A la suite des articles publiés sur l’histoire des droites, j’estime nécessaire de reprendre la lecture de l’Histoire des grands courants de la pensée politique, par Jean-Jacques Raynal1.

Introduction
L’histoire des droites révèle en effet l’ascension d’une famille politique bien particulière : celle des libéraux, devenus néolibéraux dans le courant des années 1930. Ces libéraux, historiquement, peuvent être rattachés à la tradition politique orléaniste, comme le fait par exemple l’historien René Rémond.
Nous avons pu constater que le libéralisme, entendu comme tel par Gilles Richard, renvoie au XXe siècle principalement à la notion de laissez-faire dans le domaine économique. Autrement dit, à une non-intervention de l’État et plus largement des pouvoirs publics dans la vie économique de la société, en « laissant le marché se réguler tout seul » , dans le but de favoriser la création de richesses et dans l’idée que l’intervention des pouvoirs publics serait néfaste à la bonne marche de l’économie.
Cependant, le libéralisme ne peut être uniquement décrit comme le fondement philosophique du capitalisme et de l’économie de marché. Ses origines remontent bien plus loin, au début du XIXe siècle et même au XVIIIe siècle, et il se rapporte à un mouvement plus large d’opposition à l’autoritarisme et à la monarchie absolue.
C’est cette histoire et les différents courants du libéralisme et leur évolution que je propose d’étudier par le biais de l’ouvrage de Jean-Jacques Raynal.
L’autoritarisme, que nous avons déjà étudié et qui se caractérise par une hiérarchie clairement établie affirmant la supériorité des gouvernants et la prééminence de leur pouvoir, n’est pas contesté en Occident jusqu’au XVIIIe siècle : les notions de « droit divin » et le traditionalisme monarchiste ne sont remises en cause par personne. A partir de cette époque, la société se transforme cependant, notamment sous l’influence des Lumières.
Le libéralisme, qualifié comme tel à partir de 1818 environ par Benjamin Constant, existe depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, avec des contours ambivalents. Le libéralisme correspond en effet à deux doctrines. S’il est fondamentalement caractérisé par « la primauté affirmée de l’homme dans la société » , il peut être divisé en un libéralisme économique (considérant le droit de propriété comme sacré et l’initiative privée comme devant pouvoir s’exercer selon les lois naturelles du marché) et un libéralisme politique (considérant la garantie des libertés individuelles comme essentielle).
L’État doit donc être limité, n’être qu’un arbitre, respecter les libertés individuelles, et laisser à l’initiative privée toute sa place. L’autonomie de l’individu est son axiome principal, et tout pouvoir organisé devrait donc être limité, pour permettre le progrès de l’homme grâce aux lois naturelles de l’évolution sociale, la poursuite de l’intérêt personnel étant censée mener à l’amélioration générale.
Le libéralisme s’incarne cependant dans différents courants : la liberté face à l’autoritarisme, la conservation de l’ordre établi, et le refus de l’égalitarisme.
Le libéralisme contre l’absolutisme
Le premier libéralisme se construit contre la monarchie de droit divin, c’est-à-dire l’absolutisme, critiqué dès le XVIIe siècle. Ce sont Leibniz (1646-1716), avec sa philosophie rationaliste et son humanisme cosmopolite, et surtout Spinoza (1632-1677) dans son Traité politique (1677) qui contestent l’absolutisme. Spinoza affirme que le christianisme comme la monarchie de droit divin peuvent être l’objet d’une analyse critique en tant que phénomène historique, allant jusqu’à contester la légitimité transcendantale de la monarchie. Pour Spinoza, la vie en société, et la liberté (la finalité de l’État selon lui) est mieux permise par le partage du pouvoir entre les « meilleurs » que par un pouvoir personnel ne servant que lui-même.
Le pouvoir royal continue d’être contesté, notamment par l’Anglais John Locke (1632-1704) après la Révolution anglaise de 1688, puis Montesquieu (1689-1755), qui développent l’individualisme libéral au cœur du siècle des Lumières, aboutissant à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Locke considère ainsi que l’homme recherche le bonheur et utilise pour cela sa raison, même dans son état de nature (avant la formation de la société) : libres et égaux, ils disposent de propriétés privés, un droit naturel pour Locke. Une autorité est cependant nécessaire pour éviter la violence, ainsi que des lois et une politique afin d’organiser la société et de permettre le bien-être collectif, grâce à la sûreté instaurée par un corps politique.
Ainsi, les individus renoncent à une partie de l’autonomie pour que la société régisse leurs rapports sociaux : c’est un pacte social, par lequel chacun renonce à son droit de réprimer les infractions à la loi naturelle, pour que l’autorité politique s’en charge elle-même afin de sauvegarder la société et le bien commun, mais pas plus. Le pouvoir absolu doit donc être évité, par une hiérarchisation plaçant le pouvoir législatif au-dessus des autres, pour établir les règles sociales, tandis que le pouvoir exécutif n’est là que pour pallier l’imprévu et mettre en œuvre les règles. Ces pouvoirs doivent cependant rester limités : Locke reconnaît ainsi un droit de résistance, pour maintenir l’ordre des droits naturels.
Locke prône ainsi une monarchie tempérée, limitée, avec un personnage unique à la tête du pouvoir exécutif et d’une partie du pouvoir législatif, tandis que les intérêts du peuple seraient incarnés par le Parlement, sans aller jusqu’à la démocratie. La tolérance religieuse, et la séparation du temporel et du spirituel, sont enfin des principes qu’il veut faire appliquer.
Ses travaux inspirent ainsi le Bill of Rights de 1689, comme la Constitution américaine de 1787, et toute l’idéologie libérale du XIXe siècle, exprimant l’idéal de la moyenne bourgeoisie (ordre et sécurité), contre l’absolutisme et la souveraineté populaire par le rationalisme, l’empirisme et la tolérance.
Montesquieu s’inscrit à sa suite, notamment avec L’esprit des lois (1748). Il définit plusieurs théories, comme celle des gouvernements : républicain, monarchique ou despotique. Dans chaque cas, il aborde leur nature et leur principe. Ainsi, pour le gouvernement républicain, le peuple possède la puissance souveraine, de façon démocratique (l’ensemble des citoyens, avec pour principe la vertu centralisée sur l’intérêt général) ou aristocratique (un groupe de personnes, avec pour principe la modération afin de limiter les inégalités). Le gouvernement monarchique (pouvoir d’un seul homme respectant les lois fondamentales) a pour principe l’honneur (le respect de sa personne et de sa condition, et la réalisation du bien commun comme des intérêts particuliers). Enfin, le gouvernement despotique repose sur un homme détenant tous les pouvoirs et gouvernant arbitrairement, par le principe de la crainte.
L’autre théorie principale de Montesquieu est celle de la séparation des pouvoirs, dont il pose les bases pour éviter les abus de pouvoir par un seul homme, en séparant le pouvoir de faire la loi, de la faire exécuter, et de juger, ce troisième point n’ayant pas été mentionné par Locke. Ces pouvoirs doivent ainsi mutuellement s’équilibrer, un principe fondateur de la DDHC et de la démocratie libérale. Il défend la liberté politique, en tant que faire ce qui est permis par la loi : le fonctionnement des institutions, et les mœurs, sont donc primordiaux. La tempérance valorisée par Montesquieu serait mieux défendue par un gouvernement modéré, une monarchie aristocratique vertueuse incluant une séparation des pouvoirs et des corps intermédiaires faisant contrepoids, chacun reposant sur la morale et la vertu civique portées par la bourgeoisie et l’aristocratie éclairée.
Montesquieu définit ainsi les principes du libéralisme politique et fonde ce courant de pensée : il considère que « l’homme doit pouvoir se déterminer sans contrainte pour tout ce qui touche à l’essentiel de sa vie et que, s’il doit obéir à la loi, ce n’est qu’autant qu’elle est nécessaire au maintien du corps social et à la préservation de la liberté qu’elle régit et garantit » .
Cette pensée mène au siècle des Lumières et son foisonnement intellectuel contre l’absolutisme. Voltaire (1694-1778), bien que sans doctrine complète, incarne cet esprit critique et contestataire, engagé contre l’absolutisme et l’intolérance. Il veut ainsi faire respecter la liberté individuelle et les droits de l’homme, la justice fiscale contre les droits féodaux, la tolérance religieuse… Il défend cependant la propriété et la hiérarchie sociale comme conditions de la richesse et de la liberté, valorisant le modèle de la bourgeoisie éclairée, même au sein d’une monarchie absolue.
Diderot (1713-1784) dirige, avec D’Alembert (1717-1783), L’Encyclopédie (1745-1772), ouvrage collectif synthétisant les connaissances du siècle, et les idées bourgeoises : matérialisme, humanisme, moralisme, utilitarisme, progrès technique permettant le bonheur, liberté économique et sûreté garanties par l’État, contre l’absolutisme, le despotisme et l’intolérance, mais sans être révolutionnaire et préférant la stabilité.
Rousseau (1712-1778), enfin, en particulier son ouvrage Du contrat social (1762), marque particulièrement son époque. Il critique la façon dont l’organisation sociale réprime la liberté naturelle, et idéalise l’état de nature, pensant que l’homme est naturellement bon, sans propriété et violence, jusqu’à l’apparition de la propriété individuelle et des inégalités, puis du pouvoir et de la servitude, et enfin de la guerre. Un contrat social serait donc nécessaire pour fonder une société juste, et un « état social » . Cette idée de contrat, chez Hobbes et Locke, se caractérise par un transfert du pouvoir en un homme ou une assemblée, totalement pour Hobbes et partiellement pour Locke. Mais pour Rousseau, ce transfert doit se faire vers une communauté agissant au service de la volonté générale, par laquelle s’affirme la souveraineté, pour garantir la liberté et l’égalité grâce à la fusion des intérêts particuliers.
Cette souveraineté (incarnée par le peuple en corps) est pour Rousseau indivisible et inaliénable, sans séparation des pouvoirs ; elle est aussi infaillible et absolue, la liberté de chacun étant sauvegardée par la liberté de tous. Le gouvernement ne fait qu’appliquer les lois établies par le peuple souverain, sans posséder de pouvoir propre : Rousseau, pour éviter la trahison de la représentation, prône ainsi la démocratie directe, même s’il sait que ce système ne peut pas être appliqué sur un territoire trop grand. Pour compenser ce problème rendant nécessaire l’établissement d’un gouvernement, Rousseau affirme que l’éducation doit permettre l’enseignement de la vertu et de l’intérêt général, grâce à une religion civile interdisant l’intolérance. Contre les inégalités excessives, Rousseau se soucie d’égalité sociale et d’égalité juridique.
Malgré sa vision utopique, il se distingue ainsi de la bourgeoisie, et influence des courants révolutionnaires comme les Jacobins, par exemple avec les concepts de souveraineté populaire et de volonté générale, puis les préoccupations égalitaires chez les partisans de la République sociale.
Après les Lumières vient la Révolution, pourtant sans œuvres doctrinales marquantes, hormis quelques textes comme celui de Sieyès (1748-1836), Qu’est-ce que le tiers état ?, défendant la souveraineté nationale dont la théorie perdurera dans les régimes représentatifs. La DDHC a également un impact énorme, après son adoption le 26 août 1789 : synthèse des courants philosophiques du siècle (Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot, D’Alembert, Sieyès), elle affirme des principes à vocation universelle.
Parmi ces principes, on trouve les fondements de l’individualisme libéral : la souveraineté nationale (qui stipule que la souveraineté appartient à une personne morale, et qu’elle est fondée sur le rationalisme, le juridisme, l’individualisme, l’utilitarisme, ainsi qu’une conception institutionnalisée du pouvoir) et les droits de l’homme (égalité, liberté(s), propriété, sûreté, résistance à l’oppression). La séparation des pouvoirs et la volonté générale comme fondement du pouvoir sont affirmées : les citoyens peuvent concourir à la rédaction de la loi, qui exprime la volonté générale. De manière plus générale, la légitimité du gouvernement ne peut qu’être issue d’une constitution fondée sur la volonté nationale.
La DDHC permet ainsi d’accomplir la philosophie des Lumières, contre la monarchie absolue, en tant qu’incarnation de l’individualisme libéral, et du combat pour la démocratie et la liberté.
Triomphe et crise du libéralisme
Au cours du XIXe siècle, le libéralisme progresse régulièrement en Europe, dans le politique comme dans l’économie, jusqu’à dominer une grande partie du continent à la fin du siècle. Historiquement pré-industriel, il fait cependant face aux transformations économiques et sociales du XIXe et surtout du début du XXe siècle. Éprouvant des difficultés à se renouveler, il devient une force conservatrice de l’ordre libéral établi, et se radicalise dans l’exaltation l’individu et sa liberté au-dessus de tout le reste dans l’optique de favoriser la croissance économique. Les doctrines autoritaires et socialistes, en revanche, gagnent en dynamisme au début du XXe siècle.
Les principaux pays concernés par l’essor du libéralisme sont la France (pour le libéralisme politique) et la Grande-Bretagne (pour le libéralisme économique). En France, c’est Benjamin Constant (1767-1830) qui pose les bases du libéralisme politique dans son Cours de politique constitutionnelle (1818).
Portant un regard historique sur les sociétés, il relève leur évolution et la nécessité de renouveler la théorie de la liberté : alors que les Anciens participaient directement à l’exercice du pouvoir politique (démocratie directe), les Modernes, avec leur territoire plus grand et leur population plus nombreuse, doivent avoir recours au régime représentatif. Cela signifie que la souveraineté absolue du pouvoir est du passé : à la liberté de participation, Constant préfère la liberté d’autonomie, fondée sur les libertés individuelles, la préservation des droits face à l’État. La sphère d’activités de l’État, où s’exerce sa souveraineté doit donc être limitée.
Constant valorise aussi le constitutionnalisme : il souhaite qu’un texte définisse les pouvoirs de l’État et l’organisation du pouvoir, afin de protéger les droits individuels et de les distinguer des « activités sociales réglées par l’État » selon les termes de Jean-Jacques Raynal. Dans une perspective plus modeste par rapport à la Révolution, il affirme comme individuelle la recherche du bonheur, alors que les révolutionnaires visaient une portée universelle : c’est le début de la pensée libérale bourgeoise.
Tocqueville (1805-1859) va encore plus loin, notamment dans La Démocratie en Amérique (1835-1840). Il estime inéluctable la recherche et l’essor de l’égalité, qu’il considère comme une quête intrinsèque à l’homme, davantage que la liberté qui concentre les plaisirs à un nombre limité de personnes. L’égalité, et donc la démocratie, visent à donner à chacun des petits plaisirs, par l’égalité politique, mais cela peut mener à un conformisme imposé par la majorité, par le biais d’un gouvernement représentatif : le pouvoir absolu de la majorité serait alors instauré, contre la liberté de la minorité, pour instaurer l’égalité « dans les modes de vie et de pensée » . Tocqueville affirme que cela ne peut mener qu’à l’oppression, davantage encore qu’un pouvoir despotique : la centralisation, l’interventionnisme et la fin des corps intermédiaires, et donc, la sortie de la démocratie.
Pour éviter cet excès, ou celui d’un individualisme excessif, Tocqueville veut lier liberté et démocratie : limiter le pouvoir et protéger les libertés publiques, la participation des individus au sein d’associations, la décentralisation et l’autonomie communale, et la religion comme élément de stabilité. Il définit ainsi la démocratie : « La démocratie, c’est la liberté combinée avec l’égalité. » .
En Grande-Bretagne, c’est l’utilitarisme qui a le vent en poupe à cette époque ; il est issu du libéralisme économique conçu au XVIIIe siècle, en premier lieu par Adam Smith (1723-1790) et son Essai sur la nature et les causes de la richesse des nations de 1776, mais aussi Ricardo (1772-1823) et ses Principes de l’économie politique et de l’impôt de 1817. Selon Smith, poursuivre l’intérêt personnel permet l’avènement d’un ordre social harmonieux, puisque cela provoquerait une croissance économique bénéfique à tous, grâce à liberté d’entreprendre et la libre concurrence.
Dès lors, l’utilitarisme se développe, notamment avec Jeremy Bentham (1748-1832), notamment dans son ouvrage Fragments sur le gouvernements (1776). Il affirme le principe d’utilité pour justifier toute politique : « son aptitude à favoriser le bonheur des hommes » . Cela implique de juger une action selon son impact sur le bonheur ; le bonheur collectif étant la somme des bonheurs individuels, ce qui nécessite selon lui de laisser les individus chercher le bonheur. Le gouvernement doit donc les y encourager en maintenant l’ordre garantissant la réussite économique par l’initiative personnelle, avec un rôle limité pour l’État. James Mill (1773-1836) poursuit cette réflexion dans son Essai sur le gouvernement (1820), affirmant que le gouvernement représentatif est le meilleur moyen d’y parvenir, avec un suffrage universel, puisque chacun a intérêt au bonheur, et que la souveraineté doit donc appartenir à tous en vue du bonheur commun.
Son fils, John Stuart Mill (1806-1873) passe de l’utilitarisme au libéralisme humanitaire, notamment dans son livre La liberté (1859). Observant les injustices sociales provoquées par l’industrialisation, il remet en cause l’idéalisation de la croissance économique, et veut plutôt une liberté pour le plus grand nombre, par le biais d’un gouvernement libéral disséminant le plus de pouvoir possible sans devenir inefficace. Il veut ainsi équilibrer participation populaire large et prééminence des élites, avec un suffrage universel (incluant les femmes) proportionnel favorisant les « plus capables » par un système de vote plural, et la séparation de la fonction de contrôle (Parlement) et du pouvoir législatif (commission législative indépendante émanant du Parlement). Stuart Mill mêle ainsi utilitarisme, humanisme, idéalisme et réalisme.
A partir de l’essor de la Grande-Bretagne sous le règne de Victoria (1837-1901) dans le cadre libéral (économiquement et politiquement), le libéralisme confiant en lui-même devient conservateur, puis impérialiste en cherchant à s’étendre. Herbert Spencer (1820-1903) est l’auteur phare de cette époque, et veut donner une dimension scientifique au libéralisme, en le liant au darwinisme par une théorie de l’évolution des sociétés, qui s’adaptent constamment : l’industrialisation permet la croissance économique et donc la liberté, nécessitant cependant la limitation de l’intervention de l’État, c’est-à-dire du Parlement en Grande-Bretagne. Pour Spencer, individualisme et libéralisme sont ainsi synonymes, et la régulation doit être combattue. Une fois le libéralisme advenu, la société « optimale » ne devrait pas changer et demeurer ainsi éternellement. Et ce, en privilégiant la liberté par rapport à l’égalité, car selon la foi protestante, les « meilleurs » ont un droit sacré et légitime à diriger, ce qui mène à l’impérialisme économique (pour exporter les biens britanniques par le libre-échange) et politique (pour protéger les intérêts économiques et « le genre humain » par le biais d’une « œuvre civilisatrice » ).
Ce libéralisme à son apogée se sclérose peu à peu en virant au conservatisme, entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle : il ne se résume plus qu’à sa valorisation de l’individu et de la liberté individuelle, de façon radicale. Il ne se préoccupe plus que d’économie, et préfère donc affronter le socialisme plutôt que le fascisme. Le libéralisme devient gestionnaire, avec une pratique, des procédures et des techniques juridiques, mais sans pensée. C’est particulièrement le cas aux États-Unis, sans aucun auteur depuis leur révolution, où le libéralisme économique se mêle au conservatisme politique, sans se soucier du progrès social. Le libéralisme politique est alors subordonné au libéralisme économique, avec un État comme garant selon le président Hoover élu en 1929 ; la valeur personnelle est évaluée selon la réussite matérielle.
En France, le libéralisme se renouvelle un peu à travers le radicalisme, sa forme républicaine adaptée à l’industrialisation et à la démocratie. Il s’incarne d’abord avec Léon Bourgeois (1851-1927), premier Président du Conseil radical dont la philosophie s’incarne dans son Essai d’une philosophie de la solidarité (1902). Son courant libéral se nomme solidarisme : il considère que la solidarité est le fondement de la société et donc de l’État, chacun bénéficiant et devant bénéficier à la communauté, avec des droits et des devoirs réciproques, mais acceptés et renouvelés. L’individu doit être libre, ce qui profite à la société, mais il doit favoriser son développement et cette dernière doit répartir une partie des richesses, équitablement, pour corriger le laisser-faire grâce à l’impôt progressif, l’enseignement gratuit et la protection sociale, même si ces droits sont limités.
Le philosophe Alain (1868-1951), enfin, se focalise davantage sur le libéralisme politique et la protection de l’individu contre le pouvoir dans Éléments d’une doctrine radicale (1926), avec un équilibre entre ordre et liberté, plus apaisé que le radicalisme de combat de Bourgeois, la République étant plus solide. Alain veut que le citoyen puisse « obéir en résistant » , en conservant sa liberté d’esprit, et en contrôlant le pouvoir, notamment la bureaucratie. Il approuve le parlementarisme, le suffrage universel, et la séparation des pouvoirs : les citoyens doivent contrôler les députés, qui doivent contrôler le gouvernement, pour éviter tout pouvoir absolu, et permettre une certaine justice sociale en répartissant les bénéfices de la croissance, grâce à la défense des intérêts.
Ce radicalisme, lié à la France rurale, stagne cependant à son tour alors que la société est bouleversée d’un point de vue socio-économique.
Le néolibéralisme
En situation de crise idéologique face au fascisme et au socialisme, de crise économique et devant son incapacité à mobiliser, le libéralisme cherche à se renouveler, de différentes façons, à travers le néolibéralisme, en réaction au socialisme. Évoluant d’abord en un libéralisme interventionniste par l’action d’un État-gérant à partir des années 1930 et surtout après la Seconde Guerre mondiale, puis en un ultralibéralisme fondamentaliste dans les années 1970 à nos jours, le néolibéralisme existe aussi sous la forme d’un ordo-libéralisme régulateur.
La crise de 1929 révèle les limites de l’économie libérale proposée par Smith et Ricardo : Keynes (1883-1946) cherche donc à la renouveler, dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936). Tout en voulant préserver la propriété privée et la liberté économique plutôt que le dirigisme, il s’oppose au laisser-faire pour réguler le capitalisme et limiter les inégalités par le rôle de l’État : en investissant et en lançant de grands travaux, de nombreux emplois peuvent être créés et la demande stimulée, ce qui nécessite une politique fiscale progressive et une incitation à l’épargne et l’investissement. L’objectif principal est alors la suppression du chômage, ainsi que la fin des crises cycliques et la justice sociale par l’aménagement du libéralisme.
Le concept d’État-providence en Europe s’inspire de ces principes et assume l’interventionnisme plutôt que le libéralisme intégral. Afin d’éviter l’expansion du communisme dans le contexte de la misère d’après-guerre, l’État-providence se développe, sur les bases du colbertisme et de la culture jacobine en France : c’est le début de l’économie mixte, les collectivités devenant des acteurs majeurs de la vie économique, plutôt que de simples arbitres, et cette notion est inscrite dans la Constitution de 1946. Certains, comme le penseur Daniel Bell (The End of Ideology, 1960), pensent qu’il s’agit du début d’un rapprochement entre libéralisme et socialisme.
L’État-gérant déplace le pouvoir hors de la société civile, tout en s’affirmant porteur des valeurs libérales (individualisme, pluralisme et humanisme), et il développe un système bureaucratique (puis techno-bureaucratique) avec un interventionnisme croissant, des contraintes et réglementations de plus en plus nombreuses, un secteur public hypertrophié par les nationalisations… l’initiative individuelle s’en retrouve bridée, et le pouvoir concentré au sein de l’État. Jouvenel (1903-1987), notamment dans son ouvrage Du pouvoir (1945), critique cette concentration et les dérives de l’État-providence qui réduit les contre-pouvoirs. Jouvenel veut les restaurer, tout comme la liberté individuelle contre le pouvoir éternellement croissant qui menace la liberté, prioritaire selon Jouvenel si elle est fondée sur la morale et l’esprit critique. Le droit, fondé sur une autorité acceptée, peut limiter ce pouvoir.
Durant l’entre-deux guerres, une autre tentative de renouvellement du libéralisme, non mentionnée par Jean-Jacques Raynal, émerge : l’ordolibéralisme. J’utiliserai pour synthétiser ses principes et son histoire l’article de Michel Dévoluy, « L’ordolibéralisme et la construction européenne » 2. L’ordolibéralisme est un courant de pensée allemand, servant d’abord comme fondement philosophique de l’économie sociale de marché en Allemagne, puis comme celui de la construction européenne, tout en abandonnant peu à peu son pan social au profit de l’austérité, avec l’aval de la plupart des États européens. Fondamentalement opposé au communisme comme à la dérégulation complète, il défend la stabilité monétaire, des prix, et l’équilibre du budget, à partir des travaux de Walter Eucken (1891-1950), dont la pensée est synthétisée dans Die Grundlagen der Nationalökonomie (1940). Cet ordolibéralisme, à l’imprégnation allemande proche de l’organicisme plutôt que l’individualisme, s’oppose à la notion de lois naturelles pour l’économie, comme affirmé par Friedrich List (1789-1848). Pour établir une société fondée sur la liberté, la justice et l’ordre, tant efficace qu’humaine, Eucken veut rechercher l’harmonie sociale à travers l’économie sociale de marché, plutôt que la planification ou la dérégulation complète. S’inspirant du christianisme social que j’ai mentionné dans mes articles sur l’histoire des droites et dont le principe est d’instaurer une justice sociale par le respect de la personne humaine, l’ordolibéralisme reste cependant anticommuniste, et se rapproche avec le temps de l’ultralibéralisme que j’évoquerai plus tard.
L’ordolibéralisme présente cependant plusieurs spécificités, avec trois principes : le rôle de l’État dans le contrôle du marché pour éviter la formation d’oligopoles (avec un petit nombre d’entreprises contrôlant le marché) et maintenir une concurrence libre et non faussée, l’équilibre budgétaire et une faible inflation pour permettre un système économique efficace et sécurisé, et le soutien des plus démunis. Ce dernier point n’est cependant pas toujours respecté, au profit des deux premiers.
Ainsi, les ordolibéraux soutiennent comme le reste des libéraux la propriété privée, l’initiative personnelle et le libre accès au marché comme le contrôle de la libre concurrence, mais se distinguent en soutenant la stabilité monétaire par l’intervention d’une banque centrale indépendante, des investissements productifs pour favoriser la croissance (comme l’innovation et la formation), et par la solidarité sociale. Le keynésianisme interventionniste perturbant les cycles de l’économie est cependant désapprouvé. La Banque centrale européenne, ou BCE, sera ainsi fondée sur ces principes, comme l’UE dans son ensemble, notamment à travers le chef de la délégation allemande au Comité préparatoire du traité de Rome de 1957, Alfred Müller-Armack. L’Acte unique de 1986 est ainsi signé dans la perspective de favoriser la concurrence en l’élargissant aux services, aux capitaux et au travail. La BCE cherche dans le même temps à éviter l’inflation, en la fixant à 2% dans la zone euro, ce qui passe notamment à limiter les déficits publics par le pacte de stabilité et de croissance (PSC) dans la lignée du traité de Maastricht : un déficit public sur PIB inférieur à 3% est ainsi établi comme norme, avec des amendes prévues en cas de dérogation. Cela conduit donc à la surveillance des politiques économiques nationales, avec des recommandations telles que les grandes orientations de politique économique (GOPE), des politiques structurelles favorables à la concurrence et la croissance.
C’est donc dans cette logique ordolibérale que la crise de 2008 a été gérée, en s’assurant en premier lieu de la stabilité des prix et en imposant l’austérité et des réformes structurelles libérales. Cela se fait détriment d’une démocratie européenne pour le moment inexistante devant l’incapacité à former un espace politique commun : le maintien des États-nations ne laisse d’autre alternative que l’imposition de ces règles par des experts non élus.
Revenons à l’ouvrage de Jean-Jacques Raynal. Le sociologue Raymond Aron (1905-1983), critiquant l’influence du socialisme marxiste sur le keynésianisme dans son livre L’opium des intellectuels de 1955, veut lui aussi renouveler le libéralisme en lui redonnant une profondeur historique rattachée par exemple au libre arbitre affirmé par les Grecs, à la dignité humaine et la responsabilité prônée par le christianisme, à l’esprit critique de la Renaissance, et aux droits naturels du XVIIIe siècle. Il ne résume donc pas le libéralisme à la propriété privée et à l’initiative personnelle. Aron veut donc revenir aux fondamentaux contre les dérives de l’étatisme totalitaire. Popper (1902-1994) pense lui aussi que le libéralisme est la meilleure philosophie contre le totalitarisme ; il prône ainsi le rationalisme critique dans La société ouverte et ses ennemis (1945). Contre l’historicisme de Platon, Hegel et Marx et sa prétention à trouver des lois scientifiques dans l’histoire et la meilleure politique possible (menant au totalitarisme), il prône l’esprit critique et la liberté. Le relativisme négatif caractérisant le libéralisme permet d’éliminer les mauvais régimes, au lieu de chercher à créer quelque chose de précis : c’est une réflexion sur les limites du pouvoir, de l’État, dont les pouvoirs doivent être contrôlés pour permettre la libre compétition politique et la liberté, en évitant la violence et la tyrannie, le libéralisme seul acceptant de se tromper.
Cette réflexion mène au développement des théories ultralibérales, au milieu du siècle et plus encore à partir du milieu des années 1970 tandis que les régimes socialistes tombent. Cet ultralibéralisme s’oppose à toute entrave de la concurrence économique, y compris l’étatisme issu du socialisme. Hayek (1899-1992), dans La route de la servitude (1944), associe libéralisme et liberté, y opposant le socialisme, même affirmé comme démocrate : il refuse donc tout compromis avec le socialisme, comme un plan régulant l’économie, étant coercitif, et inefficace dans une société industrielle. Pour Hayek, seule l’initiative individuelle permet l’adaptation et le succès économique, alors que le planisme ne peut être mis en place que par un État interventionniste, arbitraire et autoritaire, contre la liberté et le droit. Hayek considère ainsi que l’État ne fait qu’exprimer l’intérêt d’une majorité constituée d’intérêts particuliers alliés selon la conjoncture, et non l’intérêt général et la justice, ce qui délégitime la démocratie représentative pour tous les domaines où son intervention peut être remplacée par l’initiative privée et les règles du marché. Hayek en conclut une supériorité anthropologique intrinsèque de la société libérale : grâce à sa supériorité intellectuelle (adaptation) et morale (coopération), fondée sur l’individualisme encourageant l’homme à influer sur son destin, elle mène à la croissance économique.
Le courant ultralibéral se développe à la suite d’Hayek, notamment à travers Friedman (1912-2006) et l’École de Chicago, qui affirment dans Capitalisme et liberté (1962) que les crises économiques sont issues de l’interventionnisme étatique : il suffirait donc que l’État se retire de l’économie pour laisser la concurrence libre réguler le marché. Ce courant de pensée influe la politique économique américaine des années 1970 et 1980, ainsi que la politique de Thatcher, de l’Amérique latine, du FMI et de la Banque mondiale. Ces institutions supranationales exportent ces théories et imposent notamment des privatisations, la réduction de la protection sociale, et le désengagement de l’État. Alors que l’économie en crise se mondialise et que les États-Unis remportent la Guerre froide, ce modèle devient dominant, se transformant en pensée unique sans alternative dans la société post-industrielle.
La conséquence politique de cette doctrine s’illustre dans la théorie de l’État minimal élaborée par Nozick (1938-2002) dans Anarchie, État et utopie (1976). Il réaffirme le caractère essentiel du droit de propriété au sein des droits de l’homme : l’État ne serait donc pas légitime dans le contrôle des ressources, car les échanges devraient être libres, et l’interventionnisme créerait au contraire des avantages pour certains, ce qui ne respecterait pas les droits de l’homme et l’initiative individuelle. Le maintien de l’ordre pour garantir une libre concurrence devrait donc être la seule fonction de l’État, pour éviter la violence.
Les excès du capitalisme, cependant, réduisent dans les faits l’expression de ces droits de l’homme, du fait de la concentration économique et des inégalités sociales, ce qui conduit à de nouvelles réflexions. Ainsi, John Rawls (1921-2002) développe sa Théorie de la justice (1971) selon laquelle les individus, considérés comme libres et rationnels, s’associent au sein de la société, au nom de la justice : un consensus pour une distribution idéale doit donc être trouvé, avec le maximum d’avantage et le minimum de désavantages formant le bien commun, les inégalités naturelles étant dès lors tolérées. Rawls veut concilier liberté et égalité, en justifiant certaines inégalités à condition qu’elles bénéficient à tous et que l’ascension sociale est permise, grâce à l’égalité des chances. Opposé à l’utilitarisme et à l’ultralibéralisme, il préfère le juste au bien, mais il demeure individualiste et libéral, contre le collectivisme, même s’il veut améliorer la condition des démunis par le biais de l’action individuelle respectant les libertés fondamentales, ce qui reste la priorité. Rawls n’aboutit cependant pas à des mesures concrètes, d’autant moins qu’il continue d’affirmer la priorité de la liberté sur l’égalité, de rejeter l’interventionnisme et de légitimer le système libéral.
Ainsi, tous ces auteurs valorisent le capitalisme exaltant la liberté de l’homme : il s’agirait selon Francis Fukuyama de « la fin de l’histoire » , c’est-à-dire le triomphe définitif du capitalisme libéral comme ligne d’arrivée de l’humanité, avec l’effondrement du communisme et l’avènement de l’économie mondialisée et dérégulée. Pour autant, les critiques de ce système se multiplient, devant l’explosion des inégalités et la concentration sans précédent des richesses, menant au réalité au Triomphe de l’injustice selon Emmanuel Saez et Gabriel Zucman en 2020, ainsi qu’à la défiance vis-à-vis de la politique et de l’ultralibéralisme combinés.