La philosophie politique

Continuons de débroussailler le champ des études du politique et de la politique. J’ai abordé la dernière fois la question de la science politique et sa spécificité, en mentionnant la philosophie politique qui présente ses propres caractéristiques. Je vais maintenant m’atteler à la définir, à l’aide de différents auteurs et ressources ; et en premier lieu Léo Strauss, philosophe et historien germano-américain né en 1899 et mort en 1973.

Dans l’un de ses ouvrages phares1, il revient longuement sur la définition de ce qu’est pour lui la discipline dont nous allons parler. Malgré l’ancienneté relative de son travail, c’est cet auteur qui m’a paru s’exprimer le plus clairement possible tout en traitant son sujet en profondeur.

Ce que n’est pas la philosophie politique

La philosophie politique est une pensée politique, mais contrairement aux courants de pensée politique qui ne sont que des opinions, la philosophie a pour but de remplacer ces opinions par un savoir irréfutable : toute philosophie politique est une pensée politique, mais toute pensée politique ne rentre pas dans le cadre de la philosophie politique.

Il ne s’agit pas non plus de théologie politique, c’est-à-dire des enseignements politiques fondés sur une révélation divine, par exemple une pensée politique qui serait justifiée par des croyances religieuses. En effet, la philosophie politique est limitée à ce qui est accessible à la conscience humaine. Certains courants, cependant, passent de l’une à l’autre, comme nous le verrons.

Nous avons déjà parlé de ce qu’était la science politique : des recherches sur la politique ou le politique fondées sur la méthode scientifique, à des fins d’universalisation de certaines lois de fonctionnement. Les personnes qui sont chargées de ces recherches sont des chercheurs, travaillant dans des départements de sciences politiques dans les universités. Mais là où la philosophie politique a pour objectif de déterminer le meilleur système de gouvernement possible, la science politique a plutôt pour but d’étudier le monde tel qu’il est et d’en tirer des conclusions sur son fonctionnement.

Ce qu’est la philosophie politique

Pour Léo Strauss, l’important est d’abord de revenir à l’action politique elle-même – autrement dit, une action relative à l’organisation et l’exercice du pouvoir, et ce dans un cadre collectif, régulant des intérêts collectifs contradictoires en lutte les uns avec les autres. Il considère que toute action politique a pour but la préservation ou le changement : et dans les deux cas, l’objectif est de conserver ou d’amener quelque chose de bon.

Pour cela, il est nécessaire d’avoir la connaissance de ce qui est bon, de ce que serait une bonne société ; ainsi, la philosophie politique a pour but de répondre à cette question, pour donner un but à l’action politique. La philosophie en tant que telle a pour objectif de rechercher la sagesse et la connaissance, afin de remplacer les opinions subjectives : c’est une quête, et la philosophie politique est une branche de cette quête.

En effet, selon Léo Strauss, la philosophie politique est la tentative de remplacer l’opinion sur la nature du politique par de la connaissance : puisque le politique est par nature sujet à des désaccords, et qu’il est jugé par rapport à des considérations de justice, il est nécessaire d’atteindre une connaissance véritable.

On peut aussi, de façon plus moderne, définir la philosophie politique « comme la tentative de saisir par la pensée la nature (la structure fondamentale) de l’État.« 2. Il s’agit, de comprendre ce qui constitue l’État et de ce qui permet à cette communauté historique de prendre des décisions.

La genèse de la pensée politique moderne : la Grèce antique

Dans l’Histoire des grands courants politiques3, Jean-Jacques Raynal revient sur l’histoire de la pensée politique, que l’on peut rattacher à la philosophie politique à partir du moment où les auteurs concernés travaillaient dans l’optique de déterminer le meilleur système de gouvernement possible. L’origine de cette branche de la philosophie remonte à la Grèce antique, au VIe siècle avant Jésus-Christ. A cette époque, les philosophes se posent des questions sur le pouvoir, ses fondements, ainsi que sa finalité et ses moyens d’action.

L’historien Thucydide a reconstitué la pensée du dirigeant politique athénien Périclès, au Ve siècle : selon lui, la démocratie athénienne reposait sur la liberté d’opinion, l’égalité devant la loi et dans la participation aux affaires publiques, en excluant les femmes et les esclaves. C’est à partir de cette époque que des penseurs ont réellement commencé à théoriser les systèmes politiques en tant qu’objets de pensée, afin de les saisir dans leur époque et de les comprendre dans leur fonctionnement d’une part, et de déterminer le meilleur État possible d’autre part.

Ces deux objectifs, a priori distincts, se mêlent parfois : Hérodote, considéré comme le père de l’Histoire, décrit ainsi les trois formes possibles de régimes qu’il connaît : la démocratie (le pouvoir étant remis au peuple), l’oligarchie (le pouvoir étant possédé par quelques-uns), et la monarchie (où un seul homme détient le pouvoir). Vivant au Ve siècle, il entraîne à sa suite l’essor de la philosophie politique grecque, et prend ses distances avec l’héritage démocratique de Périclès.

Platon, au tournant des Ve et IVe siècles avant JC, est bien définissable comme philosophe politique : tout le but de son travail est de rechercher la cité idéale, n’ayant personnellement pas pu mener une action politique. Il expose ses idées dans plusieurs ouvrages, notamment La République. Véritable précurseur de l’utopie, il travaille de façon abstraite, avec le paradigme de « l’Idée » : il considère que le monde est composé d’entités que l’on peut comprendre par la pensée, en se détachant du monde matériel, de façon purement théorique et non pratique. Ainsi, son approche de la cité idéale est entièrement fondée sur une réflexion abstraite déconnectée de l’expérience. La philosophie est pour lui un moyen de trouver les lois idéales permettant de régenter la société : à la suite d’Hérodote, il considère que l’être humain ne se suffit pas à lui-même, et il veut donc établir les principes théoriques du gouvernement de la société humaine.

Sa vision de la cité idéale est très rigoureuse. Il la considère comme une « unité fonctionnelle » : en son sein, chaque personne joue un rôle bénéficiant au tout, de façon hiérarchique, instaurant une véritable stabilité. Par une éducation très stricte et une société presque totalitaire, les divisions sont écartées, et les plus sages peuvent être trouvés afin de guider les autres. Cette organisation anti-individualiste implique donc que la cité idéale ne peut advenir que lorsque l’on se fond dans l’ordre social. Les régimes réels, décrits par Hérodote, sont critiqués par Platon : il considère que la démocratie est une démagogie ne permettant pas d’éclairer le peuple, que la monarchie est une tyrannie et que l’oligarchie mène à la corruption.

Contrairement à lui, Aristote quitte la spéculation pour débuter une démarche réaliste, en classifiant les constitutions réelles afin de trouver le meilleur gouvernement. Dans son livre sur la Politique, il définit ainsi la constitution : « une organisation des pouvoirs dans la cité, fixant leur mode de répartition et la nature du pouvoir souverain et de la vie propre à chaque communauté » . Il reprend globalement les mêmes types de constitutions qu’Hérodote (la monarchie, l’aristocratie et la démocratie), et y attribue trois dérives possibles : la tyrannie pour la monarchie, l’oligarchie pour l’aristocratie, et la démagogie pour la démocratie.

Quel que soit le type de constitution, l’important est selon Aristote la façon dont le gouvernement est mené de façon concrète : il prône un gouvernement modéré, mené par une classe moyenne permettant d’éviter les troubles sociaux occasionnés par les plus pauvres comme l’égoïsme des plus riches, ce qui permettrait d’instaurer la stabilité. Aristote est même le premier philosophe à avoir l’intuition de ce qui deviendra au XVIIIe siècle la séparation des pouvoirs, en déterminant trois fonctions du pouvoir : la délibération des affaires courantes, le règlement des magistratures, et la justice.

Rome et le christianisme

Les Romains apportent des termes juridiques au débat de la philosophie politique, étant davantage intéressés par l’action. Le droit rationalise l’action, de façon méthodique et organisée. Polybe, au IIe siècle avant JC – l’époque de la première grande expansion territoriale romaine -, affirme l’importance d’un équilibre des pouvoirs : les consuls, le Sénat et le peuple. Dans cet esprit, Cicéron, au Ier siècle avant JC, affirme que le pouvoir doit permettre un équilibre contre les excès.

Lorsque l’Empire advient avec le principat d’Auguste au Ier siècle, son pouvoir repose sur le droit : le « princeps » gouverne selon l’autorité (auctoritas) que les citoyens reconnaissent, et selon le pouvoir (potestas). Le pouvoir n’est pas intrinsèque au souverain, mais n’est que la loi, exprimant la justice : le successeur de l’empereur doit respecter ces principes. Dans ce contexte, la philosophie politique mute, le droit et l’organisation concrète se substituant aux doctrines.

Le christianisme a par la suite un impact considérable dans l’histoire de la philosophie politique. Par nature, il considère que le royaume de Dieu n’est pas sur Terre : il est révolutionnaire et apolitique, dans le sens où la hiérarchie n’a pas d’importance, puisque chacun est à égalité devant Dieu, ce pourquoi Rome persécute les premiers chrétiens.

Cependant, à partir de saint Pierre, cette vision change : il entend respecter l’ordre social, tandis que saint Paul affirme que se soumettre au pouvoir est conforme à la religion. Le christianisme adopte l’idée selon laquelle tout pouvoir émane de Dieu et qu’il faut donc le respecter, ce qui signifie à cette époque obéir aux Romains. L’autorisation du christianisme est dès lors plus aisée, ce qui a lieu en 313 avec l’édit de Milan, au cours du règne de Constantin Ier ; il devient religion unique en 380.

A partir de cette époque et tout au long du Moyen-Âge, la philosophie politique se mêle à la théologie politique évoquée plus tôt : il est établi, notamment par saint Thomas d’Aquin au XIIIe siècle, que toute autorité émanant de Dieu, le roi devient l’oint du Seigneur à travers le sacre : Dieu est à l’origine de la légitimité de son pouvoir. Dans le même temps, le pouvoir spirituel se sépare cependant du pouvoir temporel, dans le cadre des luttes entre l’Empereur du Saint-Empire et le pape et des velléités d’autonomie du roi de France.

La naissance de l’État moderne

En effet, au cours de la guerre de Cent ans aux XIVe et XVe siècles, le sentiment national se développe, notamment en France : de l’idée de patrie, du cadre territorial de l’évêché, on aboutit à un pays, sous l’influence des légistes de l’administration royale et du Parlement. Le concept d’État, comme incarnation de la nation, naît à sa suite : le roi, dès lors, personnifie l’État, et donc le sacralise. Il parvient à marquer son autonomie par rapport au pape, toute révolte devenant sacrilège : le roi devient incontesté dans les affaires temporelles.

C’est dans ce contexte d’affirmation de l’autorité royale, notamment à travers l’impôt permanent et l’armée, et de formation de l’État moderne face aux pouvoirs féodaux, que la philosophie politique poursuit son développement. Ce nouvel essor tend à exalter l’État moderne tel qu’il se développe au tournant des XVe et XVIe siècles. Machiavel est le premier de ces penseurs, en tant qu’admirateur de Rome. Selon lui, la fin justifie les moyens, et l’État doit être le plus fort possible pour gouverner : le prince doit ainsi être craint pour être obéi. On peut ici trouver une lointaine parenté avec certains penseurs grecs, notamment Platon qu’il rejoint sur l’autoritarisme. Il théorise la souveraineté comme un monopole de la contrainte légitime sur un territoire donné, une idée que l’on pourra par la suite retrouver chez Max Weber.

Moins connu, le penseur Jean Bodin conceptualise lui aussi la souveraineté au XVIe siècle, en l’affirmant comme étant nécessaire à l’État : ce dernier ne peut exister que si aucun pouvoir équivalent n’existe à l’intérieur de son territoire. Selon lui, cette souveraineté est « la puissance de donner et de casser la loi » , sans le consentement des gouvernés. Elle doit être absolue et perpétuelle, incassable. On devine chez lui ce qui deviendra l’absolutisme au siècle suivant, le roi incarnant l’État, et devant donc être investi de sa puissance souveraine. Pour autant, Bodin, pour éviter la tyrannie dont parlent les penseurs grecs, considère que des règles doivent s’imposer au roi : les lois de la Couronne, qui définissent notamment l’organisation de l’État et la transmission du pouvoir. Ce sont les lois fondamentales du royaume, comme la loi salique. On trouve ici les prémices d’une conception de l’État déconnectée du titulaire du pouvoir lui-même.

Enfin, l’État absolu est théorisé et approuvé par le philosophe Hobbes, au XVIIe siècle, dans son célèbre ouvrage le Léviathan, préfigurant selon Jean-Jacques Raynal l’État totalitaire. Affirmant que l’état de nature, autrement dit l’état de base dans lequel l’être humain se trouverait, est un état de conflit permanent, il serait nécessaire de créer une société organisée par le droit, à travers l’État. Sa souveraineté doit être absolue, chacun devant se fondre dans une volonté commune, celle de l’État absolu, qui a tout pouvoir pour faire régner l’ordre grâce à l’union des volontés. Indivisible, la souveraineté s’incarnerait donc mieux dans une personne unique : le roi.

L’objectif de cette organisation – et on en revient ici à la définition de Léo Strauss – n’est autre que le bonheur des hommes, qui rechercheraient principalement la sécurité selon Hobbes. Au XVIIe siècle, au moment où l’État s’est donc imposé en tant que la forme normale de structuration de la société, la philosophie politique a donc pris son essor pour se focaliser sur l’organisation de l’État moderne – et son apologie.

Conclusion

La philosophie politique est indissociable de l’époque à laquelle on la considère ; et, lors de son développement, son utilité principale a été de théoriser le pouvoir mis en place afin d’en faire l’apologie. Si, à l’époque de la Grèce antique, il s’agissait bien de déterminer le meilleur système de gouvernement possible pour faire le bonheur des êtres humains, la philosophie politique a commencé par la suite, notamment chez les Romains, à se focaliser sur la description des gouvernements existants, et à en établir une justification théorique. La philosophie politique a donc accompagné et favorisé l’évolution des formes de gouvernement, de la cité démocratique athénienne à l’État moderne issu de la fin de la guerre de Cent Ans.

Quoi qu’il en soit, l’objet de la philosophie politique s’est défini sur le long terme pour aboutir à deux axes principaux :

  • La quête de la « cité idéale » , du meilleur système de gouvernement possible
  • La description des systèmes de gouvernements existants et de leur structure

Ces deux thèmes sont souvent intimement liés, la description des systèmes existants permettant de justifier l’apologie d’un système défini comme idéal : au XVIIe siècle, l’État moderne tout-puissant décrit par Hobbes.

Aujourd’hui, la philosophie politique étudie toujours les questions relatives au gouvernement, à l’État, au bien commun, de façon à rechercher le meilleur système possible, du point de vue de la morale et de la justice, afin de déterminer une vérité irréfutable.

Les choses étant ce qu’elles sont, l’identité du « système parfait » n’a clairement pas fait l’objet d’un consensus clair, donnant lieu à une multitude de courants politiques issus de divers philosophes, chacun étant persuadé d’avoir établi le meilleur système de gouvernement possible pour le bonheur des hommes.

On en revient à la nature même de la philosophie politique : une quête, par définition, inaboutie.

  1. STRAUSS Leo, What is Political Philosophy ? And other Studies, Illinois, The Free Press of Glencoe, 1959, 315 p. ↩︎
  2. WEIL Éric, « La philosophie politique » , Universalis, consulté le 02/12/2024. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/politique-la-philosophie-politique/. ↩︎
  3. RAYNAL Jean-Jacques, Histoire des grands courants de la pensée politique, Paris, Hachette Éducation, 2024, 168 p. ↩︎

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