La sociologie politique

Dans la diversité des regards et méthodes considérant l’objet politique, la science politique, qui se caractérise par rapport au journalisme politique et à la philosophie politique par une approche empirique et sur une logique d’élucidation, d’accès à la vérité objective sur les mécanismes du champ politique. Comme nous l’avons vu dans l’article sur la science politique en général, il est possible selon Philippe Braud de distinguer plusieurs sous-discipline en son sein ; la sociologie politique est l’une d’entre elles.

Au cours de cet article, je définirai la sociologie politique dans ses principes et ses objets à l’aide de plusieurs ouvrages traitant de ce domaine. J’invoquerai pour commencer Sociologie politique de la politiste Anne-Cécile Douillet1.

Définition

Dans ce livre, l’autrice donne en effet une définition claire de la sociologie politique, en la caractérisant d’abord, comme Philippe Braud, en tant qu’une branche de la science politique, utilisant l’approche sociologique. Les deux disciplines se mêlent : il s’agit, comme science politique, d’interroger l’organisation politique de la vie en société, et donc les normes qui la régulent ; et, par cette approche sociologique, la sociologie politique évite la normativité pour plutôt étudier les modes de gouvernement sans chercher à déterminer ce que serait le régime idéal.

Ainsi, la question centrale de la sociologie politique est la façon dont les sociétés humaines se gouvernent, avec quelles normes, et quels producteurs et conditions de production pour ces dernières. Elle peut s’intéresser aux institutions comme à tous les dispositifs de pouvoir, dans différents espaces, et avec des modes de gouvernement différents.

Ce travail de recherche peut s’opérer à travers deux grands courants sociologiques, comme expliqué dans l’ouvrage Introduction à la sociologie politique2. La première tradition est dite holiste, étant représentée par Émile Durkheim : il s’agit d’une conception théorique qui considère que les individus sont déterminés par leurs rapports sociaux, ainsi que par les valeurs, règles et croyances dominant leur groupe d’appartenance. Les comportements individuels, selon ce paradigme, seraient expliqués par le groupe. Le second courant est inspiré par les travaux de Max Weber : il s’agit du courant individualiste. Selon ce courant, la société ou le groupe ne devrait pas être premier dans l’analyse, mais l’individu : l’individu produirait la société, et non l’inverse, et la société serait donc issu de la somme des comportements individuels. Les grands modèles sociologiques actuels tentent cependant d’articuler ces deux niveaux pour mettre en évidence leurs articulation : Pierre Bourdieu ou Norbert Elias s’inscrivent dans cette perspective. Il s’agit d’une science sociale, dont l’objectif est d’approcher de la vérité, comme pour n’importe quelle science. Son objectif est d’approcher les logiques du monde social, malgré le caractère partiellement inexact et incomplet des conclusions de la sociologie.

La sociologie politique désigne aussi l’analyse sociologique du champ politique. J’ai expliqué dans un précédent article ce qu’était un champ social selon Pierre Bourdieu : une sphère autonome de la vie sociale, où des individus luttent pour contrôler les positions dominantes. Il s’agit donc d’un espace de luttes afin de transformer le rapport de forces : dans le champ politique, il s’agit donc d’accéder aux positions de pouvoir politique. Bourdieu l’explique ainsi en 1981 : « Le champ politique est le lieu où s’engendrent, dans la compétition entre les agents qui s’y trouvent engagés, des produits politiques, problèmes, programmes, analyses, commentaires, concepts, événements, entre lesquels les citoyens ordinaires, réduits au statut de « consommateurs » , doivent choisir »3. Autrement dit, on trouve dans cette sphère la vie politique telle qu’on l’entend généralement, au sens de compétition entre les acteurs politiques pour obtenir le pouvoir et influencer les gouvernants, à travers les activités citées, dans le but d’attirer le soutien des électeurs.

Ce champ politique est composé d’institutions et d’acteurs spécialisés : l’Assemblée nationale, les collectivités, le gouvernement, et au sein de ces institutions, des gouvernants, ce qui implique l’existence de positions gouvernementales. Ainsi, des activités ont pour objectif d’y accéder (par l’élection par exemple) ou d’influencer les gouvernants (par exemple en manifestant).

L’autrice donne donc la définition de la sociologie politique : « l’analyse sociologique des gouvernants et des activités de conquête, de contestation ou d’orientation du pouvoir politique » . Elle étudie le champ politique, ses acteurs et activités, et ses liens avec les autres champs d’activités sociales. Les acteurs en question peuvent être des collectifs, comme des partis, ou des individus, qui occupent ou désirent des fonctions politiques. Dans ce cadre, afin de comprendre le fonctionnement politique d’une société, il est nécessaire d’étudier la façon dont ses acteurs s’impliquent dans l’activité politique et dont ses organisations politiques fonctionnent. Si on en revient à l’Introduction à la sociologie politique, nous pouvons considérer l’activité politique en tant qu’activité sociale : il devient dès lors possible d’expliquer des faits politiques par des phénomènes sociaux qui peuvent être éloignés de ce qu’on considère souvent comme un objet politique. André Siegfried, au début du XXe siècle, expliquait par exemple le soutien à la droite ou à la gauche en fonction de la nature du sol sur lequel vivent les électeurs, du fait de ses conséquences sur la structure de l’habitat et la répartition de la propriété foncière.

Cinq repères de la sociologie politique

Pour aller plus loin dans ce qui caractérise la sociologie politique, j’en viens à présent à l’ouvrage Nouvelle sociologie politique de la France4, qui définit la sociologie politique par cinq repères. Les auteurs définissent d’abord la sociologie politique comme une science empirique, c’est-à-dire fondée sur l’expérience, en l’occurrence des enquêtes. Ces enquêtes peuvent être ethnographiques en prenant la forme d’observation, par exemple de manifestations ou de la vie d’un parti politique. Elles peuvent aussi être constituées d’entretiens avec les acteurs du domaine étudié, comme les décideurs politiques. La troisième méthode d’enquête est celle de l’objectivation statistique, en analysant par exemple les votes en tenant compte des origines sociales. Enfin, elle consiste en l’analyse de textes, comme des programmes de parti, ou de supports audio-visuels tels que des débats ; mais d’autres sources peuvent être envisagées.

Le deuxième repère est la non normativité de la sociologie politique, contrairement par exemple à la philosophie ou la théorie politique : les chercheurs doivent respecter une neutralité axiologique, en acceptant de comprendre et de découvrir des vérités qui peuvent le contrarier. Il est nécessaire de comprendre la logique des acteurs, afin d’analyser les mécanismes en jeu.

Le troisième repère est lié aux questions posées par la sociologie politique : le « pourquoi » et le « comment » . L’objectif est de déterminer pourquoi et comment les phénomènes politiques se produisent, pour quelles raisons, et selon quels mécanismes, par exemple pour comprendre comment des génocides ont pu avoir lieu, ou pour expliquer la force de certains partis par rapport à d’autres.

En quatrième lieu, la sociologie politique tend à la fois à expliquer et comprendre : elle veut chercher des causes explicatives, sans aller jusqu’au déterminisme mécanique pour expliquer par exemple le vote d’un électeur. La sociologie politique a donc aussi pour objectif de comprendre les motivations subjectives des acteurs, en mettant en évidence leurs systèmes de représentations, leurs façons de raisonner, les conditions d’exercice de leur métier politique.

Le dernière repère de la sociologie politique est la volonté de « faire science » , en tant que science sociale, dont la particularité est d’être valable dans des lieux et temps délimités, contrairement aux sciences universelles : les « lois » politiques de la IIIe République ne sont par exemple plus valables aujourd’hui, étant donné que le monde social a changé. Cette science doit donc créer des concepts pour rendre intelligible le monde social, mais ce modèle d’analyse ne peut être détaché de son contexte historique.

Les contours de la sociologie politique

Cette discipline est structurée autour de l’État, en tant que régulateur de la vie sociale et détenteur du monopole de la violence légitime selon Max Weber. La sociologie politique interroge son organisation, les règles d’accès au pouvoir, les droits des membres de la société, les contenus des politiques publiques, et en général les processus concrétisant l’État par le biais des élus et fonctionnaires. La question des limites du politique, de l’intervention publique, est aussi posée, avec des bornes évoluant à travers le temps : tout objet peut devenir politique.

Les différents objets de la sociologie politique

Ainsi, la sociologie politique traite de différents objets, en particulier l’État et les partis politiques. L’État est d’autant plus primordial que la démarche de Max Weber associait le concept de politique et celui d’État. Selon le politiste Bertrand Badie, l’État est « un espace politique cristallisé autour d’un centre, mais différencié de l’ensemble des structures sociales, confisquant à son profit toute forme de légitimité politique et exerçant ses fonctions de manière universaliste, à partir de l’accumulation de ressources propres, et qui se traduit par un processus croissant d’institutionnalisation » . Autrement dit, il s’agit d’une institution centrale exerçant une souveraineté politique totale sur un territoire donné, avec un rôle unificateur pour l’ordre social, ce qui permet d’éviter la guerre de tous contre tous par le biais de la loi : il détient donc le monopole de la violence légitime afin de pouvoir maintenir l’ordre, et y parvient en levant des fonds grâce à l’impôt. Toute organisation gouvernementale et exercice du pouvoir politique, dans ce cadre, est issu de l’État. Ce dernier s’incarne dans des individus qui dirigent la vie en société et imposent des comportements en faisant reconnaître leur autorité. Il s’agit en Occident de la forme normale de gouvernement, organisant selon Durkheim la division du travail social pour répartir les tâches. Le pouvoir est selon Norbert Elias centralisé, contrairement à la société féodale, grâce à l’impôt finançant les activités, et la guerre.

L’État a progressivement atteint l’hégémonie dans les politiques publiques jusque dans les années 1970, mais il peut être plus ou moins fort ou faible, selon sa présence, sa taille, sa force et son autonomie par rapport aux groupes constituant la société civile. En France, l’État est par exemple fort et différencié de ces groupes, dans le contexte d’une conception holiste de l’intérêt général (critiquant donc les intérêts particuliers des groupes) avec une capacité très forte pour mettre en place des politiques publiques. Dans cette mise en place, il faut différencier l’État politique (législatif, exécutif, judiciaire : les députés et sénateurs, le Président et le gouvernement, et le Tribunal administratif) de l’État administratif, qui est l’outil d’exécution des politiques publiques.

S’inscrivant dans les analyses de Weber sur la bureaucratisation instaurant un idéal-type de domination légale-rationnelle, la France recrute ses agents par concours sur la base du mérite, et leur donne un statut spécial (la fonction publique) en raison de leur rôle au service de l’intérêt général. Les fonctionnaires sont ainsi permanents, permettant d’assurer la continuité de l’État malgré le caractère transitoire de l’État politique. Afin de mettre en pratique les politiques publiques, l’État politique et l’État administratif s’appuient sur des savoirs experts éclairant leurs décisions : l’expertise est donc source de normativité décisionnelle, et le gouvernement s’entoure de compétences expertes. La particularité française résidait jusque dans les années 1970 dans la confusion entre l’État et ses experts, contrairement au modèle pluraliste, libéral et politisé laissant une plus grande place à la société civile.

Depuis cette époque, l’État a perdu son hégémonie du fait d’une décentralisation et d’une intégration européenne favorisant une gouvernance multi-niveaux : il ne s’agit plus d’un horizon indépassable pour les politiques publiques. Ce phénomène s’accélère depuis la décentralisation des années 1980 menée par la gauche, mais qui s’essouffle depuis la présidence de Nicolas Sarkozy, le projet d’une rationalisation du mille-feuille territorial étant privilégié. Dans le même temps, le néolibéralisme favorisé par la crise économique des années 1970 influence la fonction publique à travers le New Public Management, qui prône les méthodes du privé dans le secteur public, et même un retrait de l’intervention de l’État : la sociologie politique, dans ce contexte, veut déterminer comment les attributs de la puissance du gouvernement se manifestent encore pour maintenir une capacité d’action. L’expertise, enfin, si elle est toujours valorisée, n’est plus le monopole de l’administration du fait des critiques, et elle s’autonomise et s’externalise, par le biais de cabinets de conseil par exemple : l’État savant est remis en cause par les mouvements sociaux et par les acteurs économiques.

Il est décrit dans le livre Introduction à la sociologie politique que les institutions politiques, ce qui inclut l’État, sont en effet l’un des objets d’études principaux de la science politique. La sociologie politique correspond à une étape dans l’histoire de la façon d’appréhender cet objet : alors que les institutions étaient considérées par une approche juridique afin de décrire les prérogatives formelles du système, l’approche est devenue de plus en plus sociologique sous l’influence de Maurice Duverger. La sociologie politique étudie plus précisément les « contraintes produites par le système institutionnel » et « la façon dont les acteurs jouent de ces contraintes » . Autrement dit, la sociologie politique s’intéresse aux normes mises en place par l’État, et à leur impact sur le champ social. A travers le courant néo-institutionnaliste, la sociologie politique peut également s’intéresser aux acteurs faisant vivre les institutions, ainsi qu’aux interactions entre ces dernières et le système social et politique.

Le deuxième objet principal de la sociologie politique est la compétition politique, qui s’exprime principalement à travers les partis. En effet, ces derniers ont monté en puissance au cours du XXe siècle : alors que les notables, qui représentaient les élites fortunées, monopolisaient le pouvoir, ils ont été remplacés par des enseignes nationales, les partis politiques, professionnalisés et autonomisés. Cette mutation a eu lieu à partir de la gauche, au tout début du XXe siècle, avec le parti radical et la SFIO : les partis étaient auparavant davantage des regroupements d’élus individuels avec des affinités idéologiques, avec une faible structure et peu d’autorité sur leurs membres, mais la figure de l’entrepreneur politique émerge, comme celui devant porter les couleurs du parti.

Les formations politiques les plus importantes se centralisent à l’échelle nationale et s’imposent à tous les échelons, avec une logique bipartisane. La politique se reconfigure alors à cette échelle, favorisant les instances centrales du parti politique, notamment à travers la pratique du parachutage permettant à des personnalités politiques sans ancrage d’être élu maire ou député sur un territoire. Les partis ne sont cependant plus aussi hégémoniques aujourd’hui que dans les années 80, étant victimes de la crise des institutions politiques, avec davantage de tensions internes révélées. Les idéologies sont aussi en crise, étant remplacées par le pragmatisme, et de nombreux candidats sont désormais désignés par des primaires, parfois ouvertes aux non-militants, ce qui affaiblit les bases partisanes. La démocratie participative, enfin, gagne en popularité, avec de plus en plus de candidats issus de la société civile, notamment au cours des élections municipales de 2020. Les candidats s’individualisent, l’offre politique aussi : ils cherchent à se transformer en marques, avec leur propre style, voire leur logo ou leur micro-parti, dans un contexte d’ascension des réseaux sociaux et de remise en question du clivage gauche-droite, brisant la cohérence des partis et des doctrines.

La sociologie politique considère donc ces deux objets, et leurs évolutions récentes (depuis les années 1970).

Conclusion

Nous avons pu voir que, si la sociologie politique est bien une branche de la science politique, son objet est bien différent de la théorie politique. Cette dernière, en tant que réflexion normative sur le politique ou en tant qu’interprétation des phénomènes politiques, ne se focalise pas sur ce qui constitue l’objet principal de la sociologie politique : les institutions politiques qui, grâce à leur centralité et au monopole étatique du recours légitime à la violence, peuvent réguler l’ordre social, et les acteurs de ce champ politique qui cherchent à obtenir le pouvoir dans le cadre d’une compétition pour les postes influents.

Cette discipline est aujourd’hui essentielle pour comprendre la recomposition actuelle du paysage politique partisan, et le fonctionnement sans cesse renouvelé des institutions de la Ve République.

  1. DOUILLET Anne-Cécile, Sociologie politique – 2e éd. Comportements, acteurs, organisations. (2e), Paris, Armand Colin, 2023, 192 p. ↩︎
  2. DORMAGEN Jean-Yves, MOUCHARD Daniel, Introduction à la sociologie politique, Paris, De Boeck Sup, 2019, 288 p. ↩︎
  3. BOURDIEU Pierre, « La représentation politique : éléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°36-37,‎ 1981, p. 3-24. ↩︎
  4. FRINAULT Thomas, LE BART Christian, NEVEU Érik, Nouvelle sociologie politique de la France, Paris, Armand Colin, 2021, 304 p. ↩︎

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *