Parmi les trois courants principaux de la pensée politique, l’autoritarisme et le libéralisme sont aujourd’hui associés aux droites, si on divise le champ politique en les deux grands systèmes d’alliances partisans que sont les gauches et les droites : l’autoritarisme correspondrait plutôt à la droite nationaliste incarnée par le Rassemblement national, alors que le libéralisme serait rattaché à la droite néolibérale représentée par Renaissance et l’ancienne majorité présidentielle.
En effet, l’histoire du RN, anciennement FN, est associée comme nous avons pu le constater à celle des groupuscules nationalistes antigaullistes qui détestaient De Gaulle pour sa capacité de dialogue avec les régimes communistes et surtout pour son ralliement à l’autodétermination de l’Algérie, le parti ayant par ailleurs inclus parmi ses cadres d’anciens vichystes et proches de l’Action française, des nationalistes historiquement antirépublicains. Bien que se réclamant aujourd’hui du gaullisme et des valeurs républicaines (après plusieurs années de dédiabolisation condamnant les éléments antisémites et vichystes du parti), le RN reste proche de valeurs intrinsèques de l’autoritarisme : la valorisation de l’autorité du chef (y compris au sein du parti), le recours massif à la contrainte pour rétablir l’ordre, la nostalgie traditionaliste du temps passé, la mystique de la nation et la grandeur de la France, le pouvoir personnel, et la défense de l’identité culturelle nationale, sans oublier la critique populiste des élites et de la démocratie représentative que l’on peut rattacher aux divers courants nationalistes du boulangisme au maurrassisme en passant par l’antidreyfusisme.
D’un autre côté, le parti Renaissance (anciennement La République en Marche, aujourd’hui membre de la coalition Ensemble pour la République), fondé par l’actuel président Emmanuel Macron et principale force politique soutenant la majorité relative du gouvernement Bayrou, incarne bien les valeurs du libéralisme, plus précisément du néolibéralisme. Renaissance correspond à la synthèse des néolibéraux issus de LR (par exemple Édouard Philippe, proche d’Alain Juppé qui est lui-même un héritier de Chirac qui a opéré le tournant néolibéral du RPR) et du PS (notamment Manuel Valls, socio-libéral à la manœuvre pour les réformes néolibérales du quinquennat Hollande inspiré par le fondateur de la Deuxième Gauche Michel Rocard dont le courant s’inscrivait dans le tournant de la rigueur de François Mitterrand). En dépit des inflexions autoritaires de ces dernières années (comme la loi Sécurité Globale de 2021 et la loi Immigration de 2023), le parti s’est historiquement constituée au sein de la famille néolibérale et de ses valeurs : la primauté affirmée de l’homme dans la société (l’individualisme), la valorisation du droit de propriété et de l’initiative personnelle, une limitation du rôle de l’État dans l’économie, une réduction des impôts, et un attachement (visiblement vain) à l’équilibre budgétaire.
Deux des principales forces politiques en France (25,39% pour la coalition Ensemble pour la République au premier tour des élections législatives de 2024 et 8,49% pour LR, et d’autre part 33,42% pour le RN et ses alliés) sont donc associées aux droites, avec les réserves nécessaires associées à ce terme. En effet, la droite néolibérale (d’Ensemble et de LR) et la droite nationaliste (du RN) s’opposent en tous points en termes de valeurs : si le néolibéralisme est attaché à la mobilité, à l’innovation, au nomadisme, au cosmopolitisme, à la prise de risque, à la consommation et à la compétition, le nationalisme est plutôt attaché à la stabilité, à la continuité, à l’enracinement, à la patrie, à la sécurité, à la modération et au consensus, ce qu’explique l’anthropologue Emmanuel Terray dans son ouvrage Penser à droite1. On peut cependant considérer que l’on trouve à droite, de manière générale, les partis et personnes attachés à l’ordre, à l’état de fait, aux hiérarchies, acceptant la notion d’inégalités, qu’elles soient sociales chez les néolibéraux ou entre nationaux et étrangers chez les nationalistes, parce que ces inégalités sont considérées comme naturelles et nécessaires au bon fonctionnement de la société, tandis qu’à gauche se trouvent les défenseurs de l’égalité dans tous les domaines.
Reste alors le socialisme, historiquement et conceptuellement rattaché aux gauches. Dans l’ouvrage déjà étudié de Jean-Jacques Raynal2, l’auteur revient dans sa dernière partie sur cette tradition politique née dans la première moitié du XIXe siècle. Le socialisme, d’abord issu de multiples sources anglaises et françaises, s’uniformise sous l’égide de Karl Marx dans la seconde moitié du XIXe siècle, à travers le marxisme-léninisme arrivant au pouvoir en Russie en 1917, et devenant sa seule incarnation malgré ses dérives. Plutôt que de résumer le socialisme à cette expression totalitaire dévoyée, l’auteur le définit comme une alternative au capitalisme, un vaste mouvement idéologique aux différentes facettes, « dont l’objectif est la transformation de la société en vue de l’instauration de la justice sociale et de l’égalité » . Tandis que l’autoritarisme prône le triomphe des gouvernants sur les gouvernés et la reconnaissance de leur supériorité ainsi que l’effacement de l’individu au profit de l’État et des traditions, et que le libéralisme défend au contraire l’individualisme contre le pouvoir autoritaire et les intérêts privés par l’initiative individuelle et la réduction du rôle de l’État à celui de gendarme, le socialisme souhaite plutôt la collectivisation des moyens de production privés afin de mettre un terme à l’exploitation humaine : l’égalité est posée comme valeur suprême permettant d’accéder ensuite à la liberté.
Nous verrons ainsi dans cet article les trois nuances du socialisme présentées par Jean-Jacques Raynal : le socialisme pré-marxiste, le marxisme-léninisme, et le socialisme démocratique.
Le socialisme pré-marxiste
Dès la fin du XVIIIe siècle, la question sociale est une préoccupation, notamment chez Robespierre et Saint-Just, mais après leur renversement par les thermidoriens, la Révolution s’interrompt à l’avènement du libéralisme. De nouvelles doctrines centrées sur l’égalité et la fraternité naissent cependant et proposent d’autres modes d’organisation socio-économiques, contre l’individualisme et le capitalisme : c’est ainsi que naît le socialisme, qu’il en porte ou non le nom. Les courants pré-marxistes, fondés avant le marxisme ou avant sa domination sans partage sur le socialisme, cherchent ainsi à changer le monde par la justice sociale, et deux principales orientations : une réforme progressive et pacifique, ou une révolution renversant l’ordre ancien.
Les réformateurs réagissent d’abord à la révolution industrielle et à la transformation de la société, jusque-là principalement rurale. Les réformateurs pré-marxistes souhaitent donc renouveler la société dans ce nouveau contexte, par une action volontariste plutôt que par le laisser-faire. Le premier à considérer le nouveau monde issu de l’industrialisation est Saint-Simon (1760-1825), auteur du Système industriel (1821). Il prône l’industrialisation et le primat de l’économie, considérant déterminante l’infrastructure économique, comme Marx après lui. L’État devrait ainsi se préoccuper en priorité du développement de la production, et de l’administration, en valorisant les « industriels » (c’est-à-dire les producteurs en général). Saint-Simon, en revanche, accepte complètement les inégalités, défendant un élitisme justifié par l’utilité sociale (la future technocratie : Comte est par ailleurs son secrétaire), même s’il veut améliorer les conditions de vie des plus pauvres.
Les successeurs de Saint-Simon souhaitent aller plus loin. C’est notamment le cas de Louis Blanc (1811-1882), dans la foulée de la Révolution de 1848 : après la révolution politique, il veut mettre en place une démocratie sociale au bénéfice du prolétariat urbain précarisé par le capitalisme industriel et l’arbitraire des employeurs. La liberté, dans ce cadre, serait en effet illusoire, et l’État devrait donc intervenir pour réformer la vie socio-économique, notamment avec des ateliers sociaux autogérés permettant une nouvelle organisation économique. D’abord au gouvernement, il est mis en échec à la suite de la répression des émeutes de juin 1848, ce qui radicalise le socialisme.
Le grand patron Robert Owen (1771-1858) propose quant à lui la solution de l’associationnisme, en protégeant les travailleurs avec un salaire décent, de bonnes conditions de travail, et de l’instruction, grâce à l’intervention de l’État. Celle-ci ne se produisant pas en Angleterre, il encourage les travailleurs à agir eux-mêmes par un système mutualiste et coopératif avec des échanges de « bons de travail » entre travailleurs. Il participe aussi à la fondation de villages communautaires abolissant la propriété privée, mais toutes ces tentatives résultent en des échecs.
Plutôt que de réformer toute la société, certains veulent créer des utopies au sein de mouvements communautaristes, pour en faire des modèles d’organisation politique et sociale. Il s’agit notamment d’Étienne Cabet (1788-1856) qui écrit le Voyage en Icarie (1840), et surtout de Charles Fourier (1772-1837), auteur du Nouveau monde industriel et sociétaire (1829). Fourier critique l’industrialisation et considère que le salariat est un esclavage issu du capitalisme industriel, à l’origine de l’aggravation des inégalités, le système étant fondé sur d’autres institutions sociales reproduisant les mêmes habitudes de soumission, comme la famille, créant une « civilisation de forçats » apportant misère et détresse morale. Fourier veut donc créer un phalanstère : une communauté rurale de 1 600 personnes environ, chacune sans spécialisation, sans salariat ni travail aliénant, pour que la production profite à tous, grâce à l’assouvissement des passions, aboutissant à une civilisation équilibrée. Cette utopie reste cependant irréalisable et n’a donné lieu à aucun succès.
En dehors des réformistes et utopistes, le socialisme s’incarne aussi chez les révoltés et les anarchistes. Lors de la Révolution, Babeuf (1760-1797) écrit notamment Le manifeste des égaux, et veut lancer une révolte contre les inégalités, proposant une véritable technique de l’insurrection ; il finit guillotiné. Il inspire notamment Auguste Blanqui (1805-1881), connu pour ses multiples conspirations et engagements dans les soulèvements de son époque au nom de la justice sociale.
Proudhon (1809-1865), cependant, met en œuvre ces théories à travers sa doctrine du socialisme libertaire, par exemple dans son livre Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère (1846). D’abord un rival de Marx, il inspire notamment la Commune de Paris en 1870. Sa pensée se fonde sur une critique forte de la propriété privée, assimilée au vol, en particulier celle permettant l’exploitation des salariés, puisque le propriétaire s’accapare une part de leur travail de façon illégitime. L’État est remis en cause, étant utilisé comme un moyen d’oppression, même en démocratie, perçue comme un leurre. Il préfère plutôt une nouvelle société de liberté et d’égalité, fondée sur la solidarité, sans hiérarchie ni propriété privée, à l’origine des conflits. Les travailleurs pourront dès lors collaborer à travers un pacte fédératif, acte associatif concret, fondé sur les familles regroupées en villages, sous une même loi. La structure surplombant cette organisation diffère de l’État par la préservation de l’autonomie individuelle. Proudhon est aussi un défenseur du mutuellisme : « l’association entre travailleurs fondée sur l’échange de biens, de valeurs et de services » . Selon les besoins, les échanges s’effectuent, sans division du travail, ni inégalités et autorité.
Le courant anarchiste découle des considérations de Proudhon : il s’agit d’une opposition à toutes les formes d’oppression sociale, sans doctrine structurée. L’anarchisme prend son essor dans la seconde moitié du XIXe siècle, et reste influent jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs courants évoluent dans cette pensée, comme la violence nihiliste d’Alexandre Netchaïev (Catéchisme du révolutionnaire, 1868), mais les plus marquants sont issus de Mikhaïl Bakounine (1814-1876) dans son ouvrage Étatisme et anarchisme (1873) et de Piotr Kropotkine (1842-1921) dans Paroles d’un révolté (1885).
L’anarchie signifie « absence de commandement » : les anarchistes pensent que l’État n’est pas nécessaire pour organiser la société, car l’homme ne serait pas fondamentalement mauvais, mais bon et libre, avant d’être assujetti par le pouvoir. En démocratie, le peuple ne conserverait que l’apparence du pouvoir, même avec le socialisme marxiste, puisque l’État s’y renforce, étant par nature tyrannique. L’anarchisme est aussi synonyme d’athéisme, rejetant violemment l’idée même d’un Dieu, qu’il faudrait supprimer s’il existait, pour rejeter toute subordination : la foi ne sert qu’à supporter la misère, et elle doit donc disparaître. La propriété doit de même être abolie pour éradiquer les inégalités et l’autorité : Kropotkine appelle donc à l’expropriation violente. Les anarchistes y préfèrent une propriété collective autogérée, ce qui permettrait un travail plus productif, car libre, sans accaparement, avec une répartition fondée sur l’association et la solidarité (mutuellisme). L’anarchisme, enfin, se considère comme un ordre spontané, établi librement, accepté par chacun, et non un désordre. Il suffirait donc de détruire les structures oppressives pour que la société anarchique naisse naturellement, avec des accords libres entre les groupes, et la fondation de communes comme groupements de base permettant l’auto-administration et le regroupement en fédérations solidaires et coopératives.
Comme toutes les autres tentatives présentées précédemment, l’anarchisme n’a une fois encore abouti à rien.
Le marxisme-léninisme
Jusque-là assez stérile, le socialisme se renouvelle à travers le marxisme, un système économique, philosophique et sociologique complet qui est davantage qu’une théorie politique. En effet, il se distingue par sa démarche scientifique, avant de devenir un véritable système de gouvernement à partir de la Révolution russe de 1917 sous Lénine, gouvernant à son apogée plus d’un tiers de la population mondiale. Devenu une pratique politique, il est décrédibilisé par la ruine et la chute des régimes qu’il inspire.
Le marxisme naît avec Karl Marx (1818-1883), de la bourgeoisie intellectuelle allemande. Expulsé de son pays natal en 1844, il passe par plusieurs pays (France, Belgique et Angleterre) qui nourrissent sa pensée politique, notamment le socialisme français. Inspiré par Hegel, il travaille surtout avec Friedrich Engels (1820-1895) pour rédiger le Manifeste du parti communiste (1848) et Le Capital (1867). Il fonde enfin la première Association internationale des Travailleurs en 1864, y prenant l’ascendant sur les anarchistes et les socialistes utopistes.
Le marxisme est fondé sur la dialectique hégélienne ; autrement dit, le triptyque « thèse, antithèse, synthèse » où une affirmation est contestée, avant que cette contestation elle-même ne soit contestée. Cependant, là où Hegel défendait l’idéalisme (un courant philosophique selon lequel les idées et les pensées sont plus importantes que la matière dans la définition de la réalité ; autrement dit, notre perception définirait davantage la réalité que ce qui existe indépendamment de notre perception), Marx est matérialiste : il considère que c’est le fait matériel qui doit être au cœur de l’analyse, et que c’est l’économie qui gouverne l’histoire. En effet, les modes de production (des usines par exemple) forment l’infrastructure de la société, et c’est à partir de cette infrastructure que sont constituées les superstructures (par exemple les institutions et la culture).
Selon Marx, les forces de production (constituées par la main d’œuvre et leurs moyens de production) sont en contradiction avec les rapports de production (rapports entre les hommes pendant la production, déterminant par exemple la répartition des revenus) : alors que les forces de production sont déterminées par l’état scientifique et technique de la société, les rapports de production le sont par les forces de production précédentes. Autrement dit, les forces de production se transforment par les progrès techniques plus vite que les rapports de production ne changent : les modes de production (forces des production et rapports de production combinés) doivent donc évoluer, entraînant alors la déstabilisation des superstructures, et la révolution par la lutte des classes.
Je vais prendre un exemple concret pour illustrer cette idée. Aujourd’hui, les forces de production sont bouleversées par l’essor de l’intelligence artificielle : de nombreuses tâches peuvent désormais être réalisées par des agents conversationnels comme Chat GPT. Or, des emplois (c’est-à-dire des rapports de production entre un patron et un salarié) peuvent être menacés par ces nouvelles forces de production, puisque des tâches peuvent désormais être automatisées au lieu d’être accomplies par un être humain, suscitant la protestation des salariés concernés. On peut voir ici un exemple de dialectique hégélienne : les forces de production sont à l’origine de l’essor de l’IA ; cependant, l’IA peut désormais se coder elle-même, et les forces de production se révoltent donc contre ce qu’elles ont elles-mêmes créées. Les anciens rapports de production (le salariat), à l’origine du développement de l’IA, deviennent donc des obstacles à son déploiement généralisé : la lutte des classes, selon une analyse marxiste, pourrait alors recommencer.
Ainsi, la révolution sociale serait issue des « transformations dialectiques de l’infrastructure » . L’une des conséquences de ces transformation est selon Marx l’aliénation issue de la privatisation des moyens de production : alors que la bourgeoisie détient ces moyens, les prolétaires ne peuvent que vivre de leur propre force de travail, qui crée un produit que récupère la bourgeoisie, les capitalistes. Cette dissociation entre l’homme et ses produits provoque l’aliénation. Cette exploitation économique (la plus-value étant confisquée par la bourgeoisie) est aussi politique, puisque la démocratie libérale est utilisée par la bourgeoisie pour servir ses propres intérêts. Les prolétaires doivent donc se soulever par la révolution prolétarienne pour prendre le contrôle de l’État et de ses moyens coercitifs utilisés jusque-là pour opprimer le prolétariat.
La révolution prolétarienne, pour s’accomplir, devra cependant utiliser elle-même ces moyens coercitifs par la dictature du prolétariat, devant éradiquer la propriété privée des moyens de production et « l’état d’esprit bourgeois » pour instaurer des rapports socialistes de production. Ce serait alors la naissance d’une société communiste, « fin de l’histoire » du fait de la fin de la lutte des classes et des classes elles-mêmes : la propriété serait collective, et le travail orienté vers la satisfaction des besoins de tous plutôt que le profit d’une minorité, aboutissant à une économie d’abondance. La société devenue harmonieuse verrait alors la transformation de l’État, remplacé par une discipline sociale acceptée par tous, le gouvernement n’étant plus que l’administration de la production. Cette société, enfin, n’adviendrait que par la naissance d’un homme nouveau, libéré de l’esprit bourgeois, et devenu parfait ; ce qui, par conséquent, justifie toutes les coercitions pour en arriver là, par haine des imperfections humaines.
Cette radicalisation se produit au sein de l’Union soviétique, fondée en Russie. Le marxisme n’était pas prédestiné à y réussir : en théorie, la révolution prolétarienne était supposée naître d’un stade avancé du capitalisme et d’un prolétariat nombreux et appauvri par la transformation des modes de production, alors que la Russie restait rurale.
Lénine (1870-1924) joue donc un rôle-clef dans l’importation du marxisme en Russie. Il apporte des précisions au marxisme, notamment dans L’État et la révolution (1917), et donne ainsi naissance au marxisme-léninisme. Contrairement à Marx, Lénine ne veut pas faire disparaître l’État, mais en faire un État socialiste, au service de la majorité prolétarienne devenue classe dominante, pour exercer la dictature du prolétariat en écrasant la bourgeoisie opprimante, aussi longtemps qu’il sera nécessaire. Le communisme, comme la fin de l’État, n’adviendra qu’à l’éradication complète de l’esprit bourgeois.
Pour y parvenir, Lénine veut organiser le prolétariat au sein d’un parti assurant une formation révolutionnaire apportant une conscience de classe au prolétariat, pour renverser le régime puis exercer la dictature du prolétariat, incarnant la classe sociale, et devant donc être unique, détenteur du pouvoir suprême. Par souci d’efficacité, le parti doit être discipliné selon le centralisme démocratique : si la liberté de débat est affirmé, une fois la décision prise, chacun doit l’appliquer.
L’Union soviétique est fondée sur ces principes après la révolution d’Octobre 1917, la création d’un État socialiste en 1918, puis sa transformation en Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) en 1922, peu avant la mort de Lénine en 1924. La naissance de l’URSS prend place dans le contexte du communisme de guerre (1918-1921) en lutte avec la contre-révolution : c’est le début d’une dérive totalitaire.
En effet, Staline (1879-1953) succède à Lénine et instaure un régime totalitaire. Alors que Trotski veut exporter la révolution, Staline choisit le « socialisme dans un seul pays » et justifie l’existence des pays capitalistes pour pérenniser l’État jusqu’à une hypothétique révolution mondiale. Il durcit la dictature, y compris sur le prolétariat, place le Parti à son service, met en place un culte de la personnalité, et un système oppressif supprimant toutes les libertés et instaurant un encadrement idéologique associé à la terreur policière et l’expansionnisme militaire.
Après la mort de Staline, ses successeurs essaient de rénover l’URSS, notamment sous Khrouchtchev dans le cadre du XXe congrès du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) en 1956 : Khrouchtchev veut mettre en place une déstalinisation libéralisant le parti en interne, tout en acceptant de coexister avec les capitalistes, mais cette tentative échoue assez vite avec sa destitution en 1964 et le retour de l’immobilisme. Sous Brejnev, la situation économique empire, alors que les libertés sont toujours absentes, illustrant la faillite du projet communiste. Mikhaïl Gorbatchev, accédant au pouvoir en 1985, veut renouveler le système sclérosé par la bureaucratie, les goulags, et l’inertie de la population. Il entame alors la restructuration (perestroïka) du régime, et instaure une transparence (glasnot) : pour rendre le socialisme efficace, il veut le rendre démocratique, et libéraliser l’économie. Cela passe par la fin du parti unique et l’évolution vers une économie mixte plutôt que le collectivisme, tandis que la violence systématisée comme mode de gouvernement est abandonnée et que les droits de l’homme sont reconnus, menant à des élections pluralistes.
Ces changements radicaux entraînent cependant l’effondrement du communisme, englué trop longtemps dans l’immobilisme. En effet, Gorbatchev donne davantage de libertés politiques et économiques aux pays satellites de l’URSS, ce qui entraîne rapidement l’écroulement de l’empire soviétique, représenté par la chute du mur de Berlin en 1989, puis l’implosion de l’URSS en 1991. Le marxisme-léninisme s’interrompt sur un échec clair, tant en matière d’ancrage idéologique qu’au niveau de la situation économique, étant aujourd’hui sans aucune capacité d’attraction.
Le marxisme s’exporte cependant en dehors de l’URSS, parfois avec des variations. Antonio Gramsci (1891-1937) utilise par exemple le concept d’hégémonie pour expliquer que la bourgeoisie maintient sa domination : ce sont les valeurs et références spirituelles de la bourgeoisie qui lui permettent de perdurer, ce qui rend nécessaire un combat idéologique par le biais des intellectuels, et donc une flexibilité doctrinale tenant compte de l’expérience historique, pour persuader la société civique, y compris en empruntant la voie parlementaire.
La Yougoslavie est l’exemple d’un régime marxiste distinct de l’URSS, avec Tito (1892-1980) qui met en place un socialisme autogestionnaire rompant avec Staline en 1948. Au lieu d’une propriété nationale, Tito remet aux travailleurs la gestion des moyens de production (la propriété sociale), en décentralisant l’économie par l’autogestion et le fédéralisme. A l’international, il choisit le non-alignement, et s’ouvre à l’Occident. Cependant, la Yougoslavie se disloque elle-même quelques années après la mort de Tito, dès 1991.
En Chine, Mao Zedong (1893-1976) impose sa propre version du marxisme : le maoïsme, qui s’affirme notamment pendant la Révolution culturelle (1965-1968). Souhaitant enraciner le marxisme dans l’action et l’expérience, il veut adapter le marxisme à la Chine, pays rural : cela passe chez lui par la guerre révolutionnaire dans les campagnes, avec une révolte paysanne et une osmose entre le politique et le militaire. Les villes doivent dès lors être encerclées par les campagnes. Et après la révolution, cette dernière doit devenir permanente, remettant en cause les acquis, et alternant durcissement et libéralisation en fonction de la situation.
Cela mène à la Révolution culturelle, une lutte idéologique qui suscite l’intérêt de la jeunesse occidentale et du tiers monde, mais qui provoque le déclin du maoïsme en provoquant l’anarchie. Deng Xiaoping succède à Mao et préfère gouverner par pragmatisme autoritaire, abandonnant les principes du marxisme au nom du réalisme économique. L’économie socialiste de marché est instaurée, alors que la propriété privée des moyens de production est acceptée, au fil des révisions constitutionnelles, jusque celle de 2018 qui renforce le pouvoir du Président Xi Jinping et le place comme référence au même titre que Mao Zedong : la croissance économique, premier objectif, éclipse la pensée communiste.
Le socialisme démocratique
Le socialisme comme courant distinct du marxisme-léninisme et des partis communistes apparaît en 1920, à la création de la IIIe Internationale : les partis socialistes refusent de se soumettre au Parti moscovite et au marxisme-léninisme pour ses méthodes et son caractère antidémocratique. Les socialistes préfèrent en effet concilier le socialisme avec la démocratie, par une voie pacifique et parlementaire de conquête du pouvoir, et sans sacrifier la liberté dans son exercice. Pour autant, ils souhaitent révolutionner la société et rompre avec le capitalisme, mais par le biais de réformes, et sans s’aligner sur l’URSS pour plutôt conserver leurs spécificités nationales. Après la Seconde Guerre mondiale, la référence marxiste est peu à peu abandonnée, comme l’idée de révolution, et même certains aspects réformistes, jusqu’à déstabiliser leur identité doctrinale.
En Grande-Bretagne, dès la fin du XIXe siècle, les syndicats se regroupent dans le Trade Union Congress, se focalisant sur les revendications professionnelles et sociales plutôt que la politique. Ils sont à l’origine du Labour Party (parti travailliste) en 1906, intégré au système politique à partir de la Grande Guerre, ce qui l’éloigne de l’idéologie révolutionnaire et le rapproche d’une culture parlementaire et démocratique de gouvernement. Loin du marxisme, il est pragmatique et accepte le libéralisme, même économique, avec comme idéal l’État-providence plutôt que socialiste, défendant de plus en plus la société libérale jusqu’à être presque confondu avec l’ultralibéralisme.
En Allemagne, le marxisme exerce une plus grande influence, mais aussi d’autres courants socialistes. Le Parti socialiste allemand (SPD) est fondé en 1875 par la fusion d’un parti socialiste étatiste et d’un parti proche du marxisme, auquel le SPD adhère officiellement. Il est le plus puissant parti socialiste d’Europe, avec 1,5 million de voix en 1890. Il évolue cependant vers le réformisme et le légalisme, notamment à travers Eduard Bernstein (1850-1923) dans Socialisme théorique et social-démocratie pratique (1899). Il remet en cause les théories de la plus-value et de la paupérisation du prolétariat, comme le matérialisme historique, considérant que les idées influent sur l’histoire et que l’économie n’en est pas le seul facteur. Il soutient donc la démocratie comme façon d’accéder au socialisme, par une attitude légaliste et réformiste. Bien que contesté (notamment par Kautsky), il fait infuser ce courant révisionniste dans le SPD, et l’éloigne du marxisme.
L’application de la dictature du prolétariat en Russie provoque une scission au sein du SPD : une minorité (avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht) tente un coup de force par l’insurrection spartakiste écrasée en 1919, mais la majorité refuse le léninisme, comme Kautsky qui refuse le recours à la violence et l’appropriation contrainte des moyens de production. Il pense que cela ne mènerait qu’à un capitalisme d’État bureaucratique et despotique. Le SPD s’affirme après 1918 comme légaliste et réformiste, en tant que parti de gouvernement, jusqu’à accéder à la chancellerie fédérale en 1928. La doctrine du SPD est amendée par Hilferding au congrès de Kiel en 1927 : il s’agit du capitalisme organisé par un État démocratique, à travers une économie mixte préalable à la collectivisation des moyens de production. Après la Seconde Guerre mondiale, le marxisme est peu à peu abandonné, le SPD rejetant toute violence au profit d’une stratégie électorale de conquête du pouvoir et de l’acceptation du libéralisme économique. Le marxisme est donc répudié en 1959 lors du congrès de Bad Godesberg, et le terme de social-démocratie le remplace : la gestion du système libéral par une orientation sociale et participative, pour réduire les inégalités, améliorer la protection sociale, et développer la cogestion. Le socialisme allemand devient alors gestionnaire du capitalisme.
En France, le socialisme humaniste se développe de façon spécifique, à travers Jaurès (1859-1914) puis des évolutions successives, conservant comme trait fondamental la conciliation du socialisme avec la liberté individuelle, et la conquête parlementaire, légale et pacifique du pouvoir. Jaurès reprend le marxisme, mais attribue un rôle essentiel aux idées et à l’homme dans l’évolution de l’histoire, dont le moteur serait l’homme plutôt que la classe sociale. Il défend donc un socialisme humaniste, utilisant le socialisme pour donner corps à la déclaration des droits de l’homme. Prônant une propriété sociale des moyens de production, il veut faire de la république politique une république sociale liant liberté et égalité, grâce à une évolution graduelle, et à un État arbitre entre les classes. Grâce à la prise de conscience de classe et à l’organisation du prolétariat, l’État passerait sous son contrôle pour parvenir au socialisme.
Cette vision est incarnée par Léon Blum (1872-1950), qui défend un socialisme à l’échelle humaine, tel que décrit dans son ouvrage À l’échelle humaine en 1941. Alors que le parti socialiste français est créé en 1905 en tant que Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), il se divise au congrès de Tours de 1920 : la majorité fonde le Parti communiste français (PCF) et rejoint la IIIe Internationale, alors qu’une minorité défend un socialisme démocratique dans la lignée de la synthèse jauressienne, à la fois contre la dictature du prolétariat et le révisionnisme. La transformation doit rester révolutionnaire, mais pas la prise du pouvoir. Pour y parvenir, le capitalisme doit évoluer, et la classe ouvrière affirmer sa capacité politique. En attendant, les socialistes ne peuvent qu’exercer le pouvoir, gérer le système capitaliste, en servant autant que possible les intérêts de la classe ouvrière pour mener à la révolution.
Cependant, ce compromis, qui avait pour but initial l’abolition de la propriété capitaliste au bénéfice de la démocratie, de la dignité humaine, des libertés, de l’éducation et de la tolérance, perd son sens dans les alliances de la SFIO avec les partis libéraux, jusqu’à provoquer une véritable crise à la fin des années 1960. François Mitterrand (1916-1996) redonne de la vigueur au socialisme en refondant la SFIO au sein du Parti socialiste (PS) dont il devient le premier secrétaire lors du congrès d’Épinay en 1971. Contre le réformisme et pour l’alliance avec le PCF, il accède au pouvoir en 1981, en promettant véritablement de changer de société sans aller jusqu’à l’étatisme communiste, en proposant une troisième voie, entamée par des nationalisations et l’abaissement de l’âge de la retraite. Chantre du socialisme « du possible » , Mitterrand renonce cependant à ce programme dès 1983, par pragmatisme économique, devenant lui aussi un simple gestionnaire, alors que l’ultralibéralisme gagne du terrain en France.
Conclusion
L’histoire du socialisme, né au XIXe siècle, a été marquée par de multiples transformations philosophiques, doctrinales et culturelles. Initialement lié à des courants pré-marxistes réformistes puis utopistes ou encore révolutionnaires et anarchistes, le socialisme s’est principalement incarné dans le marxisme-léninisme, véritable doctrine fondée sur tout un système de pensée lié au matérialisme historique. A travers la pratique du pouvoir des soviétiques, ce marxisme-léninisme s’est cependant sclérosé dans un totalitarisme éloigné de ses racines en se fondant sur le culte de la personnalité et la violence systématisée, là où le marxisme prônait le dépérissement de l’État. Les socialistes ayant rejeté la prise de pouvoir révolutionnaire, devenus sociaux-démocrates par leur acceptation de la prise de pouvoir par l’élection pluraliste, se sont quant à eux perdus dans la compromission avec l’économie de marché, aboutissant à un social-libéralisme se contentant de gérer le capitalisme et d’en limiter quelques excès.
Ainsi, c’est l’ensemble du socialisme contemporain qui est en crise, ayant échoué à contrer l’avènement de la pensée unique ultralibérale. Les socialistes au pouvoir se retrouvent souvent à mener une politique libérale, notamment au sein de coalitions, et n’apportent que des nuances sociales au système capitalisme dont ils ne remettent plus en question les fondements ni les excès. Il laisse la construction européenne se réaliser dans le cadre de l’ultralibéralisme dérégulé, le socialisme démocratique se muant peu à peu en social-libéralisme, une Troisième voie « entre gauche et droite » acceptant en réalité l’économie de marché et la libre concurrence tout en sacrifiant l’État-providence, reniant les fondements mêmes du socialisme.
Aujourd’hui, alors que le PS mené par Olivier Faure semble de nouveau tiraillé entre une ligne sociale-libérale acceptant le compromis avec les ultra-libéraux et une ligne sociale-démocrate (bien que désormais complètement déconnectée du marxisme), il est frappant de constater que plus aucun parti de gauche, y compris La France Insoumise (LFI) pourtant catégorisée comme étant de gauche radicale voire d’extrême gauche, ne remet en cause la propriété privée des moyens de production, pourtant au cœur des critiques émises par les socialistes. Comme si, malgré de réelles velléités de régulation du système capitaliste dans le cadre d’une économie mixte de marché, les gauches françaises LFI comprise (hormis des partis marginaux comme le NPA) avaient bel et bien abandonné la pensée marxiste et toute volonté d’abolition des classes ; et qu’elles étaient incapables de défendre autre chose qu’une politique keynésienne, c’est-à-dire – et c’est là toute l’ironie de la chose – une politique néolibérale.