La science politique

A toute cité sa première pierre, et il me paraît pertinent d’inaugurer ce blog par une explication de l’un de ses thèmes : la science politique.

Je rendrai à César ce qui est à César, ou en l’occurrence, au politiste français Philippe Braud, spécialiste de sociologie politique et auteur d’une synthèse très claire sur le sujet.

On ne remerciera jamais assez Paul Angoulvent pour la collection « Que sais-je ? » ; l’ouvrage, réédité en 2023, est une nouvelle manifestation de sa lapidaire clarté. Une clarté qui, en l’occurrence, résout en peu de mots un malentendu persistant sur la question de « l’analyse politique » et de ceux qui s’en réclament, fussent-ils issus de milieux aussi différents que le journalisme, les sciences sociales ou encore la philosophie. La présence, sur les plateaux télévisés, de nombreux spécialistes issus de ces différents milieux a contribué à instaurer une incertitude autour de ce qu’est l’analyse politique. Dans l’imaginaire collectif, on la considère de façon assez confuse comme « des gens qui parlent de ce qui se passe dans l’actualité et qui donnent leur opinion sur ce qui va se passer » .

Essayons de démêler tout cela avec Philippe Braud et son livre La Science politique1.

Ce que n’est pas la science politique

Philippe Braud tient en premier lieu à distinguer fermement la science politique de la philosophie politique et du militantisme engagé.

La philosophie politique, par exemple représentée par Hobbes (auteur du Léviathan, un classique du genre traitant de la question de l’État et de sa nécessité pour réguler la nature considérée violente de l’être humain), traite avant tout d’éthique : il s’agit de rechercher la vérité, en l’occurrence le système politique le mieux approprié pour réguler la société. Les théoriciens du libéralisme, du communisme ou du fascisme sont ainsi des philosophes politiques.

Le militantisme politique est quant à lui associé à l’idée de mener une lutte politique afin de défendre des convictions : la raison d’être du discours politique est de convaincre son auditoire afin de servir une cause considérée comme juste. L’outil principal de ce discours est la rhétorique, l’art de l’éloquence, qui a tant recours à des arguments étayés qu’au registre émotionnel – ce en quoi il s’éloigne de la démarche scientifique.

Reste à éliminer un dernier malentendu : pour Philippe Braud, la science politique n’est pas du journalisme. La dualité des termes « politologue » et « politiste » permet de mieux saisir cette nuance. Un politologue peut être rapproché du journaliste politique : c’est quelqu’un qui commente l’actualité, la saisit sur le vif, et en propose une interprétation afin de la rendre intelligible aux téléspectateurs ou lecteurs. En cela, le politologue s’inscrit dans la logique médiatique, qui selon Philippe Braud attend un discours triplement biaisé.

Tout d’abord, le format généralement court des sujets impliquerait souvent une simplification à outrance des enjeux : les choix de certains acteurs politiques seraient ainsi souvent expliqués par un ou deux facteurs, donnant abusivement l’image d’une situation manichéenne. Le deuxième biais serait issu de la raison d’être des médias : capter l’attention du public. De la même manière qu’un journaliste chercherait des « formules » , un politologue résumerait un phénomène ou un événement d’une phrase frappant par sa concision et son caractère opérationnel. Enfin, le troisième biais serait la prospectivité : la volonté de prédire l’avenir. D’où les innombrables questions qui rentrent généralement dans les deux catégories suivantes : « Qui va remporter les élections ? » , et « Le monde se précipite-t-il vers la Troisième Guerre mondiale ? » .

Puisqu’il ne s’agit ni de philosophie, ni de militantisme, ni de journalisme, reste à déterminer ce qu’est concrètement la science politique.

La naissance de la science politique

Il s’agit en réalité tout simplement d’une science sociale, au même titre que l’histoire ou la sociologie : une discipline académique, reposant sur la démonstration scientifique fondée sur l’expérience, ayant pour objet l’étude de l’être humain, sous l’angle de ses rapports avec la culture et la société.

Le spécialiste de la science politique est ainsi nommé « politiste » . Pour Philippe Braud, sa démarche consiste en trois points, comme pour tout chercheur dans les sciences sociales. Tout d’abord la séparation du jugement de valeur d’une part et de l’analyse clinique d’autre part : pour le sociologue Max Weber, il s’agit d’une « exigence de neutralité axiologique » . En d’autres termes, le politiste doit traiter son sujet de façon distanciée, sans a priori – , minimiser ses biais, ou au moins les reconnaître. Le deuxième point est l’utilisation de techniques et de méthodes d’investigation, qui sont en général communes à toutes les sciences sociales. L’exemple le plus connu est celui de l’historien se rendant aux archives pour consulter un document ancien ; il peut aussi s’agir d’un entretien « semi-directif » avec un ou plusieurs acteurs. L’objectif est ici de s’approcher le plus possible d’une vérité scientifique, prouvée par des faits. Enfin, l’objectif du politiste est de systématiser ses conclusions : il a pour ambition de passer d’un cas singulier à des concepts, des modèles, des lois universelles ou étant au moins valables dans un contexte donné.

Cette science, en tant que discipline moderne, est née au début du XXe siècle, mais a connu plusieurs précurseurs. Outre l’historien grec Thucydide qui fut l’un des premiers à affirmer les principes de la démarche scientifique, ce fut Machiavel qui, au début du XVIe siècle, a été une sorte de « pré-politiste » avec son ouvrage Le Prince. Dans ce livre, Machiavel est l’un des premiers à avoir écarté toute considération morale pour étudier les mécanismes concrets du pouvoir. La systématisation des observations, point-clef de la démarche scientifique, était notamment tentée par Montesquieu, au XVIIe siècle. Marx, enfin, provoque une rupture profonde dans la pensée politique, recherchant des méthodes rigoureuses, et apportant une grille de lecture des événements – il était cependant lui-même militant, ce qui nuit à l’aspect scientifique de sa démarche.

La science politique en tant que telle est donc née au début du XXe siècle, avec des noms comme Pareto, Durkheim, et Max Weber, ce dernier ayant probablement la postérité la plus importante dans le domaine selon Philippe Braud : il est l’un des premiers chercheurs modernes à avoir étudié la question des mécanismes de la domination, et il a apporté de nombreux concepts à la discipline, la conceptualisation étant l’un des points-clefs de la démarche scientifique comme nous l’avons vu.

La science politique prit dès lors son essor, d’abord dans aux États-Unis, puis en Europe après la Seconde Guerre mondiale : au Royaume-Uni, en Scandinavie, et en France.

Mais au fait, c’est quoi, concrètement, la science politique elle-même, et plus largement, la politique ?

Ce qu’est la science politique

Il faut pour commencer en revenir au terme « politique » . De façon similaire à l’analyse politique, on désigne par ce terme beaucoup de choses, et puisqu’il s’agit tout de même de définir ce qui se rapporte au pouvoir et à notre destin collectif, il vaut mieux savoir de quoi on parle.

Déjà, il existe deux variantes du terme : « la » politique ou « le » politique.

« La » politique, d’abord. C’est le mot qu’on emploie en général, et dans son acception la plus courante, il renvoie selon Philippe Braud à « la scène […] où s’affrontent des individus et des groupes en compétition pour l’exercice du pouvoir » . C’est, tout simplement, le conflit permanent entre les partis et les personnalités politiques, qui luttent par différents moyens (en démocratie, l’élection ; ailleurs, la guerre, la révolution, ou un coup d’État) pour obtenir le pouvoir. C’est ce qu’on appelle généralement « faire de la politique » .

Petite nuance à noter : il faut différencier, au sein de « la » politique, cette première définition d’une seconde, que l’on retrouve dans l’expression de « politiques publiques » , ou encore lorsque l’on parle de « la politique du gouvernement » . Il s’agit ici, toujours selon Philippe Braud, d’un « ensemble, réputé cohérent, d’intentions et de décisions, attribuables à des dirigeants agissant dans le cadre de leurs compétences institutionnelles » . Plus simplement encore, on parle ici de ce que font les collectivités ou le gouvernement avec leurs pouvoirs. Par exemple, diminuer ou augmenter le budget de tel ou tel secteur, c’est une politique publique.

On peut, enfin, utiliser ce terme pour parler de « l’art de gouverner les hommes vivant en société » ; ce sens est peut-être moins utilisé, on parle aujourd’hui davantage de gouvernance par exemple.

Reste donc « le » politique. On a affaire ici à ce dont traite surtout la science politique : un « champ social d’intérêts collectifs contradictoires ou d’aspirations collectives antagonistes que régule un pouvoir détenteur de la coercition légitime » .

Définissons rapidement ce qu’est un champ social : c’est un terme utilisé depuis le sociologue Pierre Bourdieu pour renvoyer à des domaines d’activité différents dans la société, comme la culture ou l’éducation. Chacun de ces champs présente des enjeux spécifiques, connus par tous ceux qui s’y impliquent ; des rapports de force traversent ces champs, et des luttes de pouvoir. Ces champs sont autonomes les uns par rapport aux autres.

Selon moi, une manière simple de se représenter un champ social est d’imaginer un véritable « champ » où seraient réunis tous les acteurs d’un domaine : par exemple, pour la culture, on y trouverait les artistes, les critiques littéraires, les professeurs de musique ou de lettres, etc. On pourrait imaginer, dans ce champ, un plateau surélevé : les personnes présentes chercheraient à monter sur ce plateau, à prendre une position dominante par rapport aux autres. Cependant, tous ces acteurs sont réunis par une conviction : il existe un intérêt pour eux de grimper au sommet et d’améliorer leur position pour dominer le champ.

Cette image est d’autant plus valable en politique. Si on en revient à la définition de Philippe Braud, il existe donc deux aspects principaux : le concept d’intérêts collectifs qui s’opposent, et celui d’une régulation du conflit, par une entité qui peut contraindre toutes les parties prenantes. Cette entité, en outre, est considérée comme légitime pour le faire, elle n’est pas contestée dans ce rôle. J’en donne un exemple : un groupe A lutte avec le groupe B pour contrôler une source d’eau sur un territoire donné ; afin d’éviter la violence, une autorité acceptée par les deux groupes instaure une loi pour interdire les combats, et a la possibilité de les contraindre par la force pour qu’ils arrêtent de se battre. Il s’agit ici d’une situation que l’on peut intégrer au concept de champ politique.

Ainsi, c’est PARCE QUE des conflits de « rationalité » (d’intérêts, de volontés) existent qu’il FAUT des NORMES CONTRAIGNANTES soutenues par la FORCE. L’objectif du pouvoir politique est dès lors « de prévenir ou de réguler les antagonismes qui traversent la société » .

Un événement ou une situation donnée peut devenir politique à partir du moment où des débats apparaissent et suscitent des conflits plus ou moins violents, nécessitant l’intervention du pouvoir politique.

La science politique, très simplement, est la science qui étudie ce champ social. Pour continuer de clarifier l’objet de cette science, Philippe Braud distingue quatre sous-disciplines.

La première est la théorie politique : c’est une science qui étudie des concepts comme « la nation » ou « le pouvoir » , ou encore des notions comme « le réseau » ou encore « le charisme » .

La deuxième discipline est la sociologie politique, qui cherche à étudier les acteurs de la vie politique : il s’agit notamment des institutions, des lobbys ou encore des partis politiques. Cette branche de la sociologie étudie par exemple les élections.

La troisième est la gouvernance et l’action publique, que l’on peut considérer comme une sous-branche de la sociologie politique : elle étudie en particulier les processus de décisions au sein des États.

La quatrième et dernière sous-discipline est enfin celle des relations internationales, qui étudient les rapports entre États, plus ou moins pacifiques ou violents. L’étude des aires culturelles rentre aussi dans cette sous-discipline.

Pour terminer de définir l’objet de la science politique, Philippe Braud revient enfin aux structures fondamentales de la société : selon lui, « toute société ne saurait fonctionner sans articuler, de façon nécessaire, trois systèmes de production (et reproduction) de biens » .

Expliquons simplement ce qu’est un système de production de biens : il s’agit d’un ensemble de processus, de succession d’étapes, et d’outils ou de machines, permettant de créer quelque chose.

Le premier de ces systèmes sur lequel Philippe Braud s’attarde est celui des « modes de production et de circulation de biens matériels et de services » . C’est peut-être celui qui permet le mieux de comprendre de quoi il s’agit : concrètement, le monde capitaliste dans lequel nous vivons repose sur le mode de production de l’entreprise. Un groupe de personnes cherchant à gagner de l’argent se réunit pour fabriquer quelque chose ou rendre service à quelqu’un, et ils mettent en place des techniques et des méthodes pour y parvenir. La science économique est la discipline qui étudie ces modes de production.

Le deuxième système de production mentionné est celui des « produits culturels » : les croyances, les idéologies, les valeurs… L’Éducation nationale est le parfait exemple d’un système de production de biens culturels : des professeurs transmettent des connaissances et des valeurs à des élèves. Ces produits culturels sont donc créés et diffusés par plusieurs « instances de socialisation » , comme la famille ou les médias. La sociologie et l’anthropologie étudient ce deuxième système.

Enfin, le troisième système de production est celui de la production de « la règle de droit » . En d’autres termes, il s’agit de déterminer qui est en capacité de décider ce qui est autorisé ou non. En effet, le droit vise à rendre la vie en société possible par l’établissement de normes contraignantes : dans une société moderne, cela passe généralement par l’État, qui détient le monopole de la violence légitime par le biais des forces de l’ordre et de l’armée. Sans surprise, la discipline traitant de ce troisième système de production est donc la science politique.

Philippe Braud résume ainsi les choses : le champ politique est là où se résout « la question de la capacité à imposer des règles obligatoires » .

Conclusion

Que conclure de tout cela ? Pour commencer, que si l’on souhaite différencier un politologue d’un politiste, il suffit généralement de repérer si la personne qui parle est présentée comme un « enseignant-chercheur » , un « chercheur » , ou quelqu’un de rattaché à une institution de recherche quelconque. Si c’est le cas, il s’agit d’un politiste ; si ce n’est pas le cas, c’est probablement un politologue, autrement dit un journaliste.

Autre indice : en général, le journaliste ou politologue traite de « la » politique (donc des luttes entre les partis), tandis que le politiste traite « du » politique (donc de l’affrontement entre des groupes aux intérêts contradictoires, notamment économiques et culturels, et de la façon dont une autorité perçue comme légitime régule ces conflits).

Et ce blog, de quoi traite-t-il ? Des deux – et peut-être aussi, de temps à autre, de philosophie politique. Toutes ces disciplines ont leur intérêt et leur propre façon de considérer le phénomène politique ; il ne s’agit pas de les opposer (même si, en chercheur, Philippe Braud dissimule mal ce que j’oserais qualifier d’antipathie pour les politologues), mais de reconnaître leur complémentarité. Partir de l’actualité est le meilleur moyen, in fine, de remonter le fil pour aller aux sources d’un problème, et faire cette fois appel aux chercheurs.

  1. BRAUD Philippe, La Science politique, Paris, PUF, 2023, 126 p. ↩︎

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