Les critiques politiques du libéralisme

Après avoir étudié les versants économiques et moraux des critiques du libéralisme, nous allons désormais étudier, toujours à partir de l’ouvrage de Sébastien Caré1, leur versant politique. En effet, comme nous avons pu le constater dans les articles précédents, le libéralisme (bien que présentant lui-même d’importantes nuances internes) présente des tendances pouvant mener à une forme d’apathie civique.

Cette apathie est issue de la revendication libérale d’une neutralité de l’État quant aux différentes conceptions de la vie bonne : partant de la primauté de l’individu par rapport à la société et aux groupes constitués comme les communautés culturelles, les libéraux adoptent en général une posture sceptique quant à la possibilité pour le politique de déterminer ce que serait une vie bonne valable pour chacun. Fondé sur le droit de propriété, l’initiative privée, et la garantie des libertés individuelles, le libéralisme considère que l’État doit être limité pour ne pas empiéter sur les droits de chacun afin de permettre l’autonomie de l’individu.

C’est pourquoi, de façon assez logique (en considérant toutefois des exceptions notables comme le libéralisme de guerre froide, le néolibéralisme keynésien et le libéralisme égalitariste rawlsien), le libéralisme politique s’est principalement traduit par un État cantonné à un rôle de gendarme, maintenant l’ordre, et n’ayant de la liberté qu’une conception négative : celle de ne pas être importuné dans sa poursuite du bonheur.

L’action publique, dans cette optique, ne peut qu’être fortement limitée ; et donc, la capacité d’action du politique. En démocratie, cela signifie que la participation active des citoyens et le débat public ne mènent pas à la transformation de la société, au nom de la liberté individuelle : d’où l’apathie civique. Nous pouvons par exemple observer cette dernière dans la France d’aujourd’hui : face aux politiques gouvernementales menées depuis 1983 en s’inscrivant dans le credo ultralibéral de désengagement de l’État vis-à-vis de l’économie et plus largement de la société, les partis politiques adhérant majoritairement à ce consensus ne proposent plus que des ajustements, donnant l’impression que rien ne change jamais. Le libéralisme néoclassique, technicisant à l’extrême le politique pour en faire une simple affaire technique, éloigne le pouvoir du peuple, et le place aux mains d’élites faisant sécession et exerçant le pouvoir dans le cadre d’une technobureaucratie inspirée par le scientisme élitiste.

En réponse à ce phénomène, de nouvelles théories se sont développées, dans l’objectif de revitaliser la vie démocratique. Il s’agit des théories républicaines, des théories contemporaines de la démocratie, et des théories critiques du pouvoir.

Les théories républicaines

Ainsi, les théories républicaines ont pour objectif une participation citoyenne permettant aux individus de s’approprier leur destin collectif. Elles répondent ainsi aux libéraux fidèles à une vision négative de la liberté, et aux marxistes considérant que l’émancipation politique ne règle en rien les rapports économiques de domination. Les théories républicaines peuvent se diviser en deux catégories : l’humanisme civique inspiré de l’aristotélisme perfectionniste considérant que la liberté politique est une fin en soi permettant l’accomplissement vertueux par l’activité civique, et le courant néo-républicain inspiré par Cicéron et Machiavel, considérant que la liberté politique et la participation civique permettent, en défendant la neutralité de l’État et le pluralisme des valeurs, d’éviter les ingérences arbitraires dans leur poursuite de la vie bonne.

Le républicanisme

Dans le républicanisme aristotélicien, la participation civique permet l’épanouissement vertueux, comme le pensaient Michael Sandel et Charles Taylor parmi les communautariens. On trouve une version de cette théorie chez Hannah Arendt (1906-1975). Arendt critique la dépréciation philosophique occidentale de la participation à la vie active, et valorise plutôt le travail (de l’animal laborans, « l’activité qui correspond au processus biologique du corps humain » et assouvit les besoins vitaux), l’œuvre (de l’homo faber, « l’activité qui correspond à la non-naturalité de l’existence humaine » pour produire une œuvre durable permettant à son auteur de participer au monde commun) et l’action (« la seule activité qui mette directement en rapport les hommes » en lien à la condition humaine de la pluralité, par l’engagement dans la vie de la Cité). Seule l’action est politique, et la participation civique permet ainsi à l’être humain de s’accomplir.

Ainsi, Arendt préfère l’engagement au repli solitaire. Elle veut revenir à la distinction aristotélicienne entre l’oikos (dédié au travail) et la polis où les individus sont égaux et participent à l’action commune. Une vie entièrement privée, selon Arendt, « c’est avant tout être privé de choses essentielles à une vie véritablement humaine » , car on est privé d’une relation avec les autres et de la possibilité d’un accomplissement durable. Le pouvoir naît donc d’une « mise en commun des actes et des paroles » par les citoyens. La liberté, pour Arendt, c’est d’abord avoir un statut d’homme libre dans le monde, où il peut se déplacer et s’exprimer face aux autres : elle n’existe pas dans la solitude et ne se conçoit que sur une scène publique commune, Arendt associant donc politique et liberté.

Cette liberté renvoie ici à la participation au gouvernement, et rien d’autre. Elle critique donc l’Amérique, qui aurait perdu son esprit révolutionnaire en supprimant les espaces de démocratie directe comme les town hall meetings, nécessaires pour perpétuer la liberté politique par la participation permanente et directe. Le système représentatif aurait en effet muté en une oligarchie, Arendt affirmant sur les électeurs que « ni leurs actions ni leurs opinions » ne sont représentés, car cela nécessiterait une discussion libre et un débat public par la participation active, plutôt qu’une élection par intérêt personnel. Ne pensant pas « que la vie politique ait jamais été ou sera jamais la vie de la multitude » , Arendt souhaite concilier élite dirigeante et liberté politique, à travers une « république ordonnée » avec l’existence d’espaces publics ouverts aux citoyens pour faire émerger une élite, au lieu de passer par le système des partis transformant la politique en carrière et évinçant donc la politique elle-même. Une forme aristocratique de gouvernement émergerait ainsi, avec « la fin du suffrage universel » et la formation d’une « élite auto-proclamée » cette fois soucieuse du bien commun et pouvant exercer la liberté positive. Le système serait toujours élitiste, mais le recrutement de cette élite aurait cependant lieu au sein du peuple, les autres s’auto-excluant et n’exerçant que les libertés des « Modernes » dans la vie privée.

John Pocock (1924-2023) apporte quant à lui un renouveau historiographique au républicanisme. Pour lui, la philosophie politique moderne naît d’un conflit entre un langage libéral porté sur le commerce civilisateur et l’individualisme marchand assumant la passivité politique, et un langage républicain favorable à la vertu collective considérant que la liberté repose sur la participation civique, se méfiant aussi du commerce et de la propriété menant à la seule défense des intérêts personnels. Contrairement à l’historiographie traditionnelle, Pocock considère que le langage républicain n’a pas disparu avec la modernité. Étudiant « l’humanisme civique » et le « moment machiavélien » de la Renaissance italienne, Pocock démontre que les auteurs de l’époque adoptent un langage républicain et se réapproprient la philosophie classique aristotélicien, face aux dangers impériaux menaçant la république. La participation civique permettrait donc d’y répondre selon Machiavel. Étudiant l’Angleterre du XVIIe siècle, il ne s’attarde pas trop sur Locke et réfléchit plutôt sur le débat opposant « l’idéologie de la Cour » (qui ne « considérait pas que le gouvernement était fondé sur des principes de vertu nécessitant une réaffirmation périodique » et préférait en appeler aux intérêts sans se soucier de moralité personnelle) et celle « du Pays » (inspiré par Harrington et fondée « sur un éthos de la vie civique » unissant l’ego et le bien commun), notamment sur les effets vertueux ou dégradants du commerce. Pocock étudie enfin la révolution américaine qui aurait permis une renaissance civique, selon lui dans le sillage, non seulement de Locke, mais aussi de Machiavel et de son langage républicain opposé aux corruptions de la modernité et de la sphère privée : la culture politique américaine oscillerait donc entre complaisance pour le luxe et revendication de vertu publique.

Pocock, en creux, propose donc de revaloriser la participation politique contre la corruption et le repli dans la sphère privée, plutôt que de ne se préoccuper que de droits à garantir et d’activités marchandes. Pour Pocock, l’essence d’homme libre n’est réalisé que dans l’engagement dans la vie publique. Il souhaiterait un nouveau moment machiavélien pour faire dialoguer les deux idéologies étudiées, dans une dialectique renouvelée, puisque le langage républicain lui-même ne remet pas en cause la propriété et le développement des richesses de façon radicale : la vertu n’est pas pensée devant être trop contraignante, pour éviter le repli sur la sphère privée à cause du découragement. Ainsi, dialoguer avec le langage libéral permettrait au langage républicain de rester raisonnable, et inversement, menant à un « humanisme marchand » dans le langage libéral, qui considère alors que l’accomplissement humain se réalise par le commerce et la production, donnant une justification perfectionniste au libéralisme.

Le néo-républicanisme

Les penseurs néo-républicains veulent eux aussi renforcer la liberté politique, mais en revenant cette fois à Cicéron, et sans parler de vertu : l’objectif est juste d’assurer l’indépendance individuelle des citoyens grâce à la participation citoyenne. Quentin Skinner, né en 1940, défend ce républicanisme néo-romain par une historiographie originale, s’inspirant de Cicéron et pas de l’aristotélisme, et considérant que l’humanisme civique débute au XIIIe siècle avec les régimes urbains de l’Italie communale, alors qu’Aristote est peu connu, contrairement à Cicéron : il établit donc que « la théorie politique de la Renaissance doit plus à Rome qu’à la Grèce » .

Alors que l’approche grecque (puis thomiste) considère que la sociabilité naturelle nous oriente vers le bien commun et que le gouvernement devrait donc transmettre la vertu y menant, la théorie néo-romaine croit à des forces naturelles de discorde rendant nécessaire l’exercice d’une puissance coercitive pour maintenir la paix. Plutôt que la liberté positive aristotélicienne vue comme participation à la définition des règles communes, la théorie néo-romaine défend une conception négative (et moderne, mais non libérale, le libéralisme pensant en général que la liberté se trouve dans les silences de la loi) considérant que la liberté signifie absence de soumission face à l’arbitraire grâce à une législation artificielle : la puissance publique est donc perçue comme la garantie de la liberté par le contrôle des citoyens et la contestation des magistrats.

Skinner, avec cette idée, étudie lui aussi d’autres époques, notamment l’Angleterre du XVIIe siècle, lorsque des penseurs (Algernon Sidney, James Harrington, John Milton) pensent « la liberté avant le libéralisme » et considèrent (contrairement à Hobbes) que la liberté civile nécessite un État libre : il ne suffit pas de ne pas subir de contraintes manifestes, il faut en réalité abolir toute dépendance vis-à-vis des volontés arbitraires. Pour Skinner, être libre du fait de la miséricorde d’un autre, c’est encore la servitude. En effet, les gouvernements laissés à eux-mêmes, contrairement à ce qu’estime Berlin (défenseur de la liberté négative), ne cherchent qu’à défendre leurs intérêts personnels. L’exercice d’une liberté politique est donc nécessaire à la garantie des libertés personnelles : contrôler le pouvoir auquel on doit obéir est pour cela un moyen d’indépendance, permettant « que l’action de l’État reflète la volonté de l’ensemble des citoyens » .

Philip Pettit, né en 1945, considère quant à lui que la liberté politique est la condition d’accomplissement de la liberté négative. Il considère « populiste » le républicanisme extrême visant à participer aux décisions publiques sans finalité précise, et préfère le néo-républicanisme moderne, car compatible avec une conception pluraliste du bien commun et avec la neutralité de l’État. Le libéralisme rawlsien est ainsi compatible avec ce néo-républicanisme, divisé selon Rawls entre un humanisme civique (considérant que la nature de l’homme « est réalisée par excellence dans une société démocratique où existe une large et intense participation politique » ) et un républicanisme classique (demandant juste aux citoyens d’être « prêts à prendre part à la vie publique » ), Rawls approuvant la deuxième version, tout comme Philip Pettit. Ce dernier affirme que le néo-républicanisme est compatible avec le libéralisme car considérant tous deux qu’il « est possible d’instaurer un État et une société viables sur une base qui transcende bon nombre des divisions religieuses ou apparentées » .

Pour Philip Pettit, la liberté est une absence de domination : il distingue ainsi liberté de choix (entre différentes options, même si certaines ne sont pas accessibles) et liberté de l’agent (non soumis à l’interférence arbitraire d’autrui : la liberté est ici considérer à travers le contrôle exercé par l’agent sur ses choix), que Philip Pettit approuve. Ce dernier considère trois conceptions de la liberté, en premier lieu la liberté comme non-limitation (se focalisant sur la liberté de choix, et la maximisation des options accessibles en limitant les obstacles, mais ne permettant pas de hiérarchiser entre les différentes limitations, par exemple celles émanant d’une personne ou les obstacles impersonnels). Il envisage aussi la liberté comme non-interférence (en lien avec la liberté de l’agent, et l’interférence purement intentionnelle, comme selon la vision de Berlin ; mais elle ne peut distinguer l’interférence de l’État ou d’un particulier agresseur, et elle est aveugle à des formes cachés de domination qui nous poussent inconsciemment à adapter nos préférences, comme l’expliquait Sen, ou encore à la courtisanerie). Il préfère enfin la liberté comme non-domination : il ne s’agit pas de la tradition positive républicaine ou de la tradition négative libérale, mais du refus de la volonté arbitraire d’autrui. Cette liberté prend en compte la « domination sans interférence » (lorsqu’un maître ne fouette pas son esclave mais pourrait le faire, par exemple, ou qu’une femme sans emploi est soumise à son mari) : elle nécessite de ne pas être soumis à l’arbitraire d’autrui, même si ce dernier n’en fait pas usage. Philip Pettit défend cependant « l’interférence sans domination » , c’est-à-dire la coercition exercée par la force publique, car non arbitraire : les interférences peuvent être légitimes, si elles ne sont pas arbitraires et incontrôlées. Il la définit ainsi : « la position dont jouit un individu lorsqu’il vit en présence d’autres personnes qui, en vertu d’un certain dispositif social, s’abstiennent d’exercer sur autrui un pouvoir de domination » grâce à des garanties juridiques.

Ainsi, les interférences arbitraires sont définies comme répondant à l’intérêt personnel de celui qui les exerce ; elles sont incontrôlées lorsque celui qui la subit ne peut pas contester la décision imposée, ou ne pas y prendre part. Deux types de domination existent : le dominium issu d’un individu privé (domination économique), et l’imperium issu de l’État (domination politique). Pour Philip Pettit, les dominations privées sont liées à des relations de dépendance issues des inégalités de ressources, et la justice sociale permet de s’y opposer grâce à son « caractère significativement égalitaire » : les écarts de richesse ne devraient pas mener à des rapports de domination, puisque les locataires sont par exemple contraints de flatter ou de donner des gages, pour ne pas subir d’interférence. Philip Pettit propose une « stratégie de la réciprocité des pouvoirs » qui entend « égaliser les ressources dont disposent le dominant et le dominé » pour permettre au dominé de se défendre ; considérant qu’elle n’est pas réaliste, il préfère cependant une « stratégie par disposition constitutionnelle » pour empêcher les dominants de nuire. Il prône ainsi, non pas une « égalité matérielle » , mais une « égalité structurelle » où chacun aurait le même statut : les inégalités ne seraient pas une domination. Un revenu universel permettrait ainsi selon lui de limiter les dominations.

L’intervention de l’État est donc nécessaire pour éradiquer la domination privée ; cependant, cette intervention peut mener à l’imperium, contre laquelle les citoyens doivent aussi se protéger grâce à une démocratie contestataire. Cette dernière vise à éviter toute interférence incontrôlée de l’État, grâce à une défense de la démocratie comme moyen de contestation davantage que de consentement, car consentement aux décisions ne signifie pas absence d’arbitraire : l’important est « que les citoyens soient effectivement capables de les contester lorsqu’elles sont en conflit avec leurs intérêts et leurs idées tels qu’ils les perçoivent » . Un système électoral libre serait donc moins important que le contrôle exercé sur les gouvernants, par exemple à travers un modèle délibératif où le critère de contestabilité se substituerait au critère du consentement, en multipliant les contre-pouvoirs et en démocratisant leur accès, encourageant les citoyens à « une éternelle vigilance ». Cette démocratie contestataire, enfin, permettrait donc de s’opposer à la tyrannie de la majorité, considérée comme la « forme ultime de l’arbitraire » , et au « républicanisme populiste » d’Arendt.

Les théories contemporaines de la démocratie

Les théories contemporaines de la démocratie s’opposent aux théories pluralistes inspirées par Joseph Schumpeter (1883-1950) : à une vision de la démocratie comme un marché où des politiciens seraient en compétition électorale afin de vendre des biens politiques contre des votes à des citoyens-consommateurs. Contre l’idée d’un intérêt général pensé comme l’agrégat des intérêts particuliers, les nouvelles théories, depuis les années 1970, renouvellent la réflexion sur les institutions : c’est ainsi le cas des théories participatives souhaitant davantage de démocratie directe, des théories délibératives défendant des forums de discussion pour rechercher le consensus des citoyens grâce à des arguments rationnels, et des théories agonistiques préférant faire s’affronter des identités collectives et renoncer à l’idée de réconciliation.

Les théories participationnistes

Les théories participationnistes héritent des revendications des années 1960, portées par la gauche radicale et le mouvement étudiant, qui souhaitaient une participation active des citoyens, contrairement au principe représentatif menant à la passivité. Ils souhaitent ouvrir des espaces pour que les citoyens puissent ainsi participer aux affaires publiques.

Carole Pateman, née en 1940, s’oppose aux théories « pluralistes » (de penseurs comme Bernard Berelson, Robert Dahl et Giovanni Sartori) réduisant au minimum la participation des citoyens et affirmant que cette démocratie libérale et représentative est le meilleur système possible. Carole Pateman préfère s’inspirer de Rousseau, Stuart Mill et George Douglas H. Cole pour « attirer notre attention sur la relation réciproque qu’entretiennent les individus avec les structures d’autorité des institutions au sein desquelles ils interagissent » . En effet, le gouvernement exercé par une élite aurait pour conséquence une apathie citoyenne, alors que selon elle, « l’expérience de la participation rend d’une certaine manière les individus psychologiquement mieux équipés pour s’engager dans d’autres participations dans le futur » , les sortant de l’égoïsme et de l’apathie pour plutôt forger un « caractère non servile » comme nommé par Cole. L’autrice encourage donc à la participation citoyenne, notamment dans une « démocratie industrielle » d’auto-gestion dans des conseils ouvriers, et dans la famille, pour instaurer une « société participative » permettant à chacun de devenir « un citoyen public et éduqué » capable de participer à la gestion des affaires publiques.

Crawphon Macpherson (1911-1987) critique lui aussi la démocratie libérale, notant que la démocratie implique une absence d’inégalité de classe, ce qui n’est pas le cas du libéralisme fondé sur le droit de propriété : mêler les deux dénature donc la démocratie, neutralisée par le libéralisme pour préserver « la perpétuation des sociétés de classes » . Le principe électif, aristocratique, transfère ainsi le pouvoir à une élite, alors que le système des partis encourage les élus à sacrifier les intérêts de leurs électeurs pour respecter la ligne du parti. Macpherson étudie des modèles théoriques conciliant démocratie et libéralisme : la « démocratie de protection » (James Mill et Jeremy Bentham) qui n’a pour but que de se protéger du gouvernement, sans penser la démocratie comme « force porteuse d’une transformation morale » ; la « démocratie d’épanouissement » (John Stuart Mill) à la morale perfectionniste et pensant la démocratie comme le régime menant à « l’amélioration de l’humanité » mais ne rompant pas avec la société de classes car incluant un vote plural et finalement corrompu par les partis ; et un modèle « d’équilibre » (Schumpeter) pensant la démocratie comme « un simple mécanisme pour choisir les gouvernements autorisés, et non comme un type de société ou comme un ensemble de valeurs morales » , considérant les désirs présents et ne cherchant pas à transformer la société.

Ce dernier modèle, oligopolistique selon Macpherson, entraîne la passivité du citoyen, et il préfère donc un quatrième modèle, participatif, et fondé sur l’idée suivante : « une société plus équitable et plus humaine requiert un système politique plus participatif » , un système cependant complexe techniquement à cause de la taille de l’État et nécessitant malgré tout des élus. Y parvenir présente aussi des difficultés, nécessitant un changement de « conscience du peuple » pour que ce dernier se conçoive comme un ensemble, et « une importante réduction des inégalités socioéconomiques existantes » . Le problème est que l’un est nécessaire pour parvenir à l’autre, et inversement. Macpherson, en réponse, espère que la prise de conscience progressive de coûts liés à la croissance économique, des effets négatifs de l’apathie politique, et du scepticisme quant au bien-fondé du capitalisme pour répondre aux demandes mèneront à l’essor du modèle participatif.

Benjamin Barber (1937-2017), en 1984, prolonge ces deux travaux. Il revendique une « démocratie forte » plutôt que la démocratie libérale sous laquelle « La politique est un garde vigilant au service de l’homo economicus – chasseur de bonheur matériel et de sécurité physique. » , réduisant les individus à leurs besoins matériels égoïstes, alors qu’ils ne deviennent égoïstes que par la démocratie libérale selon Barber. Pour lui, une démocratie forte, constituée « d’une communauté de citoyens auto-gérés » , établirait des objectifs communs « grâce à des institutions favorisant la participation » pensée comme éducative et instaurant un dialogue menant à « la création, l’éducation et le maintien d’une citoyenneté capable de penser en termes réellement publics » pour arriver à « envisager l’avenir sur la base d’un intérêt commun » .

Barber, tout en prenant ses distances avec les théories républicaines, distingue cinq types idéaux de démocratie : trois formes représentatives (autoritaire, juridique et pluraliste), et deux modèles de démocratie directe (unitaire et forte). La démocratie unitaire implique un consensus communautaire sur les fins, mais « Son refus du conflit est également un refus de la politique » ; Barber préfère donc la démocratie forte assumant le pluralisme des valeurs. Pour que ce modèle se développe dans toutes les sphères de la société, Barber (s’inspirant de Tocqueville et de Jefferson) propose de créer un réseau national d’assemblées de quartier et de voisinage (comme forums publics) pour initier les citoyens « au dialogue et à la délibération » , puis des forums régionaux et nationaux grâce aux télécommunications contrôlées par une « Coopération civique des communications » financée mais indépendante de l’État pour éviter les biais médiatiques. Il prône enfin un « service citoyen universel » d’un ou deux ans au sein d’un corps d’État, et la généralisation de référendums d’initiative populaire, avec de multiples choix possibles et une dose de tirage au sort pour les assemblées locales.

Les théories délibératives

Dans les années 1980, les théories délibératives renouvellent les théories précédentes en considérant « que la prise de décision en démocratie devrait être précédée par une discussion rationnelle entre citoyens égaux et informés » . La qualité du débat précédant la décision, et non les préférences des citoyens, déterminerait donc si un choix est démocratique ou non : la volonté politique devrait être formée par un processus de délibération, au lieu de lui préexister.

Le pionnier de ce mouvement est Jürgen Habermas, né en 1929. Dès 1963, il conçoit trois manières d’envisager les rapports entre pouvoir et savoir : le « modèle décisionniste » de Max Weber (où les politiciens font appel aux experts pour éclairer leurs décisions, tout en restant autonomes), le « modèle technocratique » (où la relation tourne à l’avantage « d’une intelligentsia scientifique posant au politique des contraintes objectives selon les ressources), et un « modèle pragmatique » (où on trouve une « interrelation critique » impliquant une « communication réciproque » avec l’ensemble des citoyens dont l’opinion est la médiation : « les recommandations techniques et stratégiques ne peuvent s’appliquer efficacement à la pratique qu’en passant par la médiation politique de l’opinion publique » , les citoyens étant informés par l’expertise).

Jürgen Habermas propose un principe d’universalisation (principe U) inspiré par l’impératif catégorique kantien : une norme serait valide si elle peut rencontrer un consensus sur ses conséquences et effets secondaires prévus par « son observation universelle » et satisfaisant « les intérêts de tout un chacun« , étant donc « acceptés sans contrainte par toutes les personnes concernées » . Le principe de discussion D doit permettre de parvenir à ce consensus grâce « à une discussion pratique » . Jürgen Habermas veut ainsi dépasser l’opposition entre libéraux contractualistes (universalisme abstrait) et communautariens (relativisme culturel). S’il reconnaît que l’identité se forme dans une communauté, il ne souhaite pas revenir à l’aristotélisme qui n’est plus adapté au contexte pluraliste, mais il ne veut pas pour autant renoncer à l’universalisme. Malgré les difficultés de communication entre membres de différentes communautés, chaque individu doit pouvoir apprendre une nouvelle langue sans cesser d’être lui-même « lors du passage d’un monde langagier à l’autre » permettant d’atteindre une communauté idéale de communication transcendante sans quitter sa communauté réelle historique. La communication entre individus situés serait ainsi possible, pour parvenir à l’universel « sans déchirer le tissu social qui relie préalablement chacun à tous » .

Le principe D, dans la sphère juridico-politique, se concrétise en un « principe démocratique » selon lequel les lois juridiques légitimes sont celles obtenant « l’adhésion de tous les sociétaires juridiques » à la suite d’une discussion. Alors que le libéralisme kantien se focalise sur les droits individuels et la négociation d’intérêts particuliers étant un marchandage et non un échange d’arguments rationnels, et que le républicanisme rousseauiste s’attache à la communauté au détriment des droits individuels normatifs sans s’adapter au pluralisme moderne, Jürgen Habermas préfère étudier les interactions entre les sujets et prôner une délibération politique menant à un consensus raisonnable malgré l’absence d’identité commune forte et sans sacrifier les droits individuels.

L’espace public est la scène de cette discussion : « un réseau permettant de communiquer des contenus et des prises de position, et donc des opinions » . Jürgen Habermas distingue un espace public fort et institutionnalisé dans des assemblées, et un espace public faible et anarchique des médias et forums de débats (même au café), devant former une opinion publique autonome pour mettre sous pression le pouvoir politique et disséminer ainsi la souveraineté populaire entre un pouvoir administratif et un « pouvoir communicationnel » (celui de la société civile, qui forme une « sphère oppositionnelle » ). Le pouvoir fort persiste car nécessaire pour sa dimension technique, tout en étant à l’écoute de la société civile.

Cette théorie trouve plusieurs prolongements. D’abord, David Estlund, né en 1958, justifie les dispositifs délibératifs, non pas en affirmant que les résultats démocratiques sont forcément bons parce que choisis démocratiquement, mais que la justification procédurale (qui part du principe qu’une décision prise après une discussion collective rationnelle est mieux acceptée) n’est pas suffisante pour la minorité, et que les procédures démocratiques sont justes car menant aux décisions les plus rationnelles et légitimes. Pour éviter le « despotisme intelligent » évoqué par Tocqueville, David Estlund veut donner une valeur épistémique à la démocratie, adoptant pour cela un « procéduralisme épistémique » permettant à la fois acceptabilité et efficacité. S’inspirant de la pensée aristotélicienne, il affirme que la discussion collective entre citoyens ordinaires peut mener à un meilleur résultat que la décision prise par une minorité d’élites, grâce à la qualité de la discussion, plus importante que l’agrégation de sagesses préexistantes. Cette méthode aurait une meilleure acceptabilité, car « nul d’a d’autorité ou de pouvoir coercitif légitime sur un autre sans une justification qui pourrait être acceptée par tous les points de vue qualifiés » .

James S. Fishkin, né en 1948, présente des moyens concrets de parvenir à cette démocratie délibérative. Souhaitant revenir à l’idéal américain délibératif originel plutôt que de rester à la démocratie plébiscitaire (le collège des grands électeurs se contentant d’élire le candidat qu’ils s’étaient engagés à soutenir) donnant du pouvoir à des citoyens qui ne s’informent plus, il veut répondre au paradoxe de « l’ignorance rationnelle » d’Anthony Downs, selon lequel s’informer n’est pas rationnellement utile au vote étant donné son faible poids. James S. Fishkin propose donc un modèle de sondage délibératif, pour remplacer les sondages d’opinion n’indiquant que ce que le citoyen pense et non pas ce qu’il pourrait penser après s’être informé. Il respecte plusieurs étapes : un sondage d’opinion classique, puis une réunion du panel en lui donnant des informations sur le thème du sondage et en permettant à des experts et représentants de s’exprimer ainsi qu’en organisant des débats, puis un nouveau vote afin de déterminer l’évolution des opinions – le modèle participatif, quant à lui, se contenterait de la première étape, alors que le modèle délibératif préférerait le résultat du second sondage en raison de sa qualité plus grande grâce au débat révélant « les vues que le pays entier aurait été amené à adopter s’il avait vécu la même expérience et ainsi dû se comporter davantage comme un citoyen idéal engagé dans une discussion sur une assez longue période » . A l’issue du débat, la décision aurait donc une valeur prescriptive.

Enfin, Iris Marion Young (1949-2006) propose de corriger certains excès de ce modèle, excluant des minorités fragiles, moins aptes à s’exprimer en public pour des raisons sociologiques par exemple. Young souhaite donc ajouter un critère d’inclusion pour juger de la légitimité et de la teneur démocratique d’une décision. En effet, les inégalités sociales, et l’existence d’un discours hégémonique légitimant le pouvoir et les injustices, peuvent biaiser la conversation, lorsque « le cadre conceptuel et normatif des membres d’une société donnée est profondément influencé par des prémisses et des contenus discursifs qui entravent la réflexion critique » . En réponse, Young veut ouvrir l’espace public de délibération à des normes de communication plus affectives et incarnées : d’abord en reconnaissant l’altérité des groupes marginalisés (par une salutation préalable à la discussion), puis en n’excluant pas les formes irrationnelles de discours valorisant la rhétorique et le récit, et enfin en acceptant des forces perturbatrices d’activisme politique même après la délibération, pour corriger les insuffisances inclusives de la délibération.

Les théories de la démocratie radicale

Ces nuances ne sont pas suffisantes pour certains théoriciens, qui valorisent davantage la dimension conflictuelle et son importance dans la formation des identités collectives, plutôt que la seule recherche rationnelle du consensus : exprimer le dissensus serait donc le fondement de la politique. Claude Lefort (1924-2010) est à l’origine de ces théories, s’inspirant de Machiavel qui considérait « plus convenable de suivre la vérité effective de la chose que son imagination » , dépréciant la théorisation. Lefort veut ainsi partir des phénomènes pour « penser, repenser le politique, dans le souci de prendre en charge les questions qui sourdent de l’expérience de notre temps » . Ainsi, les rapports sociaux sont issus de la forme du pouvoir, du politique, considéré comme un « mode d’institution du social » où le social réfléchit sur lui-même. Enfin, Machiavel et Lefort reconnaissent que les divisions sociales sont irréductibles, et que les lois de liberté ne naissent donc que dans l’opposition, jugeant la discorde positive.

Ainsi, ce ne serait pas le libéralisme (contrairement à ce que pensait Hayek) mais bien la démocratie qui serait à l’opposition du totalitarisme : en démocratie, « le lieu du pouvoir devient un lieu vide » n’appartenant à personne, étant seulement occupé par des individus mortels faisant l’épreuve de l’incertitude. Le totalitarisme, en revanche, s’oppose à cette incertitude. Lefort ne veut donc pas d’une démocratie mesurée et conservatrice, préférant « une idée libertaire de la démocratie » pratiquée à travers des revendications contestataires : il affirme ainsi que « la démocratie est nécessairement sauvage » . Pour la rendre pérenne, il admet cependant la nécessité de médiations symboliques à travers des institutions représentatives.

Ses successeurs sont encore plus radicaux : c’est ainsi le cas de Jacques Rancière, né en 1940. Prenant l’exemple de l’école, il estime qu’on peut « enseigner ce qu’on ignore si l’on émancipe l’élève » en le poussant à réfléchir par lui-même au lieu de lui inculquer un savoir : il critique donc les Lumières et leur vision d’une inégalité de savoir à corriger, considérant qu’il existe une infériorité originelle. Pour Jacques Rancière, au contraire, il existe malgré les inégalités une égalité des intelligences, qu’il faut reconnaître et pratiquer. Il a la même opinion sur le domaine politique, et estime qu’il faudrait y créer « un lieu, au double sens du mot : un système de raisons et un espace polémique » . En effet, au lieu de chercher l’apaisement par la réalisation d’une égalité, il faudrait que cette dernière remplisse une fonction disruptive menant à la division et à la mésentente refusant l’ordre établi par « la police » , qui désigne pour Jacques Rancière une opération de distribution des places et fonctions. La politique, ainsi, serait un dissensus visant l’interruption de cette normalité policière, à travers un rassemblement spontané de personnes marginalisées : la démocratie serait ainsi « une interruption singulière de cet ordre de la distribution des corps en communauté » .

Miguel Abensour (1939-2017) propose quant à lui une lecture originale de Marx, y trouvant une pensée indépendante de la politique plaidant pour une vraie démocratie luttant sans cesse contre l’État : il considère que Marx voit en l’État une force extérieure à la multitude dont il est issu, et que la vie plurielle lui donne donc un sens : puisque le peuple crée la constitution, la démocratie est pensée comme l’horizon des régimes politiques modernes. Cette constitution figeant le peuple dans une certaine vision, le peuple s’aliène donc, et la démocratie serait donc en nécessité un combat contre l’État, pour mettre sous pression les institutions et la constitution et revaloriser le peuple réel dans une sorte d’anarchie détruisant l’État politique. Abensour pense cependant que l’État demeure nécessaire, précisément parce que la démocratie ne peut exister sans s’opposer à lui, sa cible naturelle : il souhaite donc « débanaliser l’idée du conflit » .

D’autres théoriciens, enfin, prônent une démocratie agonistique. C’est le cas de Chantal Mouffe, née en 1943, et d’Ernesto Laclau (1935-2014), qui collaborent pour élaborer une nouvelle stratégie socialiste, reconnaissant que la théorie marxiste des classes (économicisme) est dépassée, tout comme l’historicisme, et l’idée d’une société communiste sans antagonismes – la démocratie étant fondée par l’indétermination, une part de conflictualité serait donc inévitable. Pour autant, les deux auteurs veulent préserver l’ambition théorique principale du marxisme, développant un courant post-marxiste. Afin de pouvoir orienter la société par un projet politique, une hégémonie (gramscienne) est nécessaire en s’associant à plusieurs causes émancipatrices, autres que celle de la seule classe ouvrière : notamment les causes féministe, écologique et anti-raciste. Il serait ainsi possible de rassembler une majorité pour exercer le pouvoir de direction de la communauté grâce à « un nouveau projet hégémonique de gauche » .

Ils critiquent la vision libérale agrégative traditionnelle, considérant comme Jürgen Habermas que la délibération participe à la formation des sujets politiques, mais proposant leur propre vision de la discussion : pas une discussion rationnelle visant le consensus, mais une « dynamique des passions » avec un « pluralisme agonistique » rendant volontairement impossible toute réconciliation finale, ce qui serait la condition de l’existence de la démocratie, qui légitime le conflit en refusant d’imposer un ordre autoritaire. Ils proposent donc « la création d’un vibrant espace public « agonistique » de contestation, où différents projets politiques hégémoniques pourraient s’affronter » avec des frontières politiques identifiables permettant de trancher entre « des options clairement différenciées » . Cela éviterait que le conflit, inévitable, se déplace vers des terrains religieux ou ethniques par exemple, liés à l’importance des identités collectives. En effet, « la condition d’existence d’une identité est l’affirmation d’une différence » pour Chantal Mouffe, qui appelle donc à constituer un « populisme de gauche » opposant « ceux d’en bas » contre « ceux qui sont au pouvoir » grâce à la mobilisation des insatisfaits. Cependant, elle considère, contrairement à Schmitt, qu’il faut atténuer « l’opposition ami/ennemi » en faisant de l’ennemi un adversaire, et de l’antagonisme un agonisme : en démocratie, l’autre n’est pas un ennemi à détruire mais un adversaire dont les idées doivent être contestées. C’est pourquoi Chantal Mouffe s’oppose au projet révolutionnaire et à la lutte contre l’État, préférant le conflit au sein des institutions, et donc un minimum de « consensus sur les valeurs éthico-politiques de liberté et d’égalité pour tous mais dissensus sur leur interprétation » ; pas parce que la démocratie libérale serait incontestable, mais précisément parce qu’elle peut être contestée et qu’elle doit donc être défendue.

Les théories critiques du pouvoir

Les théories critiques du pouvoir, enfin, critiquent les relations de pouvoir elles-mêmes ainsi que les rapports de domination issus du libéralisme, même discrets. On trouve ainsi les travaux de Michel Foucault puis de Giorgo Agamben sur un biopouvoir visant à prolonger et rendre plus productive la vie des individus, ainsi que l’anthropologie politique anarchiste incarnée par exemple par Pierre Clastres qui étudie des sociétés sans État.

La critique du biopouvoir

Michel Foucault (1926-1984) considère que le vivant est un objet et sujet de la politique moderne, le pouvoir ayant des préoccupations biologiques concernant les corps et les populations. Foucault définit le pouvoir, non comme une instance suprême contrôlant la société à distance, mais comme une stratégie qu’il n’assimile pas à l’État. Il étudie les rapports de pouvoir et techniques de domination, très diffuses et aux multiples modalités : pour Foucault, la société « n’est pas un corps unitaire dans lequel s’exercerait un pouvoir et seulement un, mais c’est en réalité une juxtaposition, une liaison, une coordination, une hiérarchie, aussi, de différents pouvoirs » . Ce sont les manifestations du pouvoir que Foucault étudie, en tant que réseau de relations qui s’exerce davantage qu’une possession, n’étant pas un privilège de la classe dominante mais un effet de ses positions stratégiques.

Ce pouvoir, pour Foucault, n’est pas négatif : il ne signifie pas uniquement interdiction, mais surtout incitation à la production, avec la collaboration de ceux qui lui sont soumis, « jamais de manière exhaustive ou coercitive » . Foucault parle notamment de biopouvoir, un pouvoir centré sur « le corps comme machine » pour faire croître « son utilité et sa docilité », mais aussi centré sur « le corps-espèce, sur le corps traversé par la mécanique du vivant » en tant qu’outil de reproduction avec une certaine durée de vie. Étudiant l’enfermement, notamment pour motifs psychiatriques, il affirme qu’un « régime disciplinaire » s’est développé depuis la fin du XVIIIe siècle pour pousser les individus à adapter leurs comportements volontairement pour respecter une norme, en se servant d’un quadrillage systématique du temps et de l’espace. L’objectif est que chacun se surveille en permanence, ne sachant pas s’il est observé, ce qui « automatise et désindividualise le pouvoir » . Ce modèle, selon Foucault, se diffuse dans les institutions : hôpitaux, cliniques psychiatriques, écoles, usines… dans l’objectif de rendre les corps plus productifs.

La biopolitique va plus loin et cible toute la population par une « médecine sociale » gérant la démographie, la santé, la natalité, l’hygiène et la sexualité, pour contrôler la masse et favoriser sa croissance en régulant la démographie, l’assistance sociale, l’hygiène et l’urbanisme. Avec le concept de « gouvernementalité » , enfin, Foucault étudie les mécanismes d’autorisation et de circulation dans le domaine de l’économie politique : il s’agit des formes prises par le biopouvoir depuis le XVIIIe siècle en utilisant principalement « les dispositifs de sécurité » . Cependant, ces dispositifs visent principalement à produire un pouvoir et non une violence : alors que la violence agit directement sur un corps, le pouvoir implique qu’autrui « soit bien reconnu et maintenu jusqu’au bout comme sujet d’action » et qu’il s’auto-gouverne librement dans le sens voulu. Pour Foucault, le libéralisme est un principe de rationalisation du gouvernement par le biais de l’économie de marché, privilégiant un « gouvernement frugal » et permettant de repérer « dans les pratiques gouvernementales celles qui sont correctes et qui sont erronées » . Cependant, le néolibéralisme, dans sa version ordolibérale, se place « sous le signe d’une vigilance, d’une activité, d’une intervention permanente » .

Convaincu que le pouvoir se traduit par un « mode d’action qu’un individu exerce sur lui-même à travers les techniques de soi » pour servir « la totalité sociale », Foucault pense donc qu’il existe aujourd’hui un « gouvernement par l’individualisation » . L’individu pourrait cependant s’en libérer, en utilisant ces mêmes techniques de soi, pour cette fois s’inventer lui-même avec « de nouvelles formes d’individualisation » , dans un esprit perfectionniste.

Giorgio Agamben, né en 1942, remobilise le concept d’homo sacer, désignant dans la Rome archaïque le statut des personnes exclues pouvant être tuées en toute impunité, mais non sacrifiables pour les dieux : il considère que dans chaque société, il existe une limite au-delà de laquelle un individu peut obtenir un statut semblable, sa vie n’étant plus politiquement pertinente. Contrairement à Foucault, il veut déshistoriciser les techniques de pouvoir sur les corps, considérant qu’elles ne sont pas uniquement modernes mais toujours liées à l’exercice du pouvoir politique. Il considère également que le pouvoir n’est pas complètement disséminé, mais bien issu du pouvoir souverain, qui peut suspendre le droit, se placer en dehors de la loi et fixer depuis ce lieu la norme. Le pouvoir du souverain serait donc celui de désigner le sujet de droit, et de décider celui qui y échappera, au risque de ne plus être protégé, comme l’homo sacer, incarnant une « vie nue« .

Avec la biopolitique, cette exception peut devenir permanente dans certains lieux, notamment les camps de concentration, définis comme le « paradigme biopolitique du moderne » . Le monde moderne, selon Giorgio Agamben, crée plusieurs de ces lieux, où vivent réfugiés et sans-papiers par exemple, dont la vie peut être impunément supprimée dans la mesure où « le souverain est celui qui décide de la valeur ou bien de l’absence de valeur de la vie en tant que telle » . Dans le contexte contemporain, cela signifie surtout que le souverain peut facilement créer une vie nue, dépossédée de tous ses attributs, sans susciter de protestation : pour Giorgi Agamben, les mesures de confinement liées au Covid-19 sont ainsi l’exemple de cette vie nue, chacun perdant toutes ses habitudes de vie, ses rapports sociaux et son travail, sans que cela suscite une contestation généralisée – l’état d’exception serait ainsi devenu pérenne.

L’anthropologie anarchiste

Ce dernier courant, plutôt que d’étudier les formes de pouvoir existantes dans nos sociétés, prend le parti d’étudier des sociétés sans État, afin de démontrer qu’il ne s’agit pas de la forme naturelle de toute organisation politique, et qu’elle n’est pas souhaitable non plus. Pierre Clastres (1934-1977) étudie ainsi dans les années 1960 et 1970 les sociétés primitives amérindiennes et affirme qu’elles reposent sur une économie de subsistance, autosuffisante et sans surplus, avec un travail de quelques heures par jour seulement afin de subvenir aux besoins primaires, formant des « sociétés de refus du travail » égalitaires et sans classes. Ces sociétés n’ont pas n’ont plus d’organe de pouvoir différencié et séparé, étant des « sociétés sans État » . Il existe parfois un chef, mais sans moyen coercitif, et ne s’exprimant pour le groupe que dans des circonstances exceptionnelles, comme interlocuteur des tribus étrangères après délibération du groupe. Devant faire preuve de générosité pour conserver ce statut, qu’il n’obtient que par compétences techniques comme des capacités d’organisation, il n’a pas pour autant d’autorité politique : Clastres considère ainsi que le politique détermine l’économie, et que cette négation de l’État autorise le refus du pouvoir, et affirme « l’infrastructure, c’est le politique, […] la superstructure, c’est l’économique » .

Refusant l’idée que ces sociétés seraient incomplètes et souffriraient du manque de l’État, il affirme « que négation ne signifie pas néant » et rejette « le misérabilisme qu’enveloppe l’idée d’économie de subsistance » , puisque les hommes de ces sociétés travaillent assez pour subvenir à leurs besoins, refusant tout excès inutile, tout en refusant de même toute coercition. Le pouvoir y existe pourtant, mais ces sociétés cherchent à le rendre le plus absent possible en évitant sa centralisation, sa différenciation et sa coercition, ce qui est permis par l’existence d’un chef sans pouvoir, qui « est au service de la société » exerçant un pouvoir politique sur lui.

James C. Scott (1936-2024) s’inscrit dans ces travaux et étudie les phénomènes de résistance à la subordination, notamment dans les discours produits par les paysans dominés en Malaisie. Si ces paysans prétendent adhérer à un « texte public » légitimant les élites, ils produisent en secret un « texte caché » dénonçant leur pouvoir, et se mobilisent dans une « résistance infrapolitique » , dont le sens est dissimulé, notamment dans la culture populaire qui valorise l’insubordination. Les paysans dominés cherchent donc, sans se faire remarquer, à réduire les exactions qu’ils subissent, sans se confronter directement avec les structures de l’autorité : Pour Scott, cela démontre qu’il faut aller plus loin que l’idée d’une aliénation intériorisée des dominés, qui ne sont en réalité pas dupes de la légitimité du pouvoir des dominants.

Scott étudie aussi la Zomia, dans le Sud-Est asiatique, peuplé de « communautés de fuyards, de fugitifs, de délaissés » opposés aux formes d’oppressions comme l’esclavage ou les impôts. Cette zone géographique peu accessible est aussi un lieu de lutte contre la domination étatique : alors que l’État-nation, les impôts, la riziculture et la sédentarité règnent dans les plaines, au-delà de 300 mètres d’altitude, ce sont les tribus autonomes et nomades vivant de cueillette et de culture sur brûlis qui habitent l’espace, et choisissent délibérément de refuser l’organisation étatique. Ces tribus déploient des stratégies pour éviter l’ingérence de l’État, mais aussi pour éviter l’émergence d’un pouvoir centralisé en leur sein. Elles choisissent donc un mode de vie itinérant en développant une « agriculture fugitive » tournée vers la culture sur brûlis de tubéreux, la riziculture rendant nécessaire une administration centralisée et un peuplement dense. L’oralité est aussi privilégiée, permettant à ces populations de se réinventer dans leur rapport à l’histoire et dans leur identité culturelle pour échapper à l’emprise de l’État, qui cherche à créer des identités ethniques pour les administrer.

Scott étudie aussi la Mésopotamie, affirmant que l’homme n’y a pas domestiqué la nature, mais que c’est la nature qui l’a domestiqué, en le contraignant à une agriculture sédentarisée plus épuisante que la chasse et la cueillette, et affaiblissant les corps et connaissances relatives à la flore, alors que les céréales sont de moins en moins nutritives, les animaux en moins bonne santé, et les êtres humains plus fragiles et victimes d’épidémies à cause de la proximité avec les espèces cultivées et élevées. Ce nouveau mode de vie provoque aussi l’invention de l’État, vers -3300 : les céréales servent en effet de base à l’impôt, pouvant être évaluées, stockées et rationalisées, permettant au percepteur d’impôt de savoir quand venir, et à des échanges monétaires d’avoir lieu facilement. Cet excédent de céréales, pouvant être collectés par des organes institutionnalisés, permet donc aux États de naître, et de collecter l’impôt en échange de sécurité, sans quoi les individus doivent travailler sous la contrainte, menant à l’asservissement.

Scott, enfin, fait l’éloge de l’anarchisme comme processus de « coopération sans hiérarchies et sans le monopole de l’État » , préférant la mutualité, des pratiques spontanées de coopération, affirmant qu’il faut ainsi supprimer les feux de circulation au bénéfice d’un processus informer de concessions mutuelles. Sans vouloir supprimer l’État, il veut adopter un « regard anarchiste » , critiquant la substitution d’un « ordre officiel » à un « ordre vernaculaire » et donc la « sévère réduction de la diversité culturelle, politique et économique » , en lien avec l’usage de méthodes quantitatives par l’administration publique dans le cadre d’une « société de l’audit » normalisatrice. Scott y préfère « la particularité, le changement perpétuel et la contingence » , qu’incarne en particulier la petite bourgeoisie et sa force d’initiative, prônant « Une société dominée par les petits propriétaires et commerçants » .

Enfin, David Graeber (1961-2020), lui-même un anthropologue anarchiste, est notamment connu pour avoir dénoncé les bullshit jobs. Dans l’un de ses ouvrages, il conteste la fausse alternative entre le marché et l’État en prenant l’exemple de la dette, qu’il considère comme une relation sociale, d’abord lien de solidarité puis obligation quantifiable et exigible à cause de la corruption du capitalisme. Étudiant les origines de la monnaie, il critique l’hypothèse libérale d’une invention de la monnaie pour compenser l’insuffisance du troc dans les échanges inter-individuels, mais aussi l’hypothèse selon laquelle la dette collective serait à l’origine de la monnaie. Cette hypothèse affirme que « les États utilisent les impôts pour créer de la monnaie » et en ont la capacité dans la mesure où ils « ont en tutelle la dette mutuelle de tous les citoyens les uns envers les autres » : ainsi, d’après ce point de vue, « l’impôt représente notre dette absolue envers la société qui nous a créés » , et se sentir débiteur renforce le sentiment d’appartenance à la communauté. Mais Graeber considère qu’il s’agit du « mythe nationaliste ultime« , justifiant l’État.

En réalité, Graeber affirme que marché et État ne sont pas opposés, mais que l’État a créé le marché, chacun d’eux nécessitant l’autre. Partant de l’anthropologie plutôt que de la science économique, il distingue trois systèmes moraux pouvant servir de fondement aux interactions humaines. Il parle d’abord du communisme et du principe « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » , se manifestant par exemple lorsqu’on vient en aide à un ami : « non seulement personne ne compte, mais l’idée même de compter paraîtrait blessante » . Il étudie ensuite l’échange dont le ressort est « l’équivalence » : c’est « un aller-retour entre deux parties dont chacune donne autant qu’elle reçoit » , avec une rupture de la relation dès que l’équilibre revient. Il analyse enfin la hiérarchie, entre des individus formellement inégaux comme un patron et son employé, qui « opère selon un principe diamétralement opposé à la réciprocité » , avec des biens échangés de « qualité fondamentalement différente » . Ces trois principes moraux, pour Graeber, coexistent en chaque personne.

La dette s’inscrit dans ce contexte : c’est « un échange qui n’est pas allé jusqu’au bout » et qui fait advenir une hiérarchie tant qu’elle n’est pas remboursée. La relation doit perdurer jusqu’à ce que l’égalité soit obtenue, par le règlement de la dette, qualifiée par Graeber de « la perversion d’une promesse […] par les mathématiques et la violence » , enfermant celui qu’elle engage dans un statut de dominé. Graeber, en réponse, propose un « jubilé de style biblique » , c’est-à-dire de relever de leurs dettes les débiteurs régulièrement.

Graeber, sur un terrain plus politique, dissocie démocratie et culture occidentale, notant que des pratiques démocratiques (comme procédures égalitaires de décision) ont par exemple existé dans des confédérations amérindiennes ou même des bateaux de pirates, sur lesquels les flibustiers sont généralement d’anciens mutins révoltés contre un ancien capitaine et se gouvernant eux-mêmes. Il considère aussi qu’un modèle de démocratie non fondé sur le vote majoritaire mais sur un « processus de consensus » permettrait d’éviter l’humiliation ou le ressentiment de la minorité, pour plutôt « s’assurer que personne ne reste avec l’impression que ses opinions n’ont reçu aucune attention » , ce qui serait davantage possible en dehors de la domination de l’État, dans des « zones d’improvisation démocratiques » , ou « espaces interstitiels » .

Conclusion

Les théories renouvelant la façon de penser nos rapports avec l’État et le pouvoir ont ainsi fait florilège depuis une cinquantaine d’années, tant pour encourager une réorganisation politique de nos sociétés pour introduire davantage de participation citoyenne active comme condition de liberté ou de l’épanouissement vertueux, ou un renouveau démocratique incitant à la participation ou à la délibération pour parvenir à la décision politique, que pour critiquer la notion même de pouvoir ou d’État.

C’est d’abord le cas des théories républicaines, notamment avec le républicanisme (Hannah Arendt et John Pocock) prônant l’engagement citoyen dans la vie politique et affirmant que cet engagement est la condition de la liberté par la participation au gouvernement, plutôt que de se replier dans la sphère publique : il faudrait donc, pour encourager cette participation, faire dialoguer langage républicain et langage libéral, pour que l’accomplissement vertueux permis par la politique ne soit pas incompatible avec la défense des intérêts personnels, ce qui pourrait mener à l’avènement d’un « humanisme marchand ». Le néo-républicanisme (Quentin Skinner et Philip Pettit), bien qu’en accord avec la nécessité de la liberté politique, considère plutôt qu’il s’agit du meilleur moyen pour éviter tant la domination privée que la domination étatique, en faisant intervenir l’État pour éradiquer la domination privée mais en exerçant un contrôle sur les gouvernants par le biais d’une « démocratie contestataire ».

Les théories contemporaines de la démocratie s’intéressent plus particulièrement à la question des institutions et de la participation active des citoyens, contestant l’idée d’une démocratie-marché comme lieu de compétition électorale pour des biens politiques vendus aux citoyens-consommateurs contre des votes. Les théories participationnistes (Carole Pateman, Crawphon Macpherson et Benjamin Barber) visent donc à refuser la passivité issue du principe représentatif, en permettant aux citoyens de participer aux affaires publiques dans des espaces spécifiques, notamment dans des conseils ouvriers et dans la famille, pour s’initier à l’auto-gestion et aux affaires nationales, le peuple devant prendre conscience de son caractère collectif pour établir des objectifs communs et établir une démocratie forte fondée sur un réseau national d’assemblées en tant que forums publics, ainsi que des référendums d’initiative populaire. Les théories délibératives (Jürgen Habermas, David Estlund, James S. Fishkin et Iris Marion Young) se préoccupent quant à elles davantage de la qualité du débat précédant la décision que des préférences des citoyens elles-mêmes : elles considèrent ainsi que, par une discussion argumentée et nourrie par des experts au sein d’un espace public, il serait possible d’aboutir à un consensus sur des normes universelles, acceptées grâce à la délibération ayant précédé – qui peut prendre la forme d’un sondage délibératif ayant valeur prescriptive, et prenant en compte les inégalités subies par les minorités moins aptes à s’exprimer en public. Enfin, les théories de la démocratie radicale (Claude Lefort, Jacques Rancière, Miguel Abensour, Chantal Mouffe et Ernesto Laclau) vont encore plus loin, considérant que les divisions sociales sont irréductibles et que la dimension conflictuelle est essentielle pour former une identité collective comme pour fonder la politique : la contestation permanente, le refus de l’apaisement et la disruption permettraient donc d’interrompre la normalité policière en luttant constamment contre l’État pour faire advenir et perdurer la démocratie, qui ne pourrait donner lieu à une agrégation consensuelle, mais à un « pluralisme agonistique » sans réconciliation finale.

Les théories critiques du pouvoir (Michel Foucault, Giorgio Agamben, Pierre Clastres, James C. Scott et David Graeber) critiquent les relations de pouvoir elles-mêmes : affirmant l’existence d’un biopouvoir exerçant sa domination à travers un réseau de relations visant à contrôler le corps des individus pour les rendre plus efficaces et encourager la croissance démographique de la société, ce pouvoir chercherait à pousser les individus à se contrôler eux-mêmes, sans exercer de coercition en permanence, mais en utilisant des « techniques de soi » ; le pouvoir moderne, dans sa quête de contrôle, créerait enfin des hommes nus, dépossédés de leurs attributs, menant une vie sans valeur. C’est pourquoi les anthropologues anarchistes dénoncent l’idée que l’État serait la forme naturelle et désirable de toute organisation politique, prônant pour certains une société de subsistance, sans État et sans pouvoir centralisé : les dominés, en réalité, chercheraient en permanence à s’insurger, parfois de façon infrapolitique, et les communautés perçues comme arriérées seraient plutôt engagées dans un processus volontaire de rejet de la domination étatique, qui mènerait, comme l’agriculture sédentaire qui en est la condition nécessaire, à une forme d’asservissement. L’État, en effet, aurait créé le marché, et corrompu le concept de dette, pour exercer une domination sur les individus ainsi asservis.

Aujourd’hui, bien que certains pays comme la Suisse expérimentent des formes de démocratie participative en ayant notamment recours au référendum d’initiative populaire, et que la France ébauche de timides initiatives de démocratie délibérative par le biais de conventions citoyennes non contraignantes, l’apathie civique évoquée par les penseurs du républicanisme semble pourtant loin d’être vaincue. Pourtant critiques du pouvoir, les citoyens sont nombreux à demander davantage d’État, notamment des services publics – mais pour le moment, la démocratie libérale et le système représentatif demeurent bien ancrés, et aucune force politique d’ampleur ne semble pour le moment capable de provoquer une réelle recomposition politique sur des bases plus républicaines et démocratiques.

  1. CARÉ Sébastien, La Théorie politique contemporaine. Courants, auteurs, débats, Paris, Armand Colin, 2021, 301 p. ↩︎

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