Terminons ce survol des théories politiques contemporaines en revenant sur deux des nouveaux fronts de la critique anti-libérale : la nature et le genre. Il s’agit des dernières théories étudiées par Sébastien Caré dans l’ouvrage référence1 qui a servi de fil conducteur à mes derniers articles. Jusqu’à présent, nous avons considéré des théories qui, bien que relativement récentes, portaient sur des thèmes classiques de la théorie politique : à travers un angle socio-économique, sur l’intervention de l’État dans l’économie et la question des inégalités sociales, à travers un angle moral sur le débat entre neutralité de l’État sur les conceptions de la vie bonne et implication volontaire pour en défendre une certaine vision, et à travers un angle politique sur la question institutionnelle en lien avec la notion de participation civique.
Cependant, depuis les années 1960, de nouvelles luttes sociales et politiques émergent, sans recouper exactement les précédents thèmes. Nous pouvons les catégoriser en deux champs principaux : celui de la relation entre les êtres humains et la nature, et celui concernant les relations entre les individus eux-mêmes, dans une critique très large des rapports de domination fondés sur des identités sociales. Le premier champ est ainsi celui de l’écologie, question qui a pris de l’ampleur au cours des dernières décennies face au changement climatique qui menace de détruire une partie très importante de la biodiversité et de détériorer significativement nos conditions de vie sur Terre à cause de la pollution engendrée par les activités humaines.
Le deuxième champ est quant à lui celui de l’intersectionnalité des luttes, considérant que la société se divise entre dominants et dominés. Contrairement au marxisme qui étudiait cette subordination sous l’angle économique et séparait la société entre bourgeois et prolétaires, ce courant intersectionnel affirme qu’il existe plusieurs types de dominations, et que certains se superposent les unes avec les autres, se recomposant de façon spécifique. Il ne s’agirait donc plus simplement du possédant qui serait en situation de domination, mais de l’homme, riche et blanc, alors que la femme, démunie et issue d’une minorité ethnoculturelle, serait l’archétype de la figure dominée – il est aussi possible d’ajouter d’autres critères, notamment l’orientation sexuelle, l’identité de genre, la pratique d’une religion minoritaire, ou l’existence d’un handicap. Les études de ce champ académique proposent ainsi d’analyser ces rapports de domination et leurs ressorts ; dans le domaine de la théorie politique, l’objectif clairement établi est de déconstruire ces rapports issus de constructions sociales défavorables aux minorités pour faire advenir une société dépouillée de ces inégalités « identitaires » .
Dans la dernière partie de son ouvrage, Sébastien Caré s’attarde d’abord sur les théories écologistes, avant de revenir sur les théories féministes, intégrées au champ d’études intersectionnelles que j’ai mentionnées.
Les théories écologistes
Ainsi, c’est à partir des années 1960 que l’environnement intéresse les politistes, notamment chez les anglo-saxons. Les différentes philosophies environnementales peuvent être rangées dans diverses catégories, selon deux critères : si la valeur accordée aux ressources naturelles est extrinsèque (dans la mesure où elles nous bénéficient) ou intrinsèque (pour elles-mêmes), et si la perspective adoptée est individualiste ou holiste.
Le premier critère oppose dès le début du XXe siècle Gifford Pinchot et John Muir : c’est le débat entre conservation (Gifford Pinchot, prônant une exploitation raisonnable des forêts) et préservation (John Muir, affirmant qu’aucune intrusion ne doit être autorisée), entre valeur instrumentale et intrinsèque.
Lorsque la valeur de ces ressources est considérée intrinsèque et qu’on y applique une éthique individualiste, il s’agit de biocentrisme, avec « une valeur égale à toutes les entités vivantes » ; avec une éthique holiste, il s’agit d’écocentrisme, considérant que celle valeur « ne réside pas dans les êtres vivants considérés individuellement, mais dans les ensembles complexes qui les environnent » , c’est-à-dire la biodiversité.
Lorsque la valeur des ressources est vue comme extrinsèque, l’approche holiste est anthropocentrique, la valeur étant relative à l’homme au sens générique, à la société ; l’approche individualiste est quant à elle égocentrique, la valeur des ressources naturelles n’existant alors que pour celui qui en est le propriétaire.
Les théories de la valeur intrinsèque
Pour les partisans de la valeur intrinsèque, la nature est digne d’une préoccupation morale, sans se préoccuper des bénéfices que l’être humain pourrait en tirer. Le médiéviste Lynn Townsend White, dans une conférence de 1966, affirme que la crise écologique est issue de « la victoire du christianisme sur le paganisme » , car le paganisme concevait la nature comme suivant un mouvement cyclique et devant être respectée, alors que le christianisme perçoit le monde comme créé, linéaire, avec un progrès continuel acceptant l’exploitation de la nature, non perçue comme sacrée. Ce désenchantement justifie dès lors cette exploitation, et le développement d’une science provoquant des dommages écologiques : la science, à l’origine de la crise, ne pourrait donc pas la résoudre, car le problème réside dans notre façon de considérer le rapport de l’homme à son environnement. Il faudrait donc rejeter le christianisme, « la religion la plus anthropocentrique que le monde ait connue » .
A la suite de cette conférence, les éthiques biocentriques et écocentriques se développent. Dans les premières, il est considéré que tous les êtres vivants possèdent une dignité morale kantienne, fondée non pas sur la capacité de pensée mais sur la vie et la capacité d’éprouver du plaisir ou de la souffrance. Cette pensée est à l’origine de l’antispécisme et du mouvement de libération animale, considérant les animaux comme des « patients moraux » devant donc bénéficier d’un comportement moral, même s’ils ne sont pas des « agents moraux » (étant eux-mêmes incapables de moralité).
Peter Singer, né en 1946, publie ainsi La libération animale en 1975 en étendant l’utilitarisme aux animaux : conférant un statut moral aux animaux, ces derniers ressentant du plaisir et de la souffrance, il faudrait donc prendre en compte l’utilité pour ces êtres aussi, ce qui signifie « intégrer les animaux non humains dans notre sphère de préoccupations morales » . Peter Singer reconnaît cependant une inégalité des vies, fondée sur « la conscience de soi, la capacité à réfléchir à l’avenir et à entretenir des espoirs et des aspirations » : même si faire souffrir un animal non humain serait immoral, il considère que tuer un être humain serait moralement davantage condamnable, et que tuer un animal sans le faire souffrir serait acceptable, sauf ceux ayant conscience d’eux-mêmes comme les grands singes qu’il considère comme des personnes. Cependant, étant donné les conditions drastiques nécessaires à une exploitation animale n’occasionnant pas de souffrances , Peter Singer revendique un végétarisme pragmatique.
Kenneth Goodpaster, né en 1931, est plus radical et veut reconnaître une « considérabilité morale » non fondée sur la sensibilité, mais la vie. D’autres défenseurs de la cause animale rejettent même la perspective conséquentialiste et font naître le biocentrisme déontologique. C’est le cas de Tom Regan (1938-2017) dans The Case for Animal Rights en 1983 : souhaitant comme Peter Singer « l’abolition totale de l’utilisation des animaux dans les sciences » et « l’élimination totale de l’élevage à des fins commerciales » , tout comme la chasse sportive, il ne veut pas évaluer la moralité de l’exploitation animale selon ses conséquences, car cette logique agrégative pourrait justifier l’exploitation si elle bénéficie à la majorité. Il pense que c’est l’individu, et non ses intérêts, qui ont de la valeur : il affirme « une valeur inhérente » indépendante de la valeur qu’ils ont pour autrui. Certains animaux, ayant une « vie mentale » comme une conscience de soi et une capacité de projection dans l’avenir, devraient donc avoir le « droit identique au nôtre à être traités avec respect » .
Paul Taylor (1923-2015) va encore plus loin, jusqu’à un égalitarisme biocentrique radical : il considère que tous les êtres vivants sont « des membres de la communauté de vie de la Terre » , et que les êtres humains, par leur disparition, ne feraient aucun mal à ces autres membres (et même l’inverse). Sa deuxième thèse est que le monde naturel est un système organique formant un réseau complexe d’éléments interdépendants, et l’épanouissement de chacun dépend ainsi du « bon fonctionnement biologique » des autres. Troisièmement, chaque organisme individuel serait « un centre téléologique de vie » cherchant à survivre par ses propres stratégies, même s’il ne possède pas de sensibilité : ce serait le fait d’avoir un bien propre qui lui donne une valeur intrinsèque. Enfin, il n’existerait donc pas de supériorité humaine, qui ne serait que « l’expression d’un préjugé irrationnel en notre propre faveur » , et il faudrait donc une « certaine attitude de respect de la nature » , impliquant une non-nuisance et une non-ingérence.
Les éthiques écocentriques reconnaissent une valeur intrinsèque à l’ensemble communautaire formés par ses membres : elles appellent à reconsidérer notre rapport à la nature en général plutôt qu’à ses membres, et le problème environnemental serait celui d’une désacralisation de la nature, instrumentalisée. Par rapport aux éthiques biocentriques, elles appellent à faire davantage qu’élargir le champ d’application de nos conceptions morales, mais plutôt renouer avec l’idéal cosmologique (de schéma holiste) et d’éthique perfectionniste.
L’éthique la plus développée parmi ces théories est l’éthique de la terre (Land Ethic), d’Aldo Leopold (1887-1948) dans Almanach d’un comté des sables en 1949, récit dans lequel il raconte ses rencontres avec des animaux lors de promenades : il conçoit l’homme comme un « compagnon-voyageur des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution » , interdépendant des autres éléments de la communauté biotique. Exterminer les loups, par exemple, provoquerait la multiplication de leurs proies, et donc des dommages écologiques comme le surpâturage et finalement la mort des proies elles-mêmes. Il veut donc établir une éthique incluant « le sol, l’eau, les plantes et les animaux, ou, collectivement, la terre » dans la communauté morale, et déterminer ce qui est juste plutôt que seulement avantageux : « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. » .
John Baird Callicott, né en 1941, dispense le premier un cours d’éthique environnementale en 1971 pour s’inscrire dans ce courant en s’inspirant de Leopold. Reconnaissant que la valeur intrinsèque est forcément subjective (car n’existant que pour un être conscient), il affirme pour autant que son siège peut être non humain, si on l’expose au regard d’une conscience évaluatrice pour lui donner une « valeur intrinsèque tronquée » . Le premier à différencier éthique biocentrique et écocentrique, il critique pour cela les défenseurs de la cause animale pour leur courte vue, proposant plutôt une éthique holiste selon laquelle « le bien de la communauté biotique constitue l’ultime critère de la valeur morale » . Il s’oppose donc par exemple au végétarisme généralisé qui mènerait à la prolifération des herbivores et à la dévastation des espèces végétales, donc à « une catastrophe écologique » à cause de la mécanisation de l’agriculture ; mais il s’oppose aussi à l’élevage industriel, aux conséquences également dévastatrices, même si pour lui la valeur des membres individuels de la communauté n’a qu’une valeur instrumentale, selon leur contribution au maintien de son intégrité. Pour autant, il ne défend pas le sacrifice de membres individuels : chacun est en effet membres de plusieurs communautés, comme la famille, et ces devoirs moraux ne disparaissent pas, étant même prioritaires car plus proches, selon la logique de Hume, réglant les conflits d’allégeance selon la proximité.
Arne Næss (1912-2009) s’insatisfait de « l’écologie superficielle » qui se contente de « lutter contre la pollution et l’épuisement des ressources, et croyant que les progrès de la technologie permettraient de mettre fin à la pollution. Il défend plutôt une « écologie profonde » fondée sur « l’image relationnelle de champ de vue totale » : une « écosophie » pensant l’homme comme une partie de la nature qu’il devrait respecter. Il appelle à ne pas distinguer les êtres humains et la nature du fait de l’interdépendance entre tous les êtres, chacun n’existant que du fait de ses relations avec son environnement. La nature serait ainsi un gestalt, un ensemble de propriétés relationnelles formant un tout. Pour parvenir à la réalisation de soi, il faudrait donc s’identifier avec les autres formes de vie et reconnaître nos intérêts communs, « pour former une unité signifiante » et comprendre notre « appartenance écosphérique » signifiant que se protéger soi-même nécessite de protéger l’environnement, qui ne serait dès lors plus une obligation morale mais une disposition naturelle d’autodéfense spontanée, nourrie par les sentiments moraux dans le cadre d’une éthique de la vertu écologique et perfectionniste.
Avec George Sessions (1938-2016), il conçoit une plateforme traduisant cette écosophie par des actions concrètes : accorder à l’épanouissement de la vie (humaine ou non) une valeur intrinsèque, reconnaître que la diversité des formes de vie en possède une aussi, interdire à l’être humain de la réduire, reconnaître que son intervention excessive sur le monde non humain aggrave la solution, diminuer la population humaine, réorienter politiquement les structures économiques, techniques et écologiques, et substituer la qualité de vie au niveau de vie.
Cette pensée, comme les autres théories de la valeur intrinsèque, sont cependant critiquées comme croyances religieuses ne pouvant pas guider l’action politique, surtout si l’on veut respecter le pluralisme des valeurs.
Les théories de la valeur extrinsèque
C’est pourquoi les théories de la valeur extrinsèque défendent plutôt la perspective kantienne affirmant « une valeur relative, celle de moyens » pour les êtres dont l’existence dépend de la nature. Pour les éthiques anthropocentriques, il faut également protéger la nature, en lui reconnaissant une valeur sociale bénéfique pour la communauté humaine présente et future, de façon holistique : les individus devraient donc être incités à protéger leur environnement, parfois contre eux-mêmes.
Ainsi, John Passmore (1914-2004), contrairement à White, affirme que la tradition intellectuelle occidentale offre en réalité des ressources pour affronter nos défis environnementaux, sans détruire la tradition judéo-chrétienne. Cette dernière, selon Passmore, peut se diviser en trois types de rapports de l’homme à la nature : un rapport de domination, un rapport d’intendance (stewardship) insistant sur la responsabilité de l’homme envers lui-même et la création divine (devant donc préserver la fertilité de la nature), et un rapport de coopération où l’homme doit transformer la nature pour l’améliorer, « actualiser ses potentialités, […] faire advenir ce qu’elle doit devenir pour la parfaire » . Nos traditions nous permettraient donc déjà de résoudre le problème environnemental, Passmore critiquant donc l’idée d’une valeur intrinsèque de la nature, la valorisation des modes de vie primitivistes, et le renoncement aux acquis démocratiques : il propose simplement d’être plus coopératifs avec la nature, ou de mieux la gérer, plutôt que de négliger nos propres intérêts en polluant et en épuisant les ressources. Il faudrait donc préserver la nature à des fins instrumentales, pour que rien ne « réduise la liberté la liberté de pensée et d’action des hommes » .
C’est également la position de Bryan Norton, né en 1944, qui revendique un « pragmatisme écologique » au lieu des théories de la valeur intrinsèque qui ne peuvent influer l’action publique du fait de leurs disputes ontologiques incessantes. Il propose plutôt un consensus, sans se soucier des motivations : il « ne vise pas la convergence dans les systèmes de croyances abstraits, mais plutôt dans la délibération et l’action » . Pour Bryan Norton, la nature représente une utilité pour les générations humaines futures, notamment la pollinisation ou l’absorption de CO2, ainsi qu’un intérêt esthétique par exemple. Faisant comme Stuart Mill la différence entre « préférence sentie » (ou spontanée) et « préférence réfléchie » (après réflexion), il en découle un « anthropocentrisme fort » centré sur la satisfaction des désirs ressentis, et un « anthropocentrisme faible » non individualiste, que Bryan Norton approuve. Il considère ainsi que les préférences réfléchies, issues des valeurs collectivement partagées (instrumentales ou non) et de l’intérêt des générations futures, doivent nous mener à protéger la nature.
Il propose de là une conception forte de la durabilité, plutôt que la durabilité faible de Robert Solow proposée dans le rapport Brundtland de 1987 selon lequel « le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » . Selon la durabilité faible, les ressources naturelles sont substituables et compensables par notre savoir technologique, avec l’objectif simple de préserver notre bien-être dans le temps ; mais pour Bryan Norton, cela revient « à réduire la valeur d’un objet à sa capacité à satisfaire les préférences » individuelles. Il veut plutôt intégrer les préférences réfléchies et notre valorisation collective de la nature, notamment nos engagements moraux, car les générations futures, désintéressées par la nature, seraient plus malheureuses. Il considère donc des « biens naturels communs » à transmettre, de façon holiste.
Elinor Olstrom (1933-2012) développe une théorie des biens communs, considérant comme Garrett Hardin que donner un libre accès à une ressource rare mène à sa dilapidation au nom des intérêts personnels, même si cela a un impact négatif sur les intérêts de chacun par la suite, en provoquant la ruine de tous. Olstrom veut proposer une gestion commune des ressources n’amenant pas à leur épuisement, et reconnaître des droits de propriété communautaires (non individuels et non étatiques) afin d’éviter la tragédie des communs. Prenant l’exemple des systèmes de ressources naturelles comme des pâturages (common-pool resources, ou CPR), elle affirme qu’il s’agit de biens rivaux (car leur consommation par certains réduit celle des autres) mais non excluables, car il serait trop coûteux d’exclure des bénéficiaires potentiels. Contrairement à un bien libre, on peut lui rattacher un ensemble de droits de propriété. Elle considère comme John Commons que la propriété est un « faisceau de droits » distribués parmi les individus : droits d’utilisation (d’accès et d’extraction), et collectifs (droit de gestion, d’exclusion et d’aliénation). Pour bien gérer les communs, il faudrait donc mener une procédure de décision collective de bonne qualité afin de déterminer le régime de propriété, de gestion et d’usage. Pour le cas des CPR, il s’agit en général de communautés partageant des valeurs communes, détournant les individus de l’égoïsme, et facilitant les comportements coopératifs. La valeur reconnue aux ressources naturelles est alors collectivement définie par un ensemble d’acteurs en interaction.
Les éthiques géocentriques, ou égocentrées, s’appuient enfin sur deux principes : n’accordant qu’une valeur instrumentale aux biens naturels liée aux opportunités présentées par leur exploitation, elles adoptent une posture individualiste affirmant que cette valeur est révélée par l’échange entre individus libres, les biens naturels n’ayant de valeur que pour leur propriétaire ou celui en faisant usage. Le marché libre, plutôt que la démocratie, permettrait donc de révéler la valeur de la nature, et il ne faudrait donc pas protéger les individus d’eux-mêmes par des contraintes externes.
Ces théories sont donc libertariennes et affirment que la propriété privée seule peut permettre la sauvegarde de l’environnement, réconciliant écologie et capitalisme dans un « environnementalisme de marché » . Ronald Coase (1910-2013), dans son article « The Problem of Social Cost » , étudie les « actions des entreprises qui ont pour effet de porter préjudice à d’autres entreprises » , par exemple une usine aux fumées nocives. Il pense qu’il faut alors déterminer « si le bénéfice obtenu en prévenant le mal est plus important que les pertes consécutives à l’arrêt des activités qui engendrent des nuisances » , en s’en remettant donc au marché pour répartir le coût social généré par les activités : l’éleveur pourrait par exemple acheter au cultivateur un droit de paître. C’est pourquoi l’économiste Harold Demsetz considère que des nouveaux droits de propriété peuvent mener à l’éradication des externalités négatives comme les dommages environnementaux, John H. Dales mentionnant quant à lui un « marché de droits de pollution » en 1968, avec des droits de propriétés, pas sur l’air ou l’eau par exemple, mais sur leur usage : des associations de protection de la nature pourraient ainsi acheter des permis de polluer pour les neutraliser. Cette idée a notamment été appliquée dans les années 1990 avec le protocole de Kyoto.
Cette éthique a ainsi pris beaucoup d’importance aujourd’hui. Si des instruments réglementaires (command and control) sont valorisés par les éthiques écocentrique et biocentrique pour protéger la valeur intrinsèque de la nature en attribuant des droits à la nature, il existe aussi des instruments économiques ou incitatifs internalisant les externalités négatives pour que les acteurs économiques à l’origine des nuisances environnementales en paient le prix, selon le principe du pollueur-payeur. Cela prend prendre la forme d’une taxe écologique (en vertu de la théorie du bien-être de Pigou, où une autorité centralisé évalue le coût marginal social de la pollution), affirmant que la nature a un prix rétabli par la taxe, et considérant que la pollution est en réalité une atteinte à la société : c’est un instrument régulant les rapports des hommes à la société plutôt qu’à la nature, dans une éthique anthropocentrique. Le dernier instrument, enfin, est coasien, avec un marché des droits à polluer, en définissant des droits de propriété avec un système de cap and trade pour limiter la pollution autorisée avec un quota d’émission par participant, ces quotas (déterminés par une autorité) pouvant être échangés, lors d’un commerce, selon une éthique égocentrique (non assumée ainsi) accordant aux ressources naturelles une valeur relative à l’individu, puisque celui qui pollue est jugé portant atteinte à la propriété de quelqu’un d’autre.
Cette éthique égocentrique a suscité de nombreuses critiques. Le principe du pollueur-payeur est ainsi dénoncé par Robert Goodin comme créant un « marché d’indulgences » permettant aux plus riches de ne pas réduire leurs émissions, alors qu’une perspective marxiste critique la marchandisation des entités naturelles, et que ces échanges de permis amplifient les inégalités existantes, provoquant un problème de justice climatique. Simon Caney, né en 1966, répond à ces critiques par une justice climatique fondée sur les droits humains, affirmant que le changement climatique menace les droits à la vie (à cause des catastrophes naturelles), à la santé (à cause de la recrudescence de maladies), et à la subsistance (du fait de l’insécurité alimentaire liée par exemple aux sécheresses), rendant nécessaire de réduire notamment les émissions de gaz à effet de serre, mais aussi de compenser les violations des droits fondamentaux. Il valorise la méthode coasienne, affirmant trois « vertus morales » : son efficacité environnementale reposant sur une régulation par les quantités permettant de prévoir exactement les réductions d’émissions, le peu de contraintes permettant donc une meilleure efficacité grâce au marché, et le respect de la liberté (puisque chaque individu peut accorder à la nature la valeur qu’il souhaite). Cet instrument, donc, permettrait de respecter le pluralisme des valeurs. Reconnaissant cependant le problème de justice climatique causé par des restrictions pouvant « frapper plus durement les ménages pauvres que les ménages riches » , il en attribue la source à la difficulté d’attribuer des responsabilités pour les pollutions et donc d’exiger un devoir de compensation, en particulier concernant les générations antérieures ou les pays les plus pauvres n’ayant pas d’autre alternative. Il propose donc un « modèle hybride » fondé sur une justice redistributive, demandant à ce que « les moins avantagés aient le droit d’émettre davantage de gaz à effet de serre que les plus avantagés » .
Les théories féministes
Les théories féministes, enfin, apparaissent en plusieurs vagues, chacune portant des revendications différentes. Les premières revendications sont issues du XIXe siècle et demandent une égalité formelle des droits civils et politiques : il s’agit du « féminisme universaliste et bourgeois » . Cependant, à partir des années 1960, il est constaté que l’égalité nécessite davantage que de lever des restrictions juridiques, notamment du fait des inégalités de salaires ou dans la sphère domestique. Les féministes de la seconde vague, après Mai 68, dénoncent alors le système patriarcal générant de la violence contre les femmes.
Cette deuxième vague présente trois visages : une revendication d’une plus grande égalité des chances (et de conditions) et un refus des discriminations sexuelles arbitraires pour distribuer les ressources de façon égalitaire, une « égalité démocratique » défendue par Elizabeth Anderson pour aller plus loin que de participer à une compétition définie par des hommes en distribuant le pouvoir plus équitablement, et des revendications liées aux relations sociales pour reconnaître la condition spécifique des femmes. Ces dernières se scindent elles-mêmes en deux : dévoiler les rapports de domination dans la sphère domestique et faire du privé un problème politique mais dans une perspective universaliste, ou s’appuyer sur une conception différencialiste revalorisant la morale « des femmes » .
La troisième vague, enfin, est celle du féminisme postmoderne de Judith Butler qui entend déconstruire le sexe et plus seulement le genre.
Les critiques féministes de la distinction public-privé
Parmi les théories féministes dénonçant les rapports de domination dans la sphère domestique, le slogan « Le personnel est politique » est une idée-maîtresse, puisque la famille est considérée comme un lieu de domination masculine, à travers des pratiques intimes. C’est pourquoi les féministes se mobilisent pour politiser les corps en revendiquant des droits comme la contraception ou l’avortement, ou pour conceptualiser le travail domestique et dénoncer les violences conjugales, ainsi que les rapports de la sexualité comme le viol.
Carole Pateman, née en 1940, est la première a considérer d’un point de vue philosophique que « le personnel est politique » , refusant la « dichotomie entre le public et le privé » . Pour prolonger les critiques économiques radicales du libéralisme mais aussi pour les dépasser, elle remet en cause cette frontière. Ainsi, les droits politiques ne suffisent pas à l’émancipation des femmes du fait du maintien des inégalités dans la sphère privée. Le marxisme négligeant le patriarcat, elle propose d’affiner sa vision en notant « que le libéralisme est structuré par des relations aussi bien patriarcales que de classe » . Pour Carole Pateman, le foyer est l’équivalent de l’usine : un lieu privé d’un asservissement réel. Revenant sur la pensée contractualiste, elle note que ses grands théoriciens comme Rousseau oublient le pan sexuel du contrat social, qui demeure patriarcal, la femme étant soumise à l’autorité naturelle du père. Il faudrait donc condamner le schéma même du contrat, conçu par des hommes et pour des hommes – le mariage est de même qualifié de « contrat d’esclavage civil » menant, même aujourd’hui, à l’accomplissement gratuit de tâches ménagères par les épouses. L’obéissance serait ainsi échangée contre la protection, mais cette cession de sa personne, même volontaire, est contraire à la liberté : la prostitution resterait donc pour Carole Pateman un instrument de la domination patriarcal, et « Un ordre social libre ne peut pas être un ordre contractuel » .
Susan Moller Okin (1946-2004 refuse de même de séparer les sphères, étendant la notion de justice à la famille, qui enseigne les normes à l’origine de nos rapports en société. La justice doit donc y être instaurée aussi, alors que les femmes sont en situation de dépendance, avec une répartition inégalitaire du travail, puisque la femme accomplit des tâches domestiques non rémunérées, contrairement à l’homme. Ce genre structurant les rôles devrait donc être supprimé, et le travail domestique pourrait être rémunéré. Étudiant les théories contemporaines de la justice, Okin les accuse d’omettre la situation des femmes, ou de considérer que « l’injustice dans la famille » est une « nécessité naturelle et sociale » , qualifiant par exemple de « réactionnaires » les thèses de MacIntyre. Notant, en lisant Nozick, qu’il défend la propriété sur soi et le principe de juste acquisition, elle affirme sa contradiction : puisqu’un être humain est le produit du travail de ses parents et en particulier des femmes, l’idée que chacun se possède soi-même serait fausse. Enfin, Okin critique le multiculturalisme, notant que beaucoup de cultures assujettissent les femmes : elles « limitent substantiellement les capacités des femmes et des filles […] à vivre avec une dignité humaine égale à celle des hommes et des garçons » .
C’est pourquoi les théories féministes s’intéressent notamment à la sexualité. Cette question donne lieu à de nombreux débats au sein des féministes, notamment lors d’une conférence à New York en 1982 entre les féministes « pro-sexe » de Gayle Rubin et Pat Califia d’une part, qui défendent une exploration subversive des potentialités féministes de la sexualité comme par exemple la prostitution choisie, et les théoriciennes Catharine MacKinnon (née en 1946) et Andrea Dworkin (1946-2005) d’autre part, qui condamnent la pornographie sur des bases marxistes. Catharine MacKinnon affirme ainsi que les femmes sont assujetties au foyer, et que la pornographie révèle cet assujettissement des femmes aux hommes : elle « permet aux hommes d’avoir ce qu’ils veulent sexuellement » , dévoilant une vérité cachée, liée au désir dominateur de l’homme. Andrea Dworkin considère ainsi que « le plaisir masculin est inextricablement lié au fait de victimiser, de blesser, d’exploiter » . A cause de l’effet performatif de la pornographie renforçant la soumission en construisant socialement la sexualité, elle devrait donc être interdite, voyant dans le droit un outil émancipateur. Catharine MacKinnon défend ainsi un militantisme judiciaire.
Les éthiques du care
Cependant, les éthiques du care partent d’un autre postulat : les femmes, pour des raisons historiques ou naturelles, auraient un type de moralité auquel les hommes n’auraient pas accès, et il faudrait mettre fin au discrédit jeté sur cette éthique. C’est ainsi la position de Carol Gilligan, née en 1936 : elle critique le modèle de développement moral du psychologue Lauwrence Kohlberg, selon qui le développement moral des individus passerait par un stade préconventionnel d’attachement à leurs intérêts, puis par une phase conventionnelle de soumission aux règles dominantes de la communauté, et enfin par une phase postconventionnelle de réflexion sur des normes universelles. Après avoir mené des expériences, il considère que les femmes restent à la deuxième phase et seraient donc moins performantes moralement. Il utilise l’exemple du dilemme de Heinz : sa femme, mourante, ne peut survivre que si Heinz vole un remède, très coûteux. Dans l’expérience, deux enfants doivent répondre au dilemme. Jake, le garçon, note que le droit à la vie est supérieur au droit de propriété, alors qu’Amy relève qu’Heinz irait en prison et ne pourrait plus s’occuper de sa femme, et qu’il devrait donc discuter avec le pharmacien.
Carol Gilligan, au lieu d’en conclure à un stade de développement moral moins avancé, réhabilite l’importance des relations interpersonnelles et du dialogue avec les autres, de l’attention qu’on leur porte, et plus seulement du seul respect de la justice impersonnelle. Admettant sans problème les divergences éthiques entre hommes et femmes, elle affirme « la voix différente des femmes » et refuse qu’elle soit subordonnée, préférant réactiver une éthique du care, sans toutefois la réduire aux femmes, qui n’y sont associées que comme « résultat d’une observation empirique » , préférant une éthique féministe du care à une éthique féminine (essentialiste).
Nel Noddings (1929-2022) adopte en revanche une éthique féminine du care, décrivant les relations entre le pourvoyeur du care (le « one caring » ) et son bénéficiaire (le « cared-for » ), comme une dialectique : le one-caring doit s’engager avec empathie en recevant les émotions de l’autre, alors que le cared-for doit exprimer gratitude et autonomie en poursuivant ses propres projets, car leur réalisation montre que le soin apporté était approprié. Elle assume un différentialisme promouvant une « vue féminine » , même si elle reconnaît la part d’universalité du care, les hommes ayant eux aussi reçu de soins. La maternité, cependant, permettrait davantage qu’aux hommes d’avoir accès à cette éthique, permettant une complémentarité des sexes, chaque sexe étant cependant appelé à explorer l’autre champ de prédilection éthique en gardant leurs spécificités : les hommes à introduire des qualités masculines dans l’éducation, et les femmes à apporter de l’empathie dans la sphère publique.
Joan Tronto, née en 1952, adopte plutôt le point de vue d’une éthique féministe du care. Elle définit cette théorie comme « Une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible » , en prenant en compte notre corps et notre environnement. Ces pratiques sont décomposées en quatre phases : « se soucier de » (caring about), en constatant l’existence d’un besoin, « prendre en charge » (taking care of) en assumant une responsabilité vis-à-vis de ce besoin, « prendre soin » (care giving) avec un travail matériel et un contact direct professionnalisé allant au-delà des bonnes intentions, et « recevoir le soin » (care receiving) pour reconnaître « que l’objet de la sollicitude réagit au soin qu’il reçoit » en vérifiant que les besoins réels sont bien ceux perçus initialement. Joan Tronto veut revaloriser le care, pratiqué actuellement par des catégories dominées et méprisées dans leur activité, relégué à la sphère privée, et déconsidérée par rapport aux éthiques de la justice considérant les éthiques du care comme l’expression de bons sentiments et se souciant de « préoccupations de peu d’intérêt » . Il faudrait donc modifier le contexte socio-culturel du care pour le rendre utile.
C’est pourquoi Joan Tronto veut « historiciser« , « dégenrer » et « politiser » le care. L’historicisation du care passe par le rappel que la dévalorisation du care est une construction sociale, issue du XIXe siècle et d’une morale rationaliste et universaliste établissant une frontière entre morale et politique, un point de vue kantien appelant au désintéressement dans les jugements moraux, et séparant la vie publique et la vie privée, où sont reléguées les femmes. Joan Care veut donc « dégenrer le care » en parlant plus généralement d’une « éthique du care qui inclut les valeurs traditionnellement associées aux femmes » en évitant le différentialisme qui tend à justifier l’assignation des femmes au care. Enfin, elle appelle à redonner une pertinence politique et publique au care en le rendant efficace.
La théorie du genre
Judith Butler, née en 1956, s’inscrit enfin dans le constructivisme en critiquant la catégorie de sexe. Elle revendique son appartenance à la French Theory et au poststructuralisme français de Foucault, Derrida et Lacan, tout en les associant au féminisme de Simone de Beauvoir, Luce Irigaray et Monique Wittig selon lesquelles le genre n’était qu’une construction sociale. Critiquant Simone de Beauvoir qui affirmait « On ne naît pas femme, on le devient » , Judith Butler note qu’on pourrait en conclure que « le seul genre à être marqué est le genre féminin » alors que les hommes seraient universels. Elle considère que Luce Irigaray avait raison de relever que l’asymétrie de genre était régie par « une économie masculiniste de la signification » . Judith Butler veut cependant aller plus loin, refusant une théorie essentialiste et différentialiste des sexes. Reprenant les travaux de Wittig, qui affirme qu’il « n’y a pas de distinction entre le sexe et le genre » en notant que le « sexe » est aussi une catégorie genrée non naturelle, Judith Butler veut elle aussi soumettre le sexe à une critique généalogique.
Employant le concept de genre, elle ne le différencie cependant pas du sexe, affirmant que le « sexe est-il toujours déjà du genre » et ne préexiste pas au discours qui le constitue, faisant d’un ensemble naturellement incohérent d’attributs une unité artificielle. Elle veut donc « ouvrir le champ des possibles en matière de genre sans dicter ce qu’il fallait réaliser » , en déconstruisant les présupposés. Judith Butler veut ainsi remettre en cause la naturalité du sexe, considéré comme un effet d’institutions, de pratiques et de discours, en se servant des cas d’individus par exemple hermaphrodites pour démontrer que la binarité est une illusion. Le discours forgerait ainsi la réalité. Il faudrait donc revendiquer un « féminisme sans sujet » , puisque la catégorie « femme » serait construite et non naturelle, ne devant pas être représentée pour éviter sa performativité.
Pour Judith Butler, nous cherchons une « essence intérieure qui pourrait se révéler à nous », et cette attente d’une essence genrée produit précisément ce qu’elle pose, puisque « la performativité n’est pas un acte unique, mais une répétition et un rituel » . Chacun, en le réalisant continuellement par des « performances sociales ininterrompues » , réactive son genre. Elle s’intéresse donc à des formes de subversion, comme le travestissement parodique des drag-queens déconstruisant le lien entre sexe et genre.
Conclusion
Ainsi, l’époque contemporaine a ouvert de nouveaux champs pour les théories politiques, jusque-là confinées dans des thèmes économiques, moraux ou culturels, ou institutionnels. Comme nous avons pu le constater, de nouvelles considérations viennent renouveler les théories politiques précédentes, ou les compléter à travers un angle inexploré.
C’est ainsi le cas des théories écologistes, à partir des années 1960. Ces théories se divisent en deux : les théories de la valeur intrinsèque et les théories de la valeur extrinsèque.
Dans les premières, la nature est digne d’une préoccupation morale, qu’on considère les bénéfices que l’homme peut en tirer ou non. C’est pourquoi les éthiques biocentriques (Peter Singer, Kenneth Goodpaster et Paul Taylor), déontologiques ou conséquentialistes, sont à l’origine du mouvement de libération animale en attribuant à chaque être sensible, voire à l’ensemble du vivant une dignité morale, ce qui peut mener à un égalitarisme biocentrique radical refusant toute supériorité humaine. Les éthiques écocentriques (Aldo Leopold, John Baird Callicott, Arne Næss et George Sessions), quant à elles, reconnaissent plutôt une valeur intrinsèque à l’ensemble communautaire plutôt qu’aux membres séparés, affirmant que provoquer l’extinction d’une espèce peut mettre en péril toute la biodiversité, ce qui est le plus grave : l’être humain devrait donc comprendre son « appartenance écosphérique » et éviter la dégradation de l’environnement par des restrictions concrètes en réorientant les structures économiques, techniques et écologiques de la société.
Dans les théories de la valeur extrinsèque, nous pouvons d’abord trouver des éthiques anthropocentriques (John Passmore, Bryan Norton et Elinor Olstrom), affirmant qu’il faut protéger la nature en raison de sa valeur sociale bénéfique pour la communauté humaine présente et future. Ainsi, sans renoncer à nos acquis démocratiques ou à notre mode de vie moderne, nous pourrions apprendre à être plus coopératifs avec la nature et à faire preuve de « pragmatisme écologique » en cherchant à trouver un consensus pour préserver la nature en respectant les intérêts de l’espèce humaine sur le long terme, selon le principe de durabilité forte, en apprenant à bien gérer les biens communs à l’espèce humaine. Les éthiques géocentriques ou égocentrées (Ronald Coase, Harold Demsetz, John H. Dales et Simon Caney), enfin, appellent à une régulation par le marché plutôt que par l’État, en affirmant que la valeur des biens naturels est déterminée par le marché libre, qui pourrait donc permettre la sauvegarde de l’environnement en réconciliant écologie et capitalisme, notamment en introduisant sur le marché des droits de pollution, et en compensant les inégalités sociales en en accordant davantage aux plus défavorisés.
Les théories féministes, enfin, visent à pallier les déficiences des précédentes théories critiques du libéralisme, en apportant un éclairage nouveau sur les inégalités subies par les femmes. On distingue, parmi les féministes de la deuxième vague s’intéressant aux relations sociales entre les hommes et les femmes, et de la troisième vague du féminisme postmoderne déconstruisant le sexe, plusieurs courants. Au sein de la deuxième vague, on trouve d’abord des critiques féministes de la distinction public-privé, et notamment des universalistes (Carole Pateman, Susan Moller Okin, Catharine MacKinnon et Andrea Dworkin). Elles affirment que « le personnel est politique » et que la famille est donc un lieu de domination masculine, refusant de séparer le public et le privé, qui subit aussi l’influence néfaste du libéralisme s’abattant sur les femmes, asservies au foyer comme les travailleurs à l’usine. Il faudrait donc, pour permettre une vraie justice sociale, faire pénétrer la justice dans la famille, et même dans la sexualité. D’autres féministes, défendant une éthique du care (Carol Gilligan, Nel Noddings et Joan Tronto), affirment plutôt une différence, construite (féministe) ou naturelle (féminine), des femmes, davantage capables d’empathie que les hommes : elles travaillent donc à revaloriser cette éthique, notant qu’il ne s’agit pas d’un développement moral moins avancé que celui des hommes, mais d’une spécificité utile à la société, décomposable en plusieurs étapes pour le rendre plus efficace. La théorie du genre (Judith Butler) correspond enfin à la troisième vague des revendications féministes : il s’agit cette fois d’une remise en cause complète du sexe, considéré à son tour comme une construction sociale non fondée sur la nature.
Pour conclure cette étude des nouvelles théories politiques et plus largement cette série d’articles sur les théories politiques contemporaines, nous pouvons constater que ces deux dernières catégories de théories politiques, plus transversales que les précédentes, sont aussi parmi celles qui exercent aujourd’hui le plus d’influence, précisément parce qu’elles ne nécessitent pas seulement une action de l’État. Les mouvements de défense de la cause animale, l’essor du véganisme, mais aussi des mouvements comme Me Too dénonçant les violences faites aux femmes, ont aujourd’hui un impact réel sur la société, voire se traduisent dans des lois très concrètes. Si l’ensemble des partis politiques reprennent plus ou moins une partie de la rhétorique de ces théories, ce sont cependant principalement les partis de gauche, en particulier LFI et les Écologistes, qui s’approprient les thématiques écologistes et féministes.
- CARÉ Sébastien, La Théorie politique contemporaine. Courants, auteurs, débats, Paris, Armand Colin, 2021, 301 p. ↩︎