Les droites de l’union sacrée à la révolution nationale (1914-1944)

Dans l’article précédent, nous sommes revenus sur l’histoire des droites au XIXe siècle, à l’aide de l’ouvrage de Gilles Richard1. Nous allons à présent étudier une autre période déterminante dans leur évolution : celle des deux guerres mondiales.

L’entrée en guerre marque une rupture profonde dans le cours de l’histoire du monde, y compris à l’échelle nationale. Jean Jaurès est assassiné avant même son commencement, privant les gauches de leur figure principale ; son assassin, un nationaliste, est acquitté. Les nationalistes prennent en effet l’ascendant durant la guerre, en particulier Barrès, et les droites obtiennent un grand succès électoral après la fin du conflit, au sein du « Bloc républicain national » , et obtiennent pour la première fois depuis la victoire des républicains aux débuts de la IIIe République.

Dans le même temps, les gauches persistent : la SFIO connaît une scission au congrès de Tours en 1920, mais le parti radical prend la tête du Cartel des gauches dès 1924, retrouvant le pouvoir. La SFIO se reconstruit, le PCF prend son essor : le Front populaire impose finalement la question sociale comme question centrale, en 1936. A la même époque, de nouvelles forces de droite émergent, notamment les démocrates-chrétiens dans le Parti démocrate populaire en 1924, et les agrariens dans le Parti agraire et paysan français en 1928. Les droites se réorganisent dans leur structuration partisane, par exemple en transformant le mouvement des Croix-de-Feu, une ligue nationaliste, en Parti social français en 1936, avec 1,2 million de membres en 1939, soit le plus grand parti politique français de l’Histoire.

Cependant, les droites soutiennent Pétain durant la Débâcle, par peur de la République sociale depuis 1936, ce qui bouleverse de nouveau l’ordre politique.

Les droites contre l’Allemagne et l’impasse du Poincarisme (1914-1924)

Les Français ne croient pas à l’imminence de la guerre, l’influence de la Ligue des patriotes reste faible, comme la volonté de reconquête de l’Alsace-Lorraine. Le 28 juillet, l’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie, et l’Allemagne à la France le 3 août, à la surprise générale. Cependant, c’est vite l’union nationale, y compris au sein de la SFIO qui organisait pourtant des meetings en faveur de la paix. Les gauches considèrent en effet que la République est attaquée par les régimes monarchiques. Poincaré proclame l’union sacrée, Barrès assiste même aux funérailles de Jaurès, mais ce sont les nationalistes qui peuvent imposer leur vision du monde (la nation unie derrière les chefs, sans querelles partisanes). Les droites profiteront de l’atmosphère pour prendre le pouvoir dès les élections de 1919.

La vie politique est bouleversée par la guerre : les élections sont suspendues, la censure est instaurée, les électeurs sont mobilisés. Le PRD ne peut se réunir régulièrement qu’en 1916, redevenant l’ARD à cette occasion. Le Parlement siège cependant en permanence dès janvier 1915, et les commissions exercent un contrôle sur la conduite de la guerre, le pouvoir civil reprenant peu à peu l’ascendant sur le pouvoir militaire.

Ce pouvoir civil reste à gauche et surtout radical : les gouvernements traduisent ce rapport de force, et intègrent aussi des représentants de groupes parlementaires jusque-là hors du pouvoir, notamment de la SFIO, et un ministre de droite (Denys Cochin, de l’ALP). Les droites profitent de l’Union sacrée, et l’Église s’en saisit pour soutenir l’armée, ce qui permet de taire la question religieuse : 30 000 congréganistes exilés par le Bloc des gauches peuvent revenir dès août, et 10 000 d’entre eux s’engagent dans l’armée. L’archevêque de Paris se désolidarise même des appels à la paix du pape Benoît XV.

L’essor des gauches s’interrompt avec l’assassinat de Jaurès et la guerre, après l’union contre la loi des trois ans. Certains soutiens des socialistes, notamment le fondateur de l’hebdomadaire La Guerre sociale Gustave Hervé, deviennent des soutiens de la poursuite de la guerre et du nationalisme. L’Action française profite de ce contexte, et le journal de Maurras affirme la nécessité de ne faire qu’un peuple pour vaincre l’Allemagne ; il est même plusieurs fois reçu par Poincaré. C’est Barrès qui devient cependant le porte-parole le plus fort du nationalisme pendant le conflit, en contact étroit avec l’Élysée, Méline redevenu ministre, le président de la Chambre… Le climat est ainsi défavorable aux gauches, la lutte des classes passe au second plan.

Clemenceau, président des commissions sénatoriales des Affaires étrangères et de l’Armée depuis novembre 1915, se rend souvent sur le front, et considère que les chefs militaires sont des incapables, notamment Joffre., remplacé par Pétain en 1917 pour lutter contre les mutineries. Le moral des Français reste bas, et les défaitistes sont de plus en plus nombreux, d’autant plus après la défaite italienne de Caporetto et la révolution bolchévique de novembre 1917 en Russie. Poincaré appelle donc Clemenceau à la présidence du Conseil ; Clemenceau, affirmant sa volonté d’une guerre intégrale, n’est rejeté que par les socialistes, et le gouvernement passe donc davantage dans l’escarcelle de la droite. Il écarte Poincaré et dirige les ministres lui-même, de façon autoritaire, de même pour la guerre, malgré le commandant en chef des forces alliées en France depuis avril 1918, Foch. Pour lutter contre « l’esprit d’abandon » , il fait lever l’immunité parlementaire du radical Caillaux, qui souhaite arrêter le conflit, et il est emprisonné en janvier 1918.

Ainsi, les gauches sont en mauvaise position à la fin du conflit : la SFIO est isolée, et le parti radical sans président reste dans le gouvernement. Les droites (l’ARD, l’ALP et la FR) peuvent profiter de la situation. Elles forment ainsi le Bloc républicain national en 1919, dans la continuité de l’Union sacrée, tandis que les radicaux sous l’égide de leur président Herriot veut unir une coalition des républicains socialistes aux républicains de gauche, sans la SFIO : des listes d’union nationale d’action républicaine. L’ARD, parti le plus centriste parmi les droites, menée par Adolphe Carnot, peut jouer un rôle de pivot entre les coalitions, et il cherche donc à s’imposer comme le grand parti républicain libéral modéré, contre le mouvement ouvrier mais pour la République laïque. Plusieurs listes, notamment à Paris, unissent les droites aux radicaux, sans la SFIO, mais ce n’est en général pas le cas.

A l’issue des élections de 1919, la SFIO isolée perd un tiers de ses sièges, et obtient 68 élus, et les radicaux en obtiennent 139, dont 86 qui adhèrent au groupe du parti, les autres rejoignant parfois des groupes de droite. L’ARD est en première place avec 140 élus. Clemenceau est victime du nouveau rapport de forces : radical, il est devancé par Paul Deschanel, de l’ARD mais proche des catholiques de l’ALP, pour l’élection présidentielle, dans les rangs républicains et il laisse Deschanel seul candidat des modérés face aux socialistes, lui permettant de l’emporter. Clemenceau quitte ses fonctions, remplacé par Millerand, ancien socialiste qui s’est rapproché des droites.

Plusieurs gouvernements de droite se succèdent de 1920 à 1924, parvenant à briser l’élan révolutionnaire de la fin de la guerre, prenant l’ascendant face aux anticléricaux, mais échouant à élaborer une politique extérieure acceptable par les Français et leurs alliés. Les congrégations religieuses qui avaient été expulsées par Combes peuvent ainsi revenir, malgré leur interdiction, tandis qu’une ambassade française est rétablie au Vatican en 1921 malgré l’opposition des radicaux, tandis que Jeanne d’Arc obtient un jour de fête le deuxième dimanche de mai. Malgré le contexte socio-économique tendu qui provoque le triplement des effectifs de la SFIO et de la CGT, le gouvernement Millerand réquisitionne les cheminots face à la menace d’une grève générale en 1920, tout en arrêtant Gaston Monmousseau à la tête des Comités syndicalistes révolutionnaires.

Les droites sont cependant tiraillées. Certains, au sein du groupe de l’Entente républicaine démocratique (183 députés) issu des mélinistes de la FR et de l’ALP, veulent fusionner les droites, sans les radicaux, qui contrôlent pourtant le Sénat. L’ARD, au contraire, veut s’allier avec les radicaux sur la base du combat laïque commun, contre les socialistes, pour plutôt former un grand parti central modéré, écartant collectivistes et réactionnaires. L’ARD se transforme ainsi en Parti républicain démocratique et social, en 1920, intégrant les radicaux modéré du Comité républicain du commerce, de l’industrie et de l’agriculture qui s’étaient opposés à l’impôt progressif sur le revenu. Jonnart, nouveau président du PRDS, devient également ambassadeur au Vatican, pour faire le lien entre cléricaux et anticléricaux modérés.

Poincaré redevient président du Conseil en 1922, redonnant un élan au PRDS, en affirmant une volonté de faire appliquer durement le traité de Versailles, afin que l’Allemagne paie la reconstruction française, ce qui permettrait d’éviter l’augmentation des impôts ; il s’oppose en cela à Briand, son prédécesseur, qui souhaitait diminuer les versements prévus pour les réparations. Poincaré occupe donc la Ruhr dès 1923, mais perd le soutien du Royaume-Uni inquiet d’une possible chute de la République de Weimar, et il doit finalement négocier, puis augmenter les impôts en 1924, tandis que les réparations prévues diminuent fortement et que les radicaux quittent le gouvernement. Le projet nationaliste de reconstruire le pays par l’argent du Reich a donc échoué, n’étant pas soutenu par les alliés de la France ni par les vétérans qui ne voulaient pas de nouvelle guerre. Dans le même temps, l’Entente républicaine démocratique n’a pu s’imposer : les stratégies des droites s’effondrent.

Les perturbations du clivage droites-gauches après la Grande Guerre

Les gauches reprennent ainsi le pouvoir, à travers le Cartel des gauches, réunissant radicaux, républicains socialistes et SFIO, mais la coalition n’a pas d’accord de gouvernement et n’obtient qu’une courte majorité, menant à sept gouvernements successifs de 1924 à 1926, dans le contexte d’une crise financière, jusqu’à ce que Poincaré revienne au pouvoir avec une union nationale reconstituée des radicaux jusqu’à la FR, jusqu’en 1929.

L’instabilité est notamment due au parti radical, qui a perdu son rayonnement depuis la guerre, et aux dilemmes des droites qui hésitent à s’allier aux radicaux (l’ARD) ou non (la FR). Les radicaux eux-mêmes hésitent entre la « concentration républicaine » des modérés anticléricaux, et le Cartel des gauches avec les socialistes. Ils renouent donc avec Poincaré dans la lignée de la crise financière de 1926, mais repassent dans l’opposition à la suite de tractations internes dans le parti, jusqu’à retourner auprès des droites entre 1934 et 1936, puis de nouveau des gauches jusqu’en 1938 dans le cadre du Front populaire, et enfin de l’ARD. Ces revirements n’empêchent pas le parti d’obtenir le plus grand groupe en 1924 (24% des sièges), en 1928 (21%) et en 1932 (26%), restant la première force politique du pays par ses élus jusqu’en 1940. Cependant, la guerre et l’industrialisation accélérée modifient les équilibres socio-économiques du pays, tout comme les enjeux, et des forces nouvelles émergent, modifiant le clivage entre gauches et droites, affaiblissant les radicaux sans que la FR et l’ARD en bénéficient.

Le Cartel, mené par Herriot devenu président du Conseil, entend renouer avec l’anticléricalisme (pour mieux négliger la question sociale qui divise les gauches), proposant notamment d’abolir le Concordat en Alsace-Moselle en 1924, mais les catholiques réagissent avec force contre toutes les initiatives gouvernementales, au sein de la Fédération nationale catholique (FNC) regroupant 1,8 million de personnes, qui multiplient les manifestations de masse. Le Cartel doit faire des concessions dès 1925, notamment sur le Concordat.

La papauté s’inscrit à cette époque dans la lignée de Léon XIII, avec Pie XI, qui veut recatholiciser la société en mobilisant les jeunes dans leur milieu professionnel, au moment où le PCF développe ses propres cellules d’entreprise. L’Action catholique de la jeunesse française, ou ACJF, est à la pointe de ce mouvement, et lance notamment la Jeunesse ouvrière chrétienne en 1927, permettant un nouveau rapport de l’Église à la société, symbolisé par la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) qui se réclame de l’encyclique Rerum novarum de Léon XIII sur la doctrine sociale de l’Église. Ce second Ralliement est concurrencé par l’Action française, plus radicale et très prestigieuse, insistant davantage sur la politique que sur le social, ce qui pousse Pie XI à signer un décret interdisant aux catholiques de lire L’Action française, la revue du mouvement, dont l’objectif est de renverser la République.

Politiquement, Benoît XV puis Pie XI soutiennent les partis d’inspiration catholique, contre les nationalismes : il s’agit des démocrates-chrétiens, soutenus par la CFTC et l’ACJF, avec une trentaine de députés généralement membres de l’ERD, puis 14 en 1924, lorsqu’ils fondent le Parti démocrate populaire (PDP). La ligne du parti refuse l’État centralisateur et individualiste, préférant un État décentralisateur et organique, les libertés civiles et politiques mais aussi les droits des catholiques, au nom des libertés. Le PDP s’implante, mais en gardant entre 10 et 20 députés, comme force d’appoint des droites, en s’opposant aux gauches anticléricales.

Dans les campagnes, le Parti agraire et paysan français (PAPF) se forme en 1928, révélant le malaise diffus dans la paysannerie, auquel le parti radical ne peut répondre. Le parti considère que les paysans sont oubliés par les gouvernants, et s’inscrit dans l’agrarisme, comme défense organisée de la paysannerie contre le monde industrialo-urbain en expansion. Dès 1867, la Société des agriculteurs de France, animée par des aristocrates légitimistes en exil de l’intérieur, avait été fondée, multipliant les syndicats agricoles, mais la fondation du parti reste une nouveauté révélant des aspirations inédites. Le contexte est celui d’une mise en minorité de la population rurale, officialisée par le recensement de 1931, suivant les effets de l’industrialisation qui nuit aux petits propriétaires indépendants électeurs du parti radical. Les paysans revenus du front ont réalisé le retard pris par les campagnes, mais aussi leur importance pour la société : ils décident donc de prendre en main leur destin.

Les campagnes bénéficient peu à peu de l’électrification, mais les paysans s’endettent en agrandissant leurs propriétés par le rachat des terres vacantes, et leur angoisse face à leur monde menacée les pousse à fonder le PAPF, avec des succès mitigés : un seul député en 1932. Les vexations ne manquent pourtant pas, notamment liés à la surcotisation des propriétaires ruraux pour les assurance sociales à partir de 1928. Dans ce contexte, petits propriétaires et aristocratie foncière scindent la paysannerie en plusieurs courants, avec des syndicats concurrents. La démocratie chrétienne rurale, représentée dans l’ouest par la Fédération des syndicats paysans de l’Ouest depuis 1926, est ainsi contestée par le dorgérisme, animé par le publiciste Henry d’Halluin qui veut mener la lutte contre les assurances sociales et la collecte des cotisations par l’État, qui soutient le capitalisme industriel détruisant les traditions françaises. Ce dorgérisme met aussi en péril l’influence de l’aristocratie foncière, qui réagit en fondant l’Union centrale des syndicats agricoles, suivie par la fondation du Front paysan en 1934, unissant l’UNSA, les comités dorgéristes et le parti agraire. La doctrine est corporatiste, issue du catholicisme social conservateur influencé par le maurrassisme, sous l’égide des grands notables traditionnels laissant cependant une place aux militants de la petite paysannerie, tous adhérant à une idéologie unanimiste et autoritaire. L’aristocratie foncière peut dès lors mobiliser une fraction importante des masses rurales, contre les principes républicains.

Enfin, le mouvement ancien combattant est la troisième forme à travers laquelle la politisation s’élargit et se renouvelle dans les classes moyennes. Il représente 3 millions d’adhérents en France, et contrairement aux représentations collectives, il ne s’agit pas uniquement de mouvements nationalistes : en 1919, la majorité de ces vétérans sont des jeunes, attachés à la République, et les clivages politiques traversent aussi ces associations. Deux associations se distinguent, autour de 900 000 adhérents chacune : l’UNC initiée par Clemenceau pour contrer l’influence de la gauche chez les vétérans, et l’Union fédérale (UF), la plus puissante en 1939, sur un mode syndical. Cette dernière revendique notamment des soins médicaux gratuits pour les blessés et mutilés et d’autres mesures qui inspireront les créateurs de la Sécurité sociale.

Les anciens combattants sont avant tout des partisans de la paix, contrairement à la droite et au poincarisme. La politique extérieure du Cartel est menée par Briand, et symbolisée par le pacte de Locarno en 1925, étant favorable à une union douanière permettant la paix, ce qui attire le soutien des anciens combattants. L’autre caractéristique des anciens combattants est qu’ils considéraient incarner la République et qu’ils se pensaient légitimes à émettre des avis sur la politique, étant attachés aux élections et aux libertés publiques. Refusant une nouvelle guerre, ils sont cependant incapables de faire face à la réalité du nazisme : Jean Goy, président de l’UNC, rencontre ainsi Hitler en 1934 pour renouer les liens avec l’Allemagne. En outre, un nombre minoritaire mais croissant des anciens combattants est réceptif à l’antiparlementarisme, aux dénonciations des scandales et le l’instabilité, à l’idée de réforme de l’État contre la République parlementaire fondée sur le Sénat. Ainsi, se prétendant représenter la République en l’ayant défendue, ces vétérans souhaitent paradoxalement encadrer la souveraineté populaire, en raison de leur culture militaire contradictoire avec l’idéal républicain : « Croire, Obéir, Combattre » (la devise du parti fasciste italien) s’oppose ainsi à « Raisonner, Débattre, Voter » . Cette minorité d’anciens combattants désabusés se détache de la République radicale et de son projet, souvent caricaturé en une lutte dérisoire contre le cléricalisme mêlé de scandales est d’ambitions personnelles.

Ces trois mouvements (agrariste, démocrate-chrétien, et des anciens combattants) sont des signes de la massification de la vie politique ; les droites y réagissent.

Les droites à la recherche de nouvelles formes d’organisation pour encadrer les masses (1924-1934)

L’entre-deux-guerres est caractérisé par la coexistence de deux mondes : un monde rural issu de la Révolution, et un monde urbain issu de la révolution industrielle. L’industrialisation s’accélère encore : la production s’accroit de 40% entre 1913 et 1930 en France, le groupe des salariés dépasse celui des petits propriétaires indépendants, paysans, artisans et commerçants, qui dominent le monde rural et qui s’opposent à l’essor du capitalisme taylorien. Le parti radical, qui tire ses électeurs de la classe moyenne propriétaire, est donc sur le déclin, même s’il reste une force incontournable. Les droites et leur organisation sont affectées par ce contexte, entre le milieu des années 1920 et le milieu des années 1930, et de multiples contradictions les agitent.

Les droites sont d’abord divisées par la question de la réforme de l’État, et notamment de l’antiparlementarisme, qui existe depuis la crise boulangiste, et qui est même porté par les syndicalistes révolutionnaires et de certains radicaux dégoûtés par les scandales parlementaires et l’oligarchie. Cet antiparlementarisme peut aussi être favorisé par la « militarisation » des esprits entretenue par des associations d’anciens combattants, mais dépend aussi du contexte politique : les Jeunesses patriotes (JP) sont par exemple surtout opposées au parlementarisme lorsque le parti radical est au pouvoir, entre 1925 et 1929, et beaucoup moins lorsque les droites reviennent au pouvoir. Cet antiparlementarisme est cependant le signe d’une déconnexion du régime vis-à-vis des aspirations des citoyens, du fait des mutations économiques liées à la guerre : forte hausse de la fiscalité, endettement, inflation… Poincaré réagit ainsi en prenant les pleins pouvoirs financiers en 1924.

Le taylorisme, ou travail à la chaîne, s’implante dans le même temps et se généralise, d’abord dans les usines d’armement, puis dans l’automobile, le pétrole, etc. L’État joue un rôle important dans cette organisation scientifique du travail : auparavant surtout en charge du budget et des douanes, il devient industriel pendant la guerre, en concertation avec l’Union des industries métallurgiques et minières, passant commande, fixant les normes de production, répartissant les matières premières… Cela continue après la guerre : l’État assume ainsi une partie importante du coût de construction des barrages hydroélectriques, qui multiplient la production d’électricité par sept en vingt ans. C’est pourquoi le mouvement de pensée « réaliste » demande une réforme de l’État à cette époque, afin de rendre l’exécutif plus fort et efficace, en intégrant également les « techniciens » : cela correspond à l’essor du scientisme que nous avons étudié dans un précédent article. Des centres de réflexion sont lancés, comme le Redressement français en 1925, et les organisations patronales comme les syndicats s’intéressent à ces débats. La même année, le gouvernement Herriot crée ainsi le Conseil national économique : l’ancêtre du Conseil économique, social et environnemental, dont l’objectif initial était de représenter les intérêts professionnels. Poincaré, en 1928, lance aussi un programme d’aides publiques à la constructions d’habitations à bon marché (HBM), ancêtres des HLM, illustrant l’élargissement de la prise en charge des questions socio-économiques par l’État.

Les partisans de la réforme sont cependant en désaccord, et hésitent entre renforcer le président de la République, celui du Conseil, l’instauration d’un gouvernement de techniciens, le recours au référendum… Les tentatives de réforme voient vite leurs limites : Millerand, président de la République entre 1920 et 1924, avait ainsi essayé de renforcer son rôle, en s’impliquant pour le Bloc républicain national lors des élections de 1924, et en se prononçant pour le droit de dissolution, mais il doit démissionner sous pression de la majorité parlementaire. L’autorité suprême du Parlement est cependant contestée, ce qui produit ses effets sur les partis de droite, structurés sur une base parlementaire.

Malgré l’instabilité gouvernementale et l’indépendance des élus, la France était à cette époque une grande puissance, pouvait mener des politiques publiques cohérentes, et gagner la guerre, mais la vie politique se massifie, et le néocapitalisme prend son essor, l’antiparlementarisme s’élargissant alors. Les droites s’adaptent à la suite de la victoire du Cartel en 1924 : Millerand, après avoir démissionné, crée la Ligue républicaine nationale (LRN) pour représenter les grands partis de droite et les ligues nationalistes, mais l’objectif est surtout de ramener Poincaré au pouvoir, ce qui arrive en 1926, et la LRN s’efface donc.

La FR (issue des progressistes en 1903) se rénove aussi contre le Cartel : Louis Marin, nationaliste opposé au traité de Versailles, devient son président, et restructure le parti en créant notamment un groupement de jeunes, dans l’objectif de fondre dans un même parti les mouvements du groupe de l’ERD (devenue depuis 1924 l’Union républicaine démocratique, ou URD, avec 103 membres) : les anciens mélinistes, libéraux et soutenant une République ouverte, les nationalistes et l’ALP qui n’a plus d’existence parlementaire depuis 1919. Malgré les divergences, le parti s’unit derrière la germanophobie, l’anticommunisme et la haine du briandisme (pacifiste) associé aux radicaux.

Enfin, le Centre de propagande des républicains nationaux est fondé en 1927, suite à des défaites électorales des droites dues à une mauvaise campagne. Les candidats non élus, Henri de Kerillis et Paul Reynaud, voyagent donc au Royaume-Uni pour étudier les méthodes du parti conservateur, et notamment l’école d’orateurs, appelé collège de Northampton. Le CPRN a donc pour objectif de servir les partis de droite par la propagande de masse permanente (tracts, brochures, affiches…) et des cours de l’école d’orateurs pour l’ARD, la FR, le Comité des radicaux indépendants, le PDP, la LRN, les JP, et deux associations patronales dont le Redressement français. La radio est utilisée à partir des années 1930, y compris par le président du Conseil Tardieu, mais les droites perdent encore les élections de 1932 contre le second Cartel. En effet, le CRPN peine à unir les droites, utilisant l’expression de « républicains nationaux » , ce qui exclut de fait les maurrassiens (membres de la FR) et les radicaux (courtisés par l’ARD). Ainsi, l’ARD débat en interne sur sa stratégie fondatrice d’alliance avec les radicaux en 1929, mais choisit finalement de ne pas y renoncer ; l’ARD est ensuite rebaptisée Alliance démocratique en 1933.

Ainsi, les droites sont divisées au début des années 1930. Il existe d’une part les « nationaux » proches de la FR souhaitant fonder un parti nationaliste conservateur, hostile au traité de Versailles et aux concessions suivantes, et favorables aux valeurs catholiques : l’URD s’affaiblit cependant, avec 76 élus pour la FR seulement en 1932, et 39 adhérant à son groupe, beaucoup d’autres faisant sécession. D’autre part, on trouve les « républicains » de l’Alliance démocratique, qui veulent garder un lien avec les radicaux en s’appuyant sur le Comité des radicaux indépendants hostile à la SFIO, et sur les radicaux modérés réticents au nouveau Cartel. Le clivage entre cléricaux et anticléricaux, ainsi que celui entre nationalistes et briandistes, empêche donc les droites de présenter un front commun, tandis que le parti radical rassemble une majorité contre la réaction, en dépit des mutations de l’Églises, des aspirations à une réforme de l’État, et des nouveaux enjeux économiques et sociaux. Herriot fonde donc un nouveau gouvernement cartelliste en 1932, ce que les droites déçues n’acceptent pas.

Cette défaite entraîne ainsi leur radicalisation, avec l’essor des ligues. Ces dernières, nées durant le boulangisme et l’Affaire, sont des structures d’engagement collectif complémentaires aux partis, principalement au sein des droites, en permettant une autonomie des nationalistes face aux trois partis de droite (Alliance démocratique, ALP et FR, cette dernière attirant le plus de voix nationalistes. Les JP sont une de ces ligues nationalistes, véritable service d’ordre des manifestations d’opposition au Cartel à partir de 1924, en permettant à la jeunesse urbaine de droite de s’engager sur un mode direct et massif. L’Action française (AF) est quant à elle quasiment une ligue proche du modèle d’un parti politique, avec une doctrine et un projet (la restauration de la monarchie), en présentant quelques candidats, et en influençant la mouvance catholique et nationaliste par son journal, mais la condamnation pontificale de 1926 brise son élan. La défaite de 1932 pousse les ligues à se remobiliser, avec une multitude de petits mouvements. Ces oppositions se cristallisent dès 1933 dans le cadre d’un scandale politico-financier où le banquier accusé (Stavisky) était lié au président du Conseil Chautemps, dont le beau-frère était procureur général de Paris, intervenu dix-neuf fois en faveur de Stavisky.

Sur un arrière-plan de Grande Dépression, de chômage ouvrier et de baisse des prix ayant un impact négatif sur les classes moyennes propriétaires, les ligues manifestent contre « les voleurs » du gouvernement, après le suicide mystérieux de Stavisky, par ailleurs Juif d’origine ukrainienne, ce qui réveille l’antisémitisme nationaliste. Daladier, nouveau Président du Conseil à la fin de janvier 1934, limoge le préfet de police de la Seine considéré trop proche des ligues, ce qui entraîne la manifestation du 6 février 1934, où plusieurs ligues nationalistes comme l’AF, les JP et les Croix-de-Feu se mêlent à l’UNC et des élus de droite. Ce sont les ligueurs nationalistes qui s’attaquent aux forces de l’ordre ; 15 manifestants sont tués, 1 400 personnes sont blessées, et le gouvernement démissionne, ce qui entraîne la formation du gouvernement Doumergue pour revenir à l’union nationale.

Les droites contre le Front populaire (1934-1938)

L’Alliance démocratique et la FR rejoignent le gouvernement Doumergue, mais les gauches pensent désormais que le fascisme menace la République, la CGT lançant une grève générale le 12 février en réponse à la manifestation du 6, avec des centaines de manifestations et de meetings, dans une volonté massive d’union, qui prend forme par exemple avec un pacte d’unité d’action entre socialistes et communistes dès juillet, et de nombreuses autres initiatives. Les droites, en revanche, ne rendent pas leur victoire politique durable : le Front populaire remporte les élections législatives de 1936, avec les deux tiers des sièges, comme la Chambre bleu horizon de 1919. Les socialistes, avec 149 députés, forment pour la première fois le groupe le plus nombreux, et le socialiste Léon Blum devient Président du Conseil, tandis que deux millions de salariés occupent leurs usines, traumatisant les droites qui cherchent dès lors à abattre le Front populaire.

Revenons à 1934. Lebrun, Président de la République issu de l’Alliance démocratique, nomme le radical modéré Doumergue à la Présidence du Conseil, ce dernier annonçant immédiatement une réforme de l’État, réclamée notamment par Tardieu de l’Alliance démocratique. Quatre gouvernements se succèdent, incluant des militaires de haut rang parmi les ministres tels que le maréchal Pétain, des ministres d’État sans portefeuille incarnant l’union nationale comme le président de la FR Louis Marin, et une répartition des ministères entre droites et radicaux, les droites restant minoritaires dans la Chambre. La réforme prévoit de renforcer le Président du Conseil en le rebaptisant par ailleurs Premier ministre, de diminuer les pouvoirs du Parlement et en permettant au Président de la République de dissoudre la Chambre, mais Doumergue s’aliène les radicaux en affirmant sa volonté de dissoudre la Chambre dès la réforme votée, et il doit démissionner en novembre.

En réaction à l’émeute de février 1934, la Chambre vote une loi pour dissoudre les groupes de combat et milices privées, mesure soutenue par les gauches mais aussi l’Alliance démocratique, illustrant la discorde au sein des droites. Dans le même temps, les droites sont également divisées dans la politique extérieure : l’Alliance démocratique, représentée par le ministre Louis Barthou, fait face à Hitler en négociant avec l’URSS pour encercler le IIIe Reich, ce qui déplaît aux autres droites, anticommunistes. Victime collatérale d’un attentat croate contre le roi de Yougoslavie, il est remplacé par Laval, qui préfère s’allier à l’Italie contre l’Anschluss en 1935, sans décision concrète cependant, tandis que l’alliance avec l’URSS est vidée de sa substance. L’Italie se rapproche même du Reich, fragilisant la position diplomatique française.

La situation économique empirant en 1934 et 1935, Laval devenu président du Conseil décide de lancer une politique d’austérité, notamment en réduisant de 10% les paiements du Trésor, c’est-à-dire les salaires des fonctionnaires ainsi que les subventions, essayant de se positionner comme le successeur de Poincaré à droite. Son impopularité grimpe pourtant en flèche, et les radicaux l’abandonnent, rejoignant plutôt le Front populaire, marquant l’échec des droites. Divisée et avec un gouvernement de transition, la France ne parvient pas à riposter face au Reich qui remilitarise la rive gauche du Rhin, et la stratégie défensive en vigueur reste en place. La campagne électorale de 1936 est une autre cause de cette hésitation, le débat se portant sur la Banque de France, privée et contrôlée par 200 actionnaires, ce qui divise les radicaux entre Herriot (pour l’union nationale) et Daladier, qui dénonce cette situation. Les gauches remportent donc les élections, les droites n’obtenant que 223 députés sur 618, ce qui accentue leur ressentiment.

Ce ressentiment se traduit par un antisémitisme exacerbé, excité par l’accession de Léon Blum, d’ascendance juive, au pouvoir. Les maurrassiens, soutenus par les militants radicaux des autres ligues comme les Croix-de-Feu et les JP pourtant dissoutes, forment un pôle de radicalité que les gauches accusent de fascisme. Ce pôle, soutenu par les fascistes italiens et les nazis, ne peut cependant être considéré comme l’incarnation d’un fascisme français. Une organisation politique terroriste, la « Cagoule » , issue de dissidents radicaux de l’AF, se forme bien, tout comme d’autres mouvements comme l’Organisation secrète d’action révolutionnaire nationale (OSARN) dont la vitrine légale était le Parti national révolutionnaire et social (PNRS). L’OSARN cherche à se procurer des armes, et à organiser des attentats en collaboration avec d’autres organisations, pour renverser le régime tout en créant le chaos, par exemple avec l’attentat de septembre 1937 contre le siège de la Confédération générale du patronat français, en faisant accuser les communistes. Dans le même temps, un parti de masse, le Parti populaire français (PPF), est formé, comptant en 1937 déjà 100 000 adhérents, et étant présidé par Jacques Doriot, ancien militant révolutionnaire communiste devenu soutien de l’empire colonial et de la collaboration des classes, s’adressant aux ouvriers dans le style national-bolcheviste allemand. Il rassemble des cagoulards, un ancien député socialiste, d’anciens radicaux, des maurrassiens… Il tente de former un Front de la liberté contre le communisme, pour rassembler les droites, le parti radical et des socialistes dissidents, mais échoue, et la mouvance activiste ne parvient donc pas à se transformer en force politique puissante et homogène semblable au fascisme.

Le Mouvement social français, issu de la mouvance des Croix-de-Feu en 1935 forte de 450 000 adhérents, donne naissance après sa dissolution de 1936 à un parti politique, le Parti Social français (PSF), sans les partisans d’un coup de force. Les gauches voient en ce PSF, dirigé par François de La Rocque et rassemblant 1,2 million d’adhérents, l’incarnation d’un fascisme français, organisant des défilés d’anciens combattants portant l’insigne des Croix-de-Feu, critiquant le parlementarisme, et ayant pour devise « Travail Famille Patrie » . Le PSF c’est cependant pas fasciste : inspiré essentiellement du catholicisme, il met en place la doctrine sociale de l’Église (qui repose sur la dignité de la personne humaine, le bien commun, la subsidiarité et la solidarité, et qui a comme le socialisme l’objectif d’une amélioration du sort des plus démunis, mais qui valorise les valeurs traditionnelles et la générosité plutôt que la fin de la propriété privée) à une ampleur inégalée, cause de son succès dans le contexte de l’affaiblissement de la petite paysannerie propriétaire et de l’accroissement du monde ouvrier, étant la première force à droite faisant de la question sociale l’axe de sa stratégie politique. S’inscrivant dans le Ralliement, ils font passer le social avant l’économique ou le politique, pour recatholiciser le pays sur des bases nouvelles, à travers un parti politique. Le PSF, semblable à la démocratie chrétienne du PDP dans son projet social, est cependant influencé par le nationalisme et les valeurs militaires, respectant le chef, l’autorité et la discipline. Le PSF s’oppose au Front populaire, axé sur la lutte des classes, la grève générale et l’intervention de l’État contre les patrons. Le militantisme au PSF s’incarne dans l’engagement social, en particulier des actes concrets de solidarité avec par exemple des soupes populaires, afin d’illustrer la réconciliation de la France et la collaboration des classes, permettant à la France de retrouver le premier rang, et créant une sociabilité partisane neuve, inspirée par le mouvement ouvrier.

Ces innovations ne suffisent cependant pas à vaincre le Front populaire : la Cagoule est démantelée à la fin 1937, et le PSF ne parvient pas à traduire sa force militante en représentation parlementaire forte, avec seulement 8 membres dans son groupe parlementaire en janvier 1937. Tirant sa force des catholiques anciens combattants de l’UNC, le parti se mobilise dans les élections à partir d’octobre 1937 pour les conseillers généraux et d’arrondissement, mais les élections législatives ne doivent avoir lieu qu’au printemps 1940, et la guerre empêche le PSF de concrétiser son succès populaire. Les droites, qui restent divisées notamment entre le PSF et la FR, ne sont pas à l’origine de la fin du Front populaire, qui est brisé par la division des gauches elles-mêmes. En effet, la majorité des radicaux et une partie des socialistes refusent de soutenir l’Espagne républicaine contre Franco, contrairement aux communistes et aux autres socialistes, tandis que les droites revendiquent la paix. Les réformes économiques et sociales du Front populaire entraînent la fuite des capitaux et des investissements, et face aux alliances entre le Reich, l’Italie et le Japon en novembre 1936, Blum décide de réarmer la France, et fait une pause dans les réformes dès février 1937. Cette décision irrite les communistes et la CGT, sans satisfaire les radicaux, qui font défection à cause du déficit budgétaire, de l’endettement et de la mobilisation de la Confédération générale de la production française. La CGPF, après les accords de Matignon qui ont suivi la grève générale de l’été 1936, contre-attaque pour restaurer le pouvoir patronal, en entravant par exemple le renouvellement des conventions collectives signées pendant la grève, et en distillant dans la presse l’idée d’une incompétence financière au sein des gauches, ce qui terrifie les classes moyennes. S’alliant au petit et moyen patronat, la CGPF peut s’opposer au Front populaire, qui rassemblait jusque-là ouvriers et classes moyennes pour défendre la République, et les radicaux, issus des classes moyennes, basculent en majorité vers les droites : Blum est remplacé par Daladier, désormais radical modéré ouvert à la droite et à la « concentration républicaine » fondée sur l’alliance avec l’Alliance démocratique, à la présidence du Conseil en avril 1938.

Le grand schisme des droites face au nazisme (1938-1944)

La France, pourtant grande puissance mondiale en 1938, possédant un empire colonial de 12,5 millions de km², une puissante armée en plein réarmement, une flotte moderne, et un gouvernement relativement stable, s’effondre face au IIIe Reich, ce qui nécessite une contextualisation plus large.

Daladier, dès son arrivée au pouvoir, veut revenir sur les réformes sociales, tandis que Paul Reynaud, nouveau ministre des finances, s’entoure de conseillers néolibéraux. Le plan de redressement économique, constitué d’une quarantaine de décrets-lois, implique notamment la libération des prix, la suppression d’administrations et l’annulation de la semaine de 40 heures. La CGT appelle à une grève générale, réprimée fermement par les forces de l’ordre et l’armée, le patronat en profitant pour mettre à pied un million de salariés, et 10 000 délégués syndicaux. En politique étrangère, un pacte de non-agression est même signé avec l’Allemagne en décembre 1938. Cet automne, aussi marqué par les accords de Munich, révèle que la priorité du gouvernement est la lutte contre le Front populaire et non contre l’Allemagne. En effet, pour le gouvernement Daladier comme pour les gouvernements vichystes, les responsables de la crise en France sont principalement la grève générale, Blum et le PCF. Sauf que cette attitude divisant les Français empêche toute union sacrée, ce qui est en réalité l’une des causes de la Débâcle, puis d’une totale déroute des droites en 1944.

A la fin des années 1930, le PSF est en position de force, mais la FR de Louis Marin réagit en poursuivant la construction d’un pôle nationaliste clérico-conservateur, très proche des monarchistes et des nationalistes, notamment de l’AF et des JP. Ces alliances illustrent le glissement de la FR depuis le début du siècle : fondée par un républicain modérée, elle rejoint même le Front de la liberté de Doriot en 1937, sous l’influence de la mouvance catholique conservatrice maurrassienne. Dans le même temps, le PSF reste fidèle au régime, rejetant officiellement l’antisémitisme. Au sein de l’Alliance démocratique, le néolibéralisme prend l’ascendant à travers Paul Reynaud, marquant la victoire des techniciens des milieux économiques. Ce néolibéralisme, conceptualisé dans le colloque Lippmann organisé en août 1938 à l’initiative du philosophe Louis Rougier, s’oppose au « planisme » (la planification de l’économie) et adapte le libéralisme à l’époque : l’État institutionnalise les règles de fonctionnement du marché, afin de garantir un maximum de prospérité avec un minimum d’effort. Le néolibéralisme est ainsi une réaction à l’interventionnisme jugé délétère du Front populaire. Les droites sont donc divisées, en dix groupes différents en mai 1939 pour seulement 225 élus, 51 appartenant au groupe de la FR, et 43 à celui de l’Alliance et de leurs alliés, de plus en plus proches des radicaux.

Ces divisions sont accentuées par la politique extérieure : si Louis Marin, dans le Front de la liberté, reste patriote, Doriot approuve les régimes totalitaires. Flandin, président de l’Alliance démocratique, félicite Hitler après l’accord de Munich, mais se trouve critiqué par une partie des cadres du parti. Daladier peut ainsi rester au pouvoir, mais les radicaux sont divisés, le gouvernement semblant s’éloigner de l’idéal républicain par l’utilisation des décrets-lois, l’internement de centaines de milliers de réfugiés espagnols, et le report des élections à 1942 par peur du PSF. Les libertés publiques et les pouvoirs du Parlement se réduisent peu à peu, même avant la guerre. L’union nationale ne peut être proclamée, tant à cause de la haine du Front populaire qui habite les droites, que du pacte germano-soviétique d’août 1939, que le PCF ne dénonce pas. Cela permet à Daladier de le réprimer, le dissolvant en septembre, tandis que la déchéance des députés communistes est votée en janvier 1940, mettant fin à toute possibilité d’union.

Au début de la guerre, les gauches sont donc divisées, comme les droites, Laval étant par exemple opposé à la guerre, et un gouvernement dirigé par Paul Reynaud est formé en mars, soutenu par les socialistes et des radicaux, mais pas la majorité des députés de l’Alliance et de la FR. Le gouvernement est très instable, notamment à la FR et au PSF en mai, tandis que Pétain devient vice-président du Conseil quelques jours plus tard. Reynaud démissionne le 16 juin, et le Président de la République Lebrun appelle Pétain à la présidence du Conseil, en pleine débâcle. Pétain était déjà un opposant affirmé au régime parlementaire, et plusieurs nationalistes (notamment du Front de la liberté) avaient appelé à un gouvernement de salut public sous sa direction dans les années précédentes. Le nouveau gouvernement, contre la tradition républicaine, comprend 7 ministres militaires sur 21, et 13 ministres n’ont jamais été parlementaires.

Le nouveau régime de Vichy marque en 1940 la victoire des droites, au moment où les gauches s’effondrent : fondée sur la souveraineté populaire rejetée par les droites jusqu’aux années 1870, la République tombe, ainsi que toutes ses références, la célébration de Jeanne d’Arc et du maréchal Pétain remplaçant les fêtes nationales du 14 juillet et du 11 novembre, ainsi que les bustes de Marianne. Les associations d’anciens combattants, sous la contrainte, doivent fusionner au sein de la Légion française des combattants (LFC), qui devient la principale organisation de masse relayant l’action de l’État, alors même que les élections sont supprimées, et qu’un Conseil national nommé en janvier 1941 doit rédiger une nouvelle Constitution, jamais publiée cependant. Les syndicats et les grèves sont interdits, les médias et le cinéma sont censurés, et des tribunaux d’exception sont instaurés. C’est aussi le retour du cléricalisme, contre la laïcité : les congréganistes peuvent de nouveau enseigner, les écoles privées catholiques sont subventionnées, les biens nationalisés en 1905 non dévolus sont remis aux associations diocésaines… L’égalité devant la loi est également remise en cause, surtout pour les Juifs, qui ne peuvent exercer toutes les professions, et qui peuvent être internés sans motif s’ils ne sont pas Français, avant d’être tous menacés de déportation à partir de 1942.

Le régime de Vichy, réactionnaire, est aussi technocratique, rationalisant le néocapitalisme, et rempli d’hommes prônant une réforme de l’État, souhaitant structurer l’économie autour des grandes entreprises à l’échelle de l’Europe. Cela prend la forme, par exemple, de la loi sur les comités d’organisation, en août 1940, renforçant l’emprise des grands milieux d’affaires sur l’économie. L’organisation socio-économique, conçue notamment par le polytechnicien Jean Bichelonne, a pour objectif principale de repousser la possibilité d’une République sociale, ébauchée sous le Front populaire. L’État français se situe ainsi résolument à droite, pour le régime politique comme pour la question sociale.

Au sein du régime, les droites restent plurielles, et leur cohabitation est difficile, menant à un climat de crise permanente. Les collaborationnistes, dont le PPF de Doriot, se sentent menacés par les technocrates associés à François Darlan : les conservateurs maurrassiens sont souvent en désaccord avec les technocrates prônant « l’Europe nouvelle » . Pétain, novice en politique, ne peut être un véritable arbitre, d’autant plus que la survie de Vichy dépendait de la victoire de l’Allemagne, et que cette victoire impliquait la destruction de la France. Cette contradiction pousse une partie des droites à réagir contre l’occupation, notamment Charles de Gaulle. Issu d’une famille légitimiste passée au catholicisme social mais sympathisant avec l’Action française tout en soutenant Dreyfus, de Gaulle appartient très jeune à la mouvance catholique nationaliste, favorable à la réforme de l’État. Il refuse le traité de Munich, minoritaire parmi les droites. Mais des hommes de droite s’engagèrent contre le nazisme, alors même que Pétain est entouré de mouvements de droite, avec des hommes de la FR et des anciennes ligues nationalistes par exemple. Le PDP, en revanche, ne le soutient pas, et beaucoup d’hommes de droite l’abandonnent peu à peu, surtout entre novembre 1942 et février 1943 : c’est ce qu’on appelle la mouvance vichysto-résistante, persuadée d’abord que la Révolution nationale de Pétain permettrait de vaincre les nazis, avant de réaliser son erreur, notamment à partir du débarquement anglo-saxon en Afrique du Nord, où les vichystes tirent sur les Alliés. La Résistance parvient donc à unir six partis, de gauche comme de droite : PCF, SFIO, le parti radical, PDP, AD, et FR, tandis que le PSF se cantonne à la neutralité, notamment par peur du communisme.

Conclusion

Alors que l’État français était issu des droites, la Résistance compte également des membres aux origines semblables : être de droite, selon Gilles Richard, n’est pas un fait de nature, et cela ne détermine pas toujours le comportement en société. Il ne s’agit que d’un fait propre à une certaine situation politique, et lorsque le contexte change, l’attitude peut changer aussi, et donner lieu à d’importantes recompositions politiques. Ainsi, les droites d’abord ralliées par Vichy se rebellent en partie face à la répression, à la violence vichyste et à la Collaboration.

En effet, les thèses majeures des droites à cette époque n’étaient pas assez prégnantes pour éviter cette dislocation. L’antisémitisme, déjà apparu à la fin des années 1880 comme composante de la vie politique, surtout pour les droites nationalistes, ressurgit à la fin des années 1930, en tant qu’étendard de lutte contre les gauches, en particulier Léon Blum, qui illustrait selon les nationalistes la collusion judéo-bolchevique. Chez certains, comme Maurras, cet antisémitisme confine à l’obsession, mais les Français dans leur ensemble n’y cèdent pas pour autant, et ils sont nombreux à venir en aide aux Juifs durant l’Occupation. L’autre combat des droites est celui de l’antiparlementarisme, mais une fois encore, les Français restent attachés à la République, malgré les failles du régime et son manque de démocratisation, à cause de l’inaction des radicaux qui se révèlent également incapables de protéger la France contre l’invasion nazie, alors que Daladier remet en cause les principes républicains dans son mode de gouvernement. Malgré ce contexte, les citoyens restent attachés aux principes républicains, y compris au sein des droites, par exemple avec Antoine Pinay, issu de l’UNC et fidèle de Pétain, mais se détachant du régime de Vichy lorsque les conseils généraux ne sont plus élus démocratiquement à partir de 1942.

Les défections de certains hommes de droite vis-à-vis de l’État français ne suffisent pas à sauver les nationalistes réactionnaires, cléricaux et maurrassiens, plus impliqués que les autres dans le soutien au régime de Vichy : ce courant politique est dès lors marginalisé pour plusieurs décennies, et une nouvelle recomposition politique débute notamment à droite, sous l’influence de Charles de Gaulle ; c’est ce que nous verrons dans un troisième article sur les droites de l’après-guerre jusqu’en 1974.

  1. RICHARD Gilles, Histoire des droites en France. De 1815 à nos jours, Paris, Perrin, 2023, 784 p. ↩︎

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