avec lequel il faut être en harmonie pour s’épanouir.
La politique communautarienne
Les communautariens considèrent que le principe libéral de neutralité quant aux conceptions de la vie bonne est à l’origine des individus déracinés à l’identité fragile, puisque l’État adopte dès lors des mesures encourageant le citoyen à ne suivre que ses intérêts. L’État devrait donc plutôt promouvoir une culture commune pour permettre aux communautés constitutives d’identité de survivre, au lieu d’adhérer à la neutralité, pour plutôt mettre en œuvre une politique du bien commun fondée sur une réelle conception de la vie bonne. La communauté politique devrait donc selon Michael Walzer correspondre à des visions partagées par une communauté morale, pour les faire coïncider avec le cadre d’applicabilité des règles opposables. Selon Alasdair MacIntyre, il faut revenir au politique aristotélicien promouvant la vie bonne pour mener les citoyens à la vertu, alors que l’individualisme libéral considère que la « communauté n’est qu’une arène où les individus poursuivent leur propre conception de la bonne vie » , le politique n’ayant ici pour but que de le permettre en maintenant l’ordre. Or, selon lui, « la communauté politique exige l’exercice des vertus pour son propre maintien » , ce qui signifie que les institutions publiques, pour être légitimes, devraient incarner les valeurs partagées, grâce à une morale maximaliste, menant à la revitalisation de l’engagement citoyen et du sentiment de solidarité.
Cela mènerait donc à la participation civique des citoyens dont le rôle serait de définir les valeurs communes et les fins à poursuivre selon Michael Sandel : le politique ne devrait pas simplement définir les meilleurs moyens pour parvenir des fins indiscutables, mais aussi les fins elles-mêmes, permettant ainsi de laisser la place aux citoyens plutôt qu’aux experts cherchant la sécurité et la croissance. Ainsi, la politique concernerait de nouveau chaque citoyen, avec une liberté positive issue de la tradition républicaine de l’humanisme civique. Charles Taylor dénonce ainsi trois malaises de la modernité : une « perte de sens » du fait de la « disparition des horizons moraux » au profit de l’individualisme poussant au repli sur soi et même à la « création de soi » alors que l’individu en est incapable, « l’éclipse des fins » au profit de « la raison instrumentale » menant au « désenchantement du monde » évoqué par Max Weber, et « la perte de la liberté » due au « déclin de la participation à la vie civique » menant à un « despotisme doux » comme Tocqueville l’avait imaginé.
Par ailleurs, Michael Sandel note que la neutralité axiologique de l’État est fausse, étant donné ses positions affirmées sur l’avortement et le mariage homosexuel par exemple, qui révèlent que des conceptions de la vie bonne sont bien défendues par les pouvoirs publics. Au lieu de se restreindre sur ces sujets, il faudrait donc faire revenir la morale dans le débat économique et civique plutôt que de laisser les conservateurs s’en emparer seuls.
En effet, Michael Walzer considère que réintroduire la morale dans le bien public et conduire une politique du bien commun permettraient de justifier la solidarité et la justice sociale, en rappelant que la communauté est un espace d’obligations réciproques d’assistance entre les individus, notamment « en matière de sécurité et de bien-être » : elle permet alors de développer un sentiment d’appartenance, et de reconnaître sa valeur, car l’existence de communautés politiques dépend de cette assistance mutuelle reconnaissant par ailleurs des distinctions entre membres et étrangers, un besoin essentiel. Le libéralisme, en revanche, ne parle que de devoirs universellement dus, et fait naître des individus centrés sur leur bien-être, alors qu’un sentiment de solidarité issu d’une conception partagée du bien est nécessaire : autrement, les sacrifices effectués au nom de l’État-providence seraient illégitimes.
L’économie communautarienne
Ainsi, Michael Sandel critique « le pouvoir corrosif d’une économie de marché sans entrave » , et Michael Walzer considère que la justice est une distribution de biens (argent, pouvoir politique, appartenance communautaire…) qui précèdent la justice elle-même, ces biens étant « déjà là ». La valeur de ces biens est relative à chaque communauté, et Michael Walzer souhaite donc une « égalité complexe » dépendant des sphères de signification. Il considère que l’argent, dans les sociétés capitalistes, est un bien prédominant, car convertible (notamment en pouvoir) ; d’autres biens peuvent être monopolisés, notamment l’honneur sous l’Ancien Régime par la noblesse. Il existe donc deux types d’égalité, l’une s’opposant au monopole (l’égalité simple, qui veut répartir égalitairement les biens : l’argent, le savoir et le pouvoir, mais instable selon Michael Walzer puisque certains biens demeurent prédominants et que les monopoles seraient probablement transférés à une autre sphère), et l’autre à la prédominance (l’égalité complexe, où aucun bien n’est convertible, par exemple l’argent en pouvoir, et où certains monopoles, comme l’État sur le pouvoir coercitif, peuvent exister tant que les sphères restent autonomes). La deuxième éviterait selon Michael Walzer la domination et la tyrannie, puisque la position d’un citoyen dans une sphère n’aurait pas d’impact sur sa position dans une autre sphère : une charge politique ne devrait donc pas fournir d’avantage dans la sphère de l’éducation par exemple, et la richesse ne devrait pas donner tous les droits.
En effet, Michael Sandel critique l’emprise du marché sur de nouvelles sphères, permettant par exemple l’achat de coupe-file dans les aéroports ou l’achat d’organes. Cette prédominance de l’argent mène ainsi à l’inégalité dans l’accès aux ressources et dans la jouissance des droits fondamentaux, puisqu’avoir de l’argent permet par exemple d’être mieux soigné, alors que les plus pauvres doivent parfois vendre leurs organes. Selon lui, des valeurs non marchandes sont évincées : les biens échangés sur le marché sont ainsi corrompus, perdant leur caractère sacré, par exemple lorsque des prostituées sont stérilisées contre de l’argent. Il faudrait donc une sphère protégée, en particulier pour les questions liées à la vie et la mort, Michael Sandel appelant à reconnaître les « limites morales du marché » , à fixer lors d’un débat public permettant en outre de revitaliser el politique.
Les théories multiculturalistes
Parmi les critiques morales contemporaines du libéralisme, nous pouvons enfin trouver les théories multiculturalistes. Il s’agit de théories normatives justifiant des programmes tels que des accommodements avec la diversité ethnoculturelle issue de la mondialisation. Alors que le libéralisme, qui affirme sa neutralité quant aux conceptions du bien, les multiculturalistes veulent répondre aux revendications particulières des minorités, car considérant que l’appartenance à une communauté et à une culture est constitutive de l’identité.
Reconnaître ces spécificités serait donc nécessaire au respect de la dignité des personnes, et pour ne pas les opprimer, car la neutralité libérale ne ferait que conforter les cultures dominantes, menant à l’uniformisation des modes de vie ; la défense conservatrice d’une culture commune est aussi condamnée, dans le contexte de l’hétérogénéité de l’État-nation due à la mondialisation. En considérant l’importance anthropologique de l’identité et des traditions, les multiculturalistes veulent donc préserver les coutumes minoritaires pour que chacun puisse accéder à la culture.
Nous étudierons d’abord le multiculturalisme libéral, puis le multiculturalisme radical, le multiculturalisme radical, et enfin les renouvellements du multiculturalisme face à ses détracteurs.
Le multiculturalisme libéral
La première théorie est issue de Will Kymlicka (né en 1962), qui sert de référence à toutes les doctrines normatives successives. Il s’inscrit dans le libéralisme, mais veut l’amender en faveur des différences culturelles. Considérant comme les communautariens que l’appartenance à une communauté est essentielle dans la constitution des valeurs et de l’identité d’un individu, il pense aussi que la neutralité libérale favorise certains groupes culturels, notamment au détriment de ceux prônant les liens entre individus et société. Cependant, comme Rawls, il pense que c’est l’individu qui construit son identité, ses valeurs et ses fins : selon lui, « les individus ont la capacité de se distancier des valeurs morales et des modes de vie traditionnels » et il faudrait le leur permettre, en leur permettant d’accéder à des cultures (vues comme des biens premiers sociaux) dont les modes de vie portent un sens afin d’aller vers l’autonomie.
La culture défendue par Will Kymlicka est une « culture sociétale » , c’est-à-dire une « culture qui offre à ses membres des modes de vie porteurs de sens » s’impliquant dans les activités humaines et liée à un territoire, une langue, et des pratiques communes (écoles, médias, économie, gouvernement…) davantage que des traditions figées. Elle est compatible avec des cultures minoritaires, qui ne doivent cependant pas mettre en danger la culture nationale ou sociétale. Will Kymlicka veut donner des droits spécifiques, appelés « droits collectifs » (mais mobilisables par les individus), aux membres des cultures minoritaires.
Will Kymlicka distingue deux types de revendications possibles pour ces groupes : celles qui concernent leurs membres (pour les pousser à respecter les coutumes traditionnelles par exemple) et celles qui concerne toute la société (notamment pour protéger le groupe des décisions externes). Il dénonce les premières, qualifiées de « contraintes internes » visant par exemple à interdire de se marier en dehors de la communauté. Il défend cependant les secondes, nommées « protections externes » , qui restreignent l’influence du groupe dominant, par exemple en autorisant aux policiers sikhs de porter leur turban.
Parmi les groupes minoritaires, Will Kymlicka en distingue plusieurs sortes. Les premières sont les minorités nationales, incorporées dans l’État-nation par une annexion par exemple, comme l’Écosse au Royaume-Uni : sur un seul territoire, elles ont leur propre culture, langue, et parfois autonomie, ce que Will Kymlicka revendique, « de sorte qu’une minorité nationale ne peut plus être vaincue électoralement par la majorité sur des questions culturelles » .
Will Kymlicka distingue ensuite les minorités ethniques issues de l’immigration et souhaitant affirmer leurs spécificités culturelles : Will Kymlicka veut leur reconnaître des « droits polyethniques » protégeant leurs pratiques religieuses ou culturelles sans mettre en danger leur réussite sociale, par exemple en finançant des programmes d’enseignement de langues issues de l’immigration, l’objectif étant d’éviter la sécession.
Enfin, Will Kymlicka note l’existence des minorités ni nationales ni ethniques, mais plutôt les personnes marginalisées par la société, comme « les homosexuels, les femmes, les pauvres, les handicapés » qui devraient selon lui avoir des « droits spéciaux de représentation politique » comme les autres minorités, pour favoriser leur participation à la vie politique, notamment par le biais de quotas. Il s’oppose cependant à une « représentation miroir » , car trop proche du tirage au sort et donc contraire au principe démocratique, tout en supposant que l’empathie est impossible envers les personnes différentes de soi-même, et en étant simplement impossible lorsqu’on pousse la logique à son paroxysme, la moindre différence rendant impossible le principe de représentation.
Ainsi, Will Kymlicka propose une citoyenneté multiculturelle, ou « citoyenneté différenciée » avec des droits spécifiques pour certains groupes sociaux (autonomie, droits polyethniques, et/ou droits spéciaux de représentation politique).
Le multiculturalisme communautarien
Charles Taylor, lui-même communautarien, est également multiculturaliste, dénonçant la fausse neutralité du libéralisme, et affirmant un « besoin vital » de reconnaissance, mis en danger par le libéralisme qui, par son indifférence, laisse décliner les cultures minoritaires (langues, valeurs et pratiques). Charles Taylor va plus loin que Will Kymlicka et afirme que « son argumentaire ne saurait justifier des mesures permettant d’assurer la survie de la culture à travers une suite indéfinie de générations » : il ne s’agirait pas que d’accéder à une ressource culturelle en fonction de préférences individuelles, mais aussi de faire perdurer ces ressources en tant que bien commun.
En effet, s’inscrivant dans la vision hégélienne de la reconnaissance (et la dimension dialogique de la constitution des identités), Charles Taylor considère que les représentations sont constitutives de l’identité, « partiellement formée par la reconnaissance ou par son absence » : une mauvaise image dans les représentations collectives peut ainsi mener à la haine de soi, et la reconnaissance est donc un besoin vital.
C’est pourquoi il défend « une politique d’universalisme mettant en valeur l’égale dignité de tous les citoyens » en égalisant les droits et privilèges, mais aussi une « politique de la différence » reconnaissant l’identité unique des groupes, ignorée jusqu’alors. Les deux solutions seraient complémentaires, la reconnaissance devant s’appliquer à l’universel comme au singulier, même si les deux approches peuvent aussi entrer en conflit – il faut donc trouver un juste milieu. Pour permettre l’authenticité individuelle, il faudrait préserver un horizon de sens communautaire, en partant d’une « présomption d’égale valeur » considérant que les cultures suscitant de l’attachement méritent probablement notre respect – cela ne signifie pas pour autant « un jugement favorable sur demande » assimilé à un « acte de condescendance stupéfiant » pour Charles Taylor. Il prône plutôt de reconnaître leur importance pour ceux qui en bénéficient, et la possibilité d’obtenir de nouveaux mélanges, justifiant les exemptions juridiques et accommodements raisonnables.
Le multiculturalisme radical
Bhikhu Parekh, né en 1935, défend un pluralisme plus libéral encore, mais aussi une anthropologie plus communautarienne, pour mener à la diversité et au « dialogue interculturel » . En effet, il dénonce, pourtant d’un point de vue libéral, le « monisme moral » occidental croyant en une nature humaine universelle, autonome et rationnelle. Il préfère ainsi un libéralisme de la tolérance (de la Réforme), pluraliste et acceptant qu’on s’oppose à lui, à un libéralisme de l’autonomie individuelle (des Lumières). Bhikhu Parekh préfère le libéralisme de la tolérance, ce qui signifie qu’il accepte aussi que le libéralisme soit refusé par des groupes culturels, qui pourraient dès lors ne pas appliquer le libéralisme en leur sein. Il critique donc le libéralisme des Lumières et sa perspective « philosophiquement défaillante » ne tolérant que les valeurs compatibles avec le principe d’autonomie individuelle, et pas celles refusant la réflexion critique.
Pour Bhikhu Parekh, chaque individu a en réalité un « devoir de loyauté » envers sa culture qu’il doit défendre contre ses déformations, affirmant qu’aucune « vision de la vie bonne ne peut être fondée sur une conception abstraite de la seule nature humaine » . Le libéralisme est utilisé par l’Occident pour affirmer sa supériorité culturelle face aux cultures plus traditionnelles, hostiles à l’individualisme, au progrès scientifique et à l’égalité entre les sexes : pour Bhikhu Parekh, le libéralisme est donc une culture comme les autres avec sa propre conception du bien.
C’est pourquoi Bhikhu Parekh critique Michael Kymlicka, qui s’oppose aux restrictions internes en menant donc à délégitimer les cultures illibérales minoritaires. Il va jusqu’à affirmer, contrairement à Michael Kymlicka qui pense que les croyances individuelles doivent être révisables, que « Parce que nous sommes faillibles, nous devrions parfois pouvoir décider de nous engager de manière irrévocable pour des façons de vivre, des valeurs, des personnes, des projets ou des relations » . Considérant que les cultures sont constitutives des modes de pensée, des attachements, et de l’identité, il affirme que les types non libéraux de rapport à la culture sont aussi légitimes que les autres, et qu’il faut donc par exemple permettre aux croyances religieuses de sortir de la sphère privée, puisqu’elles donnent un sens à la vie de nombreux croyants.
Bhikhu Parekh fait donc l’éloge de la diversité et d’un dialogue interculturel, la diversité culturelle étant selon lui positive en elle-même, affirmant que « les être humains ont besoin d’une culture stable » et « d’un accès aux autres cultures » qui permettent de valoriser différentes valeurs humaines, qu’aucune culture n’incarne dans leur ensemble. Le dialogue de ces cultures, et donc de ces valeurs, devrait être institutionnalisé pour encourager l’évaluation réciproque et l’évolution des cultures grâce à un forum public permettant de débattre face aux problèmes de la société, en partant des différentes cultures plutôt que de l’argumentation rationnelle abstraite. Le résultat en serait la reconnaissance de droits collectifs, un système d’éducation multiculturelle, et la discrimination positive, mais aussi des pratiques comme l’excision.
Le renouvellement du multiculturalisme
Ces théories suscitent de nombreuses critiques. Ces dernières viennent notamment de libertariens et de conservateurs : Chandran Kukathas défend ainsi un « anarcho-multiculturalisme » en restant neutre vis-à-vis des conceptions morales des individus, pour respecter leur dignité ; les conservateurs, quant à eux, pensent comme Roger Scruton que le multiculturalisme est une « culture de la répudiation » de l’Occident, et même une « haine de soi » .
D’autres critiques suscitent des renouvellements chez les multiculturalistes. Kwane Anthony Appiah, né en 1954, accuse ainsi ces théories d’essentialisation des cultures, parlant de « syndrome de Méduse » en référence à cette transformation en pierre, notamment en reconnaissant excessivement des caractéristiques comme la couleur du peau, que certains voudraient plutôt considérer comme un élément personnel, au lieu d’un élément imposé politiquement. Pour lui, cet « appel à la différence culturelle » génère de la confusion, et il considère ainsi que les racistes détestent, non pas la culture noire, mais les Noirs eux-mêmes. En réifiant les cultures, on en favorise aussi les versions les plus « pures » au détriment des autres, en les homogénéisant, mettant ainsi en péril les minorités de l’intérieur.
En réponse, Anne Phillips, née en 1950, admet que le multiculturalisme « exagère l’unité interne des cultures » et peut apparaître « comme un carcan culturel soumettant ceux qui sont décrits comme les membres d’un groupe culturel minoritaire à un régime d’authenticité » et encourageant la conception d’une altérité radicale légitimant les critiques sur le séparatisme. Selon Anne Phillips, il ne faut donc considérer les cultures que comme « une généralisation approximative qui peut être un moyen utile de condenser l’information, mais qui ne doit jamais être confondue avec la vérité » . Il faudrait donc que les politiques multiculturelles se focalisent, non pas sur les cultures, mais sur les individus, pour leur conférer des droits, par exemple celui « de suivre le code vestimentaire prescrit par sa religion » . Entre les trois possibilités d’action face à la diversité culturelle que sont « la régulation, la sortie ou le dialogue » , Anne Phillips rejette la régulation (car liée à un monisme moral puisqu’imposant une norme), la sortie (car le droit de quitter sa culture ne peut être que formel en raison des pressions communautaires), et choisit plutôt le dialogue, qu’elle ne veut cependant pas réserver aux représentants des minorités mais aussi de leurs dissidents ; par ailleurs, elle reconnaît les principes rawlsiens de la raison publique, et le modèle délibératif habermassien, et elle considère donc que les arguments doivent être valables pour tous.
L’autre critique principale est nommée « la critique de diversion » : trop se préoccuper de culture nous détournerait selon les libéraux égalitaristes de préoccupations sociales comme la redistribution des richesses. C’est le cas de Brian Barry (1936-2009), qui considère que reconnaître des droits spécifiques aux minorités culturelles viole l’égalité rawlsienne et libérale de façon réactionnaire, en défendant les particularismes et les différences comme De Maistre en son temps. Brian Barry souhaite plutôt revenir aux Lumières, à la citoyenneté unique et l’égalité devant la loi malgré la diversité des croyances, sans quoi la solidarité civique menant à la redistribution des richesses serait affaiblie, à cause du clientélisme divisant les groupes minoritaires. Pour Charles W. Mills, ces théories multiculturalistes seraient aussi une diversion par rapport au concept de race, affirmant que le multiculturalisme est incompatible avec l’antiracisme, puisque le racisme se caractérise, non seulement par son rejet de la culture d’un groupe « racialisé » , mais « par son incapacité, encore plus inquiétante, à reconnaître son humanité même » . La race, pour Mills, est ainsi une construction sociale durable devant être démantelée en tant que telle, alors que la politique multiculturelle ne s’en préoccupe pas.
Iris Marion Young (1949-2006) répond à ces critiques en distinguant deux politiques de la différence : une politique de la « différence positionnelle » pour lutter contre les inégalités structurelles entre groupes (culturels ou non) concernant l’accès aux ressources, le pouvoir de décision politique et les opportunités d’épanouissement, et une politique de la « différence culturelle » attribuant des droits à des groupes minoritaires pour les protéger de la domination culturelle du groupe majoritaire. Young défend ces deux politiques, mais pense que la première n’est pas assez mise en avant, notamment en ce qui concerne « la différence raciale » . La société civile est ignorée par la politique de différence culturelle, alors qu’il s’agit aussi d’un espace où des dominations et exclusions peuvent être générées.
Conclusion
Pour conclure, le libéralisme a été critiqué de diverses façons pour ses implications morales. Sans surprise, il est d’abord attaqué par des théories conservatrices hostiles au changement destructeur des traditions et des anciens équilibres. C’est le cas du conservatisme jusnaturaliste (Leo Strauss, Allan Bloom et Harvey Mansfield), perfectionniste et universaliste, souhaitant que le politique encourage une certaine conception du bien au lieu d’afficher une neutralité axiologique, et défende le droit naturel. Cette pensée s’incarne notamment dans les universités et dans le concept de masculinité. Le conservatisme sceptique (Michael Oakeshott et Roger Scruton), plus proche de la modernité, voit le conservatisme comme un mode de vie appréciant ce qui existe déjà et se méfiant du changement, et considérant que le gouvernement ne doit pas chercher à transmettre un mode de vie vertueux mais préserver des règles générales de conduite, un héritage, face aux transformations apportées par les Lumières, pour conserver un chez-soi réconfortant. Le conservatisme populiste (Christopher Lasch), enfin, est plus radical, et critique tant le libre marché que la culture du narcissisme et les élites accusées d’avoir trahi le peuple.
Les théories communautariennes (Alasdair MacIntyre, Michael Sandel, Charles Taylor et Michael Walzer) s’opposent aussi au libéralisme, en réaction au libéralisme reaganien des années 1980 qui dissoudrait les liens communautaires, notamment en priorisant le juste sur le bien. Les communautariens souhaitent plutôt défendre des valeurs partagées, l’égalitarisme solidaire et la participation civique républicaine. Ils prônent une éthique de la vertu fondée sur l’existence des communautés, constitutives de l’identité des individus, et reconnaissant donc l’existence d’un bien préexistant au juste et issu de la culture communautaire. Ces communautariens fondent donc une anthropologie voyant en la communauté un élément constitutif de l’identité, considérant qu’un individu n’est jamais abstrait. Défendant le sentiment d’intériorité, la vie ordinaire et la relation avec la nature, ils veulent que l’État promeuve une culture commune, au lieu de la neutralité, permettant la survie des communautés : les citoyens pourraient alors participer activement pour définir les valeurs communes et les fins à poursuivre, en réintroduisant la morale dans le bien public, justifiant ainsi la solidarité et la justice sociale. Ils souhaitent donc, dans l’économie, une égalité complexe s’opposant à la prédominance d’un type de biens (comme l’argent) sur les autres, dénonçant l’emprise du marché.
Les théories multiculturalistes, enfin, défendent des accommodements avec la diversité ethnoculturelle issue de la mondialisation, en répondant aux revendications particulières des minorités, considérant comme les communautariens que l’appartenance communautaire est constitutive de l’identité. On y trouve le multiculturalisme libéral (Will Kymlicka) qui considère que la neutralité libérale favorise le groupe culturel dominant, et qu’il vaut mieux défendre des protections externes permettant aux cultures minoritaires (nationales ou ethniques) de restreindre l’influence du groupe dominant, en reconnaissant leur autonomie, des droits polyethniques et des droits spéciaux de représentation politique. Le multiculturalisme communautarien (Charles Taylor) va plus loin, considérant que la question de la reconnaissance est vitale pour les cultures minoritaires, qu’il faut reconnaître dans leur identité unique (et dans leur universalité) pour leur permettre de perdurer à travers le temps. Le multiculturalisme radical (Bhikhu Parekh) est quant à lui déterminé à appliquer un libéralisme de la tolérance, allant jusqu’à accepter le refus du libéralisme au sein de certains groupes culturels, et les restrictions internes imposées aux membres de ces groupes pour maintenir leur cohésion, même si elles sont illibérales. Il croit ainsi aux bienfaits de la diversité culturelle et du dialogue interculturel, pour mettre en valeur différentes valeurs. Enfin, les théories multiculturalistes se renouvellent face aux critiques d’essentialisation (Kwane Anthony Appiah) affirmant que le multiculturalisme réifie les cultures et désavantage leurs dissidents : en réponse (Anne Phillips), le multiculturalisme s’amende en reconnaissant que la généralisation n’est pas identique à la vérité, et qu’un dialogue doit aussi inclure la présence des dissidents pour que la culture ne soit pas un carcan. L’autre critique, celle de la diversion (Brian Barry et Charles W. Mills), affirme que le multiculturalisme nous distrait des combats plus légitimes de la répartition des richesses (à cause du clientélisme séparatiste) et de l’antiracisme (en oubliant l’importance de la « race »). En réponse (Iris Marion Young), certaines théories multiculturalistes admettent l’importance d’une politique de la différence positionnelle luttant contre les inégalités structurelles entre les groupes, et ne se focalisant pas uniquement sur la domination culturelle du groupe dominant.
Toutes ces théories s’incarnent aujourd’hui dans diverses familles politiques, tant à gauche qu’à droite du champ politique. En effet, l’argumentaire communautarien et surtout multiculturaliste a été adopté par une partie de la gauche radicale, notamment certaines mouvances proches de LFI et des mouvements antiracistes, décoloniaux ou indigénistes, critiquant les politiques de défense de la laïcité ou d’opposition au séparatisme menés par les gouvernements depuis une vingtaine d’années, par exemple la loi de 2004 sur l’interdiction du port des signes religieux ostentatoires à l’école. D’un autre côté, les théories conservatrices ont trouvé à droite une terre d’élection, par défense de l’identité nationale chez LR, le RN et Reconquête, des partis sensibles à la question de l’importance des traditions, considérées comme un élément constitutif de notre identité, auxquelles nous sommes attachés – l’opposition à l’islamisme (défini comme l’imposition de normes issues de l’islam dans l’espace public) et plus généralement à la propagation de la culture islamique prend ainsi sens dans ce contexte.
Alors que le versant économique du libéralisme est celui qui, historiquement, attire le plus les critiques, nous pouvons donc constater que l’argumentation morale n’est pas en reste, et prend aujourd’hui de plus en plus d’importance, à gauche (avec la défense des minorités) comme à droite (avec la défense de l’identité nationale) – au risque, pour de nombreux citoyens, de se déconnecter des principaux enjeux et priorités de l’ensemble de la population, qui se préoccupe principalement de son pouvoir d’achat.
- CARÉ Sébastien, La Théorie politique contemporaine. Courants, auteurs, débats, Paris, Armand Colin, 2021, 301 p. ↩︎